« PMA. » « Procréation médicalement assistée. » Ces trois lettres, que plus grand monde ne prend le soin d'expliquer, sont devenues un objet de fantasme pour la “Manif pour tous”. Sans cesse accolée par la droite réactionnaire (et certains médias) à un autre acronyme, la GPA (gestation pour autrui, autrement dit les mères porteuses), alors que les deux choses n'ont pas grand-chose à voir (lire notre article sur le sujet), la PMA est devenue en quelques mois un slogan effrayant, une sorte de tabou ultime.
C'est à cause d'elle que François Hollande a décidé, lundi, de retirer l'ensemble du projet de loi sur la famille de sa ministre déléguée, Dominique Bertinotti. Le chef de l'État craignait que certains socialistes, fidèles au programme du PS, ne remettent la question sur le tapis : l'ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes. Depuis 2012, cette discussion a sans cesse été repoussée. Exfiltrée par deux fois de la loi sur le mariage des couples de même sexe, promise pour fin 2013, puis renvoyée à la loi famille, elle est désormais expédiée loin, très loin. Au minimum en 2015, après un avis du Comité d'éthique. Sans doute beaucoup plus tard. « Dans deux ans, trois ans, quatre ans », suggère la ministre de la famille désavouée. La porte-parole du gouvernement, elle, ne « sai(t) pas» si ce sera avant la fin du quinquennat. Façon de laisser entendre qu'il ne faut même pas y songer.
« Notre société n'est pas prête pour la PMA », ne craint pas de dire le président du groupe PS au Sénat, François Rebsamen. Une phrase absurde : la PMA existe en France depuis quarante ans ! Grâce à elle, depuis les années 70, des centaines de milliers d'enfants sont nés au sein de couples hétérosexuels. Contrairement à ce que cherchent à faire croire les plus réactionnaires, partisans d'une « famille bio » idéalisée, l'enjeu actuel n'est pas son existence, mais son ouverture aux couples de lesbiennes et aux femmes seules. Malgré les fantasmes, les crispations et l'hostilité du gouvernement, cette extension paraît d'ailleurs inéluctable.
- La PMA, c'est quoi ?
Les médecins préfèrent l'appeler « AMP » : assistance médicale à la procréation. Elle existe en France depuis 1973, avec la création du premier Centre d'étude et de conservation du sperme humain (Cecos) à l'hôpital Bicêtre, rendue possible par l'importation en France de la méthode de congélation du sperme. La première naissance par fécondation in vitro (FIV) a lieu en France en 1982 avec Amandine, le premier “bébé-éprouvette”. Chaque année, 20 000 enfants naissent d'une AMP, soit un enfant sur 40, selon l'Agence de biomédecine.
Il existe plusieurs techniques d'AMP : l'insémination artificielle (fécondation in vivo), la fécondation in vitro (avec simple contact des spermatozoïdes et des ovocytes dans l'éprouvette ou injection des spermatozoïdes dans l'ovocyte), le don d'ovule ou d'ovocyte, le don d'embryons, etc. Dans 95 % des cas, l'AMP est réalisée avec les gamètes (ovocytes ou spermatozoïdes) du couple. Le reste du temps avec celles de donneurs anonymes.
En France, l'AMP est réservée aux couples hétérosexuels, mariés ou en couple depuis deux ans, qui souffrent d'infertilité diagnostiquée ou risquent de transmettre une maladie très grave. Considérée comme le traitement d'une pathologie, elle est remboursée par la Sécurité sociale.
Depuis quarante ans, l'AMP concerne déjà des milliers de familles en France. Il y a un an, lors des débats sur le mariage des couples de même sexe, la présidente PS de la commission des affaires sociales, Catherine Lemorton, a ainsi évoqué ses deux filles, nées de PMA avec donneur anonyme, alors que l'UMP Henri Guaino venait de faire l'éloge de la famille traditionnelle. « Mes filles sont les filles des deux parents, qui les ont élevées avec l'amour », dit-elle :
Catherine Lemorton sur la PMA, 30 janvier 2013Catherine Lemorton (PS), le 30 janvier 2013 à l'Assemblée nationale
- L'AMP pour les lesbiennes ou les femmes seules : un tabou
Plusieurs pays dans le monde autorisent aujourd'hui l'accès à l'AMP pour les couples de femmes. La plupart d'entre eux autorisent aussi le mariage des couples de même sexe : le Danemark, la Suède, la Norvège, la Finlande, l'Islande, la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni (lire ici une intéressante étude comparée du Sénat), mais aussi le Canada, Israël, l'Afrique du Sud et certains États américains.
En Espagne, l'AMP est ouverte aux femmes seules depuis 1988, et aux lesbiennes depuis 2006. La Cour constitutionnelle autrichienne vient également de l'ouvrir aux lesbiennes, après que l'Autriche a été condamnée pour discrimination par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). En France, malgré plusieurs lois de bioéthique, la création en 1983 du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) chargé de réfléchir à ces sujets, et une demande sociale de reconnaissance des familles homoparentales de plus en plus forte, les politiques n'ont jamais osé franchir le pas d'un élargissement de l'AMP en-dehors de son très strict cadre actuel.
Comme le montre Dominique Mehl dans Les Lois de l'enfantement (Presses de Sciences Po) un livre sur le lien entre procréation et politique en France, la « controverse » sur l'AMP, et son éventuel élargissement, est incessante depuis trente ans…, mais jamais menée à bien. Elle a été « initiée au début des années 80 », après la création des Cecos, puis « refermée » par la loi de bioéthique de 1994, « une des plus rigides d'Europe » : l'AMP devient alors explicitement « réservée aux couples hétérosexuels vivants, en âge de procréer, mariés ou pouvant attester une vie conjugale depuis plus de deux ans. Les célibataires et les homosexuels ne sont pas admis. La pratique des mères porteuses est interdite. Les dons de gamètes sont obligatoirement gratuits et anonymes ».
Le débat resurgit encore au moment du Pacs. Il est vite « enterré » en 2004 avec les nouvelles lois sur la bioéthique, qui ne changent rien en la matière. Il revient à nouveau en 2008, lors de la troisième salve des lois sur la bioéthique. Mais une fois de plus, au nom de l'apaisement et du consensus, c'est le statu quo qui prévaut. La levée de l'anonymat sur les dons de gamètes, un temps envisagé, est abandonnée.
Les lois sur la bioéthique de 2011 marquent même, selon Dominique Mehl, une « apothéose conservatrice sur les bancs des deux assemblées ». En 2010, le PS intègre toutefois la PMA dans son programme présidentiel. Mais il reste aujourd'hui très divisé.
Historiquement, l'AMP en France est donc fondamentalement liée à l'hétérosexualité, plus précisément au couple hétérosexuel, marié ou stable (le fameux “un papa, une maman” idéalisé par les partisans de la “Manif pour tous”). De fait, le but est de pallier, via la médecine, la stérilité du couple et de reconstituer ainsi une fiction plausible : l'enfant né par AMP doit pouvoir passer pour la progéniture “naturelle” de ses parents.
Selon Irène Théry, sociologue du droit spécialiste de la famille, il s'agit de « mimer » le modèle procréatif matrimonial en effaçant, si nécessaire, « les personnages en trop afin que la famille issue de l'AMP avec tiers donneur passent pour des familles fondées sur la procréation du couple ». Ce qui implique l'anonymat des donneurs, et l'impossibilité qui leur est faite de revendiquer tout droit sur l'enfant.
Comme le rappelle Dominique Mehl, cette « philosophie de la famille » a imprégné depuis trente ans la réflexion sur les lois sur la bioéthique. En 1988, un rapport du Conseil d'État signé Guy Braibant (un haut fonctionnaire communiste), invoquait les « structures naturelles » de la parenté comme base de toute réglementation sur la procréation. Et proclamait : « Deux parents et pas un de plus, deux parents et pas un de moins. » Dès l'origine, cette doctrine de la bioéthique « à la française » évacua les célibataires, les veuves et les couples homosexuels.
Avec la visibilité grandissante et les revendications concrètes des familles homoparentales, l'augmentation du nombre de femmes qui souhaitent « faire un bebé toute seule », ou la demande lancinante des enfants de donneurs anonymes (et nés sous X) de connaître leurs origines, cette doctrine, fondée sur un apparent bon sens, légitimée par le magistère des médecins, encore assez partagée à gauche comme à droite, paraît de plus en plus en décalage avec l'évolution de la société. Il n'en reste pas moins que « le dispositif légal concernant la bioéthique représente un véritable carcan ménageant peu d'issue aux tentatives de libéralisation », constate Dominique Mehl. En 1985, Robert Badinter, alors garde des Sceaux, prônait le « droit à donner la vie ». Des sociologues plaident inlassablement pour une façon plus ouverte de considérer la filiation (non plus simplement biologique, mais fondée sur « l'engagement parental »). Mais jusqu'ici, c'est une vision beaucoup moins libérale qui a prévalu.
- Les lesbiennes ont déjà des enfants !
Ce « carcan » paraît d'autant plus décalé que rien, si ce n'est les contraintes matérielles, financières et l'hostilité de nombreux médecins (ce qui fait beaucoup !), n'a jamais empêché les lesbiennes qui le désirent d'avoir des enfants. En novembre 1991, le magazine Lesbia consacrait ainsi un grand dossier à l'« Insem'art », ou l'art de l'insémination artisanale (cliquer sur l'image pour l'afficher).
De nombreuses femmes, seules ou en couple, recourent à des inséminations artificielles avec donneurs, ou des FIV, en Espagne, Belgique, Pays-Bas, etc. – le don de sperme peut être anonyme, ou semi-anonyme (Pays-Bas). Entre 1 400 et 2 000 femmes françaises se rendraient chaque année en Belgique. Certaines se font livrer du sperme acheté sur Internet. D'autres conçoivent leur enfant avec un donneur connu, avec qui l'enfant pourra être élevé en coparentalité ou non.
Ces conceptions peuvent poser des problèmes sanitaires. Elles posent aussi de graves problèmes juridiques : la mère “non biologique” n'a ni reconnaissance ni statut, aucun droit sur l'enfant en cas de séparation. La loi sur le mariage pour les couples de même sexe n'a pas créé de statut du beau-parent (qui était prévu dans la loi famille). Elle reconnaît la filiation dans le cadre du mariage par l'adoption seulement, alors qu'elle est automatique pour les couples de sexe différent.
L'absence de l'AMP crée par ailleurs une bizarrerie juridique : « Les couples de femmes verront leur maternité lesbienne reconnue en France via un mariage suivi d'une adoption intraconjugale, mais il faudra qu'elles continuent à s'expatrier pour concevoir leur enfant », prévenait la sociologue Martine Gross fin 2012, lors des auditions sur le mariage des couples de même sexe à l'Assemblée nationale.
« L'hyprocrisie sociale est à son comble, s'insurgeait alors le magistrat Serge Portelli. Les femmes qui voudront avoir un enfant devront d'abord se marier, puis prendre un abonnement Paris-Bruxelles ou Paris-Madrid. Et évidemment payer intégralement tous les frais découlant de ces procédures médicales. Il est pour le moins paradoxal qu'une loi ne vaille que par la négation de la loi. » Pour la chercheuse Virginie Descoutures, cette interdiction « renforce le point de vue de ceux qui pensent que les gays et lesbiennes ne sont pas des individus normaux ».
- Enterrée… mais inéluctable
François Hollande a bien évoqué l'AMP pour les lesbiennes pendant la campagne, même si elle ne figurait pas dans ses engagements présidentiels. Mais en réalité, il oscille depuis entre indifférence et hostilité.
En janvier 2013, il a sous-traité le dossier au Comité d'éthique, dont le nouveau président, Jean-Claude Ameisen, est assez proche de lui. Depuis, le CCNE se hâte avec lenteur pour travailler et ne devrait rendre son rapport que d'ici 2015, au mieux. En réalité, le CCNE, instance de quarante membres nommés (des chercheurs, des “personnalités qualifiées”, des philosophes, des représentants des religions, des médecins), qui cherche à prouver son utilité dans le débat public malgré trente ans d'existence, aimerait bien organiser des États Généraux sur le sujet.
De fait, un débat de fond sur l'AMP implique aussi de traiter de questions qui concernent l'ensemble des couples, comme l'éventuelle levée de l'anonymat du don, la congélation des ovocytes ou encore le faible nombre de dons d'ovocytes et de sperme dans les Cecos (il y a de moins en moins de donneurs). Mais le CCNE estime ne pouvoir mener des États généraux que si un projet de loi gouvernemental sur l'AMP est déposé. Ce qui est évidemment hors de question pour l'exécutif. Du coup, le CCNE prend son temps.
Depuis sa création en 1983, (juste après la première FIV), ce cénacle ne s'est jamais illustré par son progressisme – ni sa transparence : ses délibérations sont secrètes, un comble pour une institution chargée d'éclairer le débat public. « Ça n'a jamais été une instance révolutionnaire, indique, sous couvert d'anonymat, un chercheur qui l'a fréquenté de près. C'est un cercle très conservateur, frileux, prudent, qui recherche sans cesse le consensus…, ce qui est souvent impossible sur de tels sujets ! »
Le CCNE n’a jamais été favorable à l'extension de la PMA aux lesbiennes. « La procréation par don de gamètes ou d'embryons n'est, en tout état de cause, envisageable, sur indication médicale, qu'au bénéfice de couples hétérosexuels stables », affirme un avis « unanime » de 1989, confirmé l’année suivante.
À cette époque, l'homoparentalité reste marginale, et quand elle existe, elle est silencieuse. Mais même dans les années suivantes, alors que la demande sociale de reconnaissance des familles homoparentales, notamment avec des enfants nés d'AMP, augmente, la jurisprudence est restée constante. « L’AMP a toujours été destinée à résoudre un problème de stérilité d’origine médicale et non à venir en aide à une préférence sexuelle ou à un choix de vie sexuelle. L’ouverture de l’AMP à l’homoparentalité ou aux personnes seules (…) constituerait peut-être alors un excès de l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif. La médecine serait simplement convoquée pour satisfaire un droit individuel à l’enfant », rappelait en 2005 le CCNE.
En 2009, un panel de « citoyens de Rennes », sollicités par le CCNE, s’est encore dit opposé au recours à la PMA pour tous les couples.
Le CCNE risque-t-il de changer de pied ? Rien ne l'indique, même s'il a été en partie renouvelé début 2013. Si son avis est défavorable, l'extension de l'AMP sera enterrée pour plusieurs années. Mais la demande sociale et la revendication d'égalité, elles, ne disparaîtront pas. Des lesbiennes refusées par un Cecos pourraient par ailleurs porter un jour leur cas devant la Cour européenne des droits de l'Homme et tenter ainsi de faire condamner la France pour discrimination.
BOITE NOIREDe nombreuses citations de chercheurs sont issues des auditions à l'Assemblée nationale de l'automne 2012, qui ont précédé la discussion du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe.
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