Se réjouir, puis s’abasourdir. Un an après l’affaire Cahuzac, les réformes de transparence et de modernisation de la vie politique commencent à prendre effet. Mais comme pour la réforme des cumuls des mandats, qui laisse de côté le cumul dans le temps, et avant la communication des déclarations d’intérêts et de patrimoine des députés (déposées la semaine dernière à la Haute Autorité de la transparence de la vie publique), la publication de la réserve parlementaire laisse un goût d’inachevé, une fois que l'on a constaté le progrès réalisé.
Grâce à la majorité socialiste et écologiste, les montants des presque 11 000 subventions octroyées par les 577 députés français, qui atteignent un total de 81,6 millions d’euros, sont donc désormais consultables par tous sur le site internet de l'Assemblée (cliquer ici). On peut aussi se féliciter que le président de l’Assemblée, Claude Bartolone, ait décidé une baisse de 10 % de l’enveloppe totale par rapport à 2012. De même que du fait qu’il ait jugé utile de remettre à plat les dotations de chacun afin de réduire les écarts entre députés (ceux de base peuvent ainsi dépenser 130 000 euros ; les dignitaires – questeurs, vice-présidents de l’Assemblée, présidents de groupe – entre 200 000 et 300 000 euros).
Modernisateur de la fonction de député, le président de l’Assemblée a fait attention à respecter certaines dotations historiques, et a même respecté le primat historique du président de la commission des finances, Gilles Carrez, en matière de distribution discrétionnaire de sous pour tous : le premier dispose de 520 000 euros, contre 786 500 euros pour le second. Le temps est désormais loin où ils n’étaient que quelques-uns à piocher dans une cagnotte. L’an dernier, Gilles Carrez détenait encore un « pouvoir de distribution » de 3,85 millions d’euros.
Cependant, Claude Bartolone dispose aussi de la « réserve institutionnelle » de l’Assemblée, approchant les 5,5 millions d’euros, et dont on découvre à cette occasion que, malgré les alertes de la cour des comptes depuis 2008 (lire ici l’analyse de Denys Pouillard, de l'Observatoire de la vie parlementaire), elle demeure une « machine à subventions » non négligeable de grandes institutions. Les mieux servis sont ainsi le conseil d’État et la cour des comptes (250 000 euros chacun).
Une large part de ces 5,5 millions de la « réserve institutionnelle » contribue à financer les principaux « think tanks » à la française (dans des proportions moindres que par le passé). Fondapol et institut Montaigne (160 000 et 30 000 euros, proches de l’UMP), Gabriel-Péri (130 000 euros, proche du PCF tendance Robert Hue), Res Publica (90 000 euros, proche de Jean-Pierre Chevènement), Jean-Jaurès et Terra-Nova (170 000 et 30 000 euros, proches du PS). La fondation Nicolas-Hulot perçoit de son côté 30 000 euros, ajoutés aux 10 000 versés par le groupe écologiste. Ce dernier finance aussi pour 50 000 euros, mais sur sa propre réserve, la fondation de l’écologie politique.
D’autres fondations profitent de cette « réserve institutionnelle » : Claude-Pompidou (100 000 euros), Charles-de-Gaulle (30 000 euros), Danielle-Mitterrand (100 000 euros), institut François-Mitterrand (50 000 euros). On trouve aussi parmi les montants les plus importants une subvention aux Restos du cœur (200 000 euros, plus une multitude d’aides individuelles et locales de députés dans leurs circonscriptions). On note aussi que la ligue des droits de l’homme perçoit 13 000 euros du groupe radical et 7 000 du groupe écolo. Mais du PS, rien.
Tout en saluant l’effort de transparence accompli, l’effet produit par une promenade dans le moteur de recherche du site de l’Assemblée nationale spécialement conçu, a des airs d’inventaire «à la pervers».
On voit ainsi défiler les aides aux diverses confessions, bien plus nombreuses à être financées que les amicales laïques. La religion catholique n’a définitivement pas à se plaindre de la Ve république parlementaire, quand on voit défiler les milliers d’euros aux “amis d’abbayes” diverses, voire les aides aux traditionalistes scouts unitaires de France (profitant de 5 000 euros du député UMP Pierre Morange) ou aux intégristes scouts d’Europe (1 500 euros donnés par l’UMP Dominique Tian). À ce titre, juifs et musulmans peuvent dès maintenant se décider à entamer un plus ardent lobbying, car ils ne sont qu’une poignée d’élus à leur accorder similaire importance, comme l’UMP Thierry Solère, qui accorde 10 000 euros au Beth Loubavitch de Boulogne, ou le PS Vincent Feltesse qui octroie 50 000 euros à la fédération musulmane de Gironde.
En termes de communautarisme, mention spéciale également au député socialiste René Rouquet, longtemps maire d’Alfortville et tellement fidèle à la « petite Arménie » qu’il consacre la totalité de sa réserve (130 000 euros) au Fonds arménien de France. Seul autre élu à consacrer la totalité de sa réserve à un seul destinataire : Patrick Balkany et le sporting club de Levallois, qui hérite aussi de 130 000 euros. Au moins cette donation n’intriguera-t-elle pas la justice, elle qui s’intéresse, entre autres, aux relations entre l’édile et l’institution sportive (lire ici).
Dans un autre genre, on constate combien le clientélisme n’a pas de couleur politique, chacun satisfaisant son électorat, à coups de saupoudrage de quelques centaines d’euros (les écolos sont souvent fidèles aux paysans bio, les députés de droite oublient rarement de venir en aide aux scouts). Certains choisissent de saluer leurs engagements de jeunesse. Ainsi en va-t-il de trois anciens dirigeants du syndicat étudiant Unef : Pascal Cherki y consacre 70 000 euros de sa réserve, Pouria Amirshahi 10 000 euros, comme Mathieu Hanotin, qui ajoute 20 000 euros pour l’union des étudiants algériens de France. À droite, on n’est pas en reste, puisque Jean-François Copé structure son réseau jeune à l’UNI (lire ici), la “droite étudiante” vers laquelle il flèche 60 000 euros de sa réserve (Gilles Carrez complète l’attention, mais à hauteur de 10 000 euros seulement).
Au fil de l’énumération des subsides, on remarque aussi combien la grande majorité des 81,6 millions d'euros est directement reversée aux budgets des communes, ou aux communautés de communes et autres syndicats intercommunaux. Souvent, le député choisit de répartir l’intégralité de sa réserve aux villes de sa circonscription, sans critère vraiment précis, certains imaginant une clé de répartition selon la pauvreté de celles-ci, d’autres en fonction du nombre d’habitants.
Certains s’embêtent moins et, cumul des mandats et/ou proximité des municipales obligent, basculent la totalité de leur enveloppe à leur propre ville, ou au moins à la principale cité de leur circonscription. Comme les communistes Jacqueline Fraysse et Huguette Bello, les socialistes Michel Françaix, François Brottes ou Dominique Raimbourg, les UMP Jean Léonetti, Jean-Jacques Guillet ou Georges Ginesta. Hors concours, l’UMP Gilles Carrez lâche 500 000 euros à sa bonne ville du Perreux-sur-Marne.
Claude Bartolone se contente, lui, d’accorder 200 000 euros à la commune du Pré-Saint-Gervais (où il entend à nouveau être éligible sur la liste PS aux municipales), et 195 000 euros à celle des Lilas, deux villes de sa circonscription de Seine-Saint-Denis (loin d’être parmi les plus défavorisées de la Seine-SAint-Denis).
L’examen du détail de la réserve parlementaire révèle aussi combien celle-ci vient pallier les défaillances de la puissance publique et des pouvoirs locaux. Restos du cœur, Secours catholique et populaire, centres sociaux recueillent une multitude de plus ou moins grosses subventions. Les alliances et écoles françaises sont systématiquement aidées par les députés des français à l’étranger, deux députés PS subventionnent même le commissariat de police de leur circonscription (Sébastien Denaja pour 11 365 euros, 30 000 euros pour Dominique Baert).
Sans même parler du fait que l’opacité demeure sur l’état de la réserve parlementaire des sénateurs, on pourrait regretter une absence de contrôle collégial sur la pratique, ou au moins de motivation des attributions de subsides. Un moyen qui nous permettrait de comprendre comment la cagnotte du groupe socialiste (chaque groupe parlementaire dispose en outre d’une réserve « non rattachée à un département ») en vient à subventionner pour 5 000 euros une association de capoeira, pour 8 000 euros le festival de Comminges, ou pour 4 500 euros l’agneau fermier du Quercy.
On pourrait regretter encore bien d’autres aspects (par exemple la nature assez peu évoluée du moteur de recherche mis en ligne sur le site de l’Assemblée), et se réjouir d’avancées liées à cette première victoire de la transparence sur les conservatismes. Mais cela ne règle en rien le problème de fond. Alors même que les députés se plaignent en permanence de leur manque de moyens pour travailler, du peu d’assistants parlementaires à leur disposition et du peu d’argent dont ils disposent pour les payer correctement, à quoi sert donc cette réserve clientéliste d’un autre âge, même rendue publique ?
Déjà que sous la Ve République, l’initiative parlementaire des députés ne brille pas par son exceptionnelle vitalité, voici donc les représentants du peuple transformés en grands-mères accordant des enveloppes aux électeurs les plus méritants, eux-mêmes transformés en petits-enfants désireux d’arrondir les fins de mois de leurs associations. Au gré des fidélités et des dépendances électoralistes, les législateurs peuvent ainsi eux aussi jouer aux barons locaux clientélistes (quand ils ne le sont pas déjà, par la grâce du cumul des mandats), jouant du carnet de chèque, à coups de 1 000 ou de 2 000 euros le plus souvent, avec les clubs de sport (spécialement les clubs de foot, judo et karaté, tennis et ping-pong), les associations de parents d’élèves, de sapeurs-pompiers ou de boulistes, les comités des fêtes ou les clubs Léo-Lagrange (pour ne citer que ceux qui reviennent le plus souvent).
Des voix s’élèvent parmi les députés, à gauche comme à droite, pour une suppression de la réserve, tout en avançant que certaines associations devraient se voir garantir un maintien de leurs subventions. Certains appellent à transférer les sommes aux préfets, charge à eux de les répartir équitablement dans les circonscriptions. D’autres imaginent des budgets participatifs ou des jurys citoyens, ainsi que quelques députés, écologistes et socialistes, l’ont esquissé localement.
Pourquoi ne pas repenser en effet l’utilisation d’une telle manne, en permettant le financement de l’expression citoyenne, sans le filtre clientélaire et discrétionnaire de l’élu ? C’est une des pistes avancées par la sociologue Marie-Hélène Bacqué et le responsable associatif Mohammed Mechmache, dans un rapport remis l’été dernier au ministre de la ville François Lamy, à propos de la participation dans les quartiers populaires (mais dont le principe pourrait être étendu à d’autres secteurs de la vie associative et citoyenne).
Via une autorité administrative indépendante qui le gérerait, ils préconisent la mise en œuvre d’un « fonds de dotation pour la démocratie d’interpellation citoyenne ». Un fond qui serait financé par « 10 % de la réserve parlementaire », soit environ huit millions d’euros. Une miette par rapport aux budgets des grands élus, qui serait une avancée forte pour l’autonomie citoyenne, spécialement dans des quartiers souffrant des pratiques clientélistes et de l’instrumentalisation des édiles locaux. Pour l’heure, la proposition de Bacqué et Mechmache est restée lettre morte…
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