Les agents de l’inspection du travail ne décolèrent pas contre leur ministre de tutelle, Michel Sapin. Alors que doit s’ouvrir jeudi 5 février à l’Assemblée nationale le débat autour du projet de loi sur la formation professionnelle, dans lequel est noyé le très décrié projet de réforme des services de l’inspection du travail (lire ici notre article), ils ont entamé ce lundi 3 février une semaine de grève, ponctuée de manifestations, à travers la France comme à Paris devant l'Assemblée. Objectif : alerter les parlementaires sur « les dangers » du plan Sapin, massivement rejeté en interne il y a un an.
L'une de leurs grandes craintes porte sur la disparition programmée des sections d’inspection du travail actuelles (un inspecteur, deux contrôleurs, deux secrétaires intervenant en toute indépendance, dans un secteur géographique délimité) au profit d'unités de contrôle (UC) de 8 à 12 agents encadrés par un DUC dans la novlangue du ministère, un supérieur hiérarchique qui, fait nouveau, aurait lui aussi des pouvoirs de contrôle dans les entreprises. Pour les agents, il s'agit là ni plus ni moins d'un coup porté à leur indépendance, pourtant garantie par l'article 6 de la convention 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui les place à l'abri de toute pression externe ou intervention indue, qu’elles émanent du patronat ou du pouvoir politique.
« Demain, le directeur d’UC pilotera et animera l’unité de contrôle, c’est-à-dire qu’il sera chargé d’orienter l’action de contrôle en fonction des priorités politiques du ministère et de mettre au pas les plus récalcitrants vis-à-vis des programmes de contrôle décidés par la hiérarchie sans lien avec les problématiques de terrain. Il disposera de pouvoirs de contrôle et pourra donc intervenir sur un dossier ou dans une entreprise pour se substituer à l’inspecteur ou contrôleur », dénoncent dans un communiqué commun les syndicats des services de l’inspection du travail de la région Rhône-Alpes (CGT, FSU, SNU-Tefe, FO, CNT et Sud).
Les syndicats rhônalpins sont particulièrement mobilisés. Et pour cause. À Annecy en Haute-Savoie, où ils ont organisé ce lundi 3 février une manifestation devant le siège du Medef rassemblant 150 personnes, ils viennent d’expérimenter cette dérive que la réforme pourrait généraliser. C’est « l’affaire Tefal », une histoire édifiante de pression patronale exercée, par l’intermédiaire de sa hiérarchie, sur une inspectrice un peu trop regardante. Révélée par le journal l’Humanité en décembre dernier, l’affaire, embarrassante pour le ministère du travail qui refuse de s’exprimer sur le sujet, a conduit à la saisine du Conseil national de l’inspection du travail (CNIT) début décembre.
L’instance de “sages”, qui veille à ce que les missions des agents de contrôle soient exercées en toute impartialité, mène actuellement une enquête administrative pour statuer sur le relais par la hiérarchie de cette éventuelle pression extérieure indue laquelle, si elle était confirmée, constituerait une violation de la convention 81 de l’OIT.
Les faits remontent au 19 avril 2013. L’inspectrice du travail chargée de l’entreprise Tefal, l’un des plus gros employeurs de Haute-Savoie avec 1 800 salariés, filiale du groupe Seb basé à Rumilly, près d'Annecy, est convoquée par son supérieur hiérarchique, le directeur départemental du travail, Philippe Dumont. Entre quatre yeux, durant 2 h 20, ce dernier lui reproche de « mettre le feu dans cette grosse entreprise » en voulant renégocier l’accord sur la réduction du temps de travail, qu’elle juge illégal, après s’être penchée sur le texte à la demande des représentants du personnel de l’usine.
Il lui intime l'ordre de revoir sa position rapidement, lui rappelle qu'elle est en début de carrière. L’inspectrice lui demande s’il s’agit de menaces, de pression ou de chantage. Il répond qu’elle n’a qu’à le prendre comme elle veut mais qu’il s’agit d’une mise en garde. La jeune femme ressort du bureau « démolie, complètement déstabilisée », témoigne un de ses collègues. Son médecin l’arrête quelques jours. Elle reprend du service avant de retomber en arrêt maladie en juin, cette fois pour une longue durée.
En octobre dernier, un courriel anonyme adressé à l'inspectrice du travail relance l'affaire : « Je suis en possession de documents hyperconfidentiels, prouvant que vous avez été victime de pression, je sais que le groupe SEB et la société Tefal ont exercé via des personnes du Medef une pression sur votre responsable, M. Dumont, afin qu’il vous fasse taire », écrit le mystérieux lanceur d'alerte avant de fournir des documents accablants issus du service de ressources humaines de Tefal, notamment des échanges de mails internes sur plusieurs mois que Mediapart s'est procurés et publie ci-après.
On y découvre l'étendue de la pression exercée sur l'inspectrice ainsi que le profond mépris de la direction de Tefal pour l'administration du travail. On y apprend aussi que la direction, par le biais de son directeur des ressources humaines, Dan Abergel, a rencontré le 18 avril Philippe Dumont, le directeur du travail, à la veille donc de l'entretien musclé de ce dernier avec sa subordonnée.
Trois documents retiennent tout particulièrement l'attention. Il y a d'abord la copie de cet échange de mails datant du 28 mars entre Aurélie Rougeron, une responsable du service des ressources humaines de Tefal, et le DRH Dan Abergel : « J’ai échangé avec P. Paillard (un responsable de l’UIMM, le patronat de la métallurgie, ndlr) au sujet de l’inspectrice. Il me dit que le DDTE (directeur départemental du travail et de l'emploi, ndlr) a le pouvoir de la changer de section administrative pour que Tefal ne soit plus dans son périmètre. Intéressant, non ? » Le DRH lui répond qu'il faut « prendre RDV avec Dumont » et « voir le préfet ».
Quelques mois plus tard, le 26 juillet, ce dernier se fend d'un autre mail, cette fois à Patrick Llobregat, président de Tefal, et à d’autres dirigeants du groupe. Il a pour objet « nouvelles du front », fait le point sur plusieurs dossiers, dont « deux infos importantes » obtenues « par le biais de nos interlocuteurs au Medef ». Un paragraphe concerne l'inspectrice : « Notre inspectrice du travail est depuis quelques semaines en arrêt pour “pression psychologique”. De plus, il semble qu’elle ait attaqué Dumont en justice sur le sujet (info confidentielle du Medef). Entre nous, quand on connaît Dumont, c’est plutôt le profil du harcelé que du harceleur… Je pense donc que si elle revient, nous devrons être extrêmement vigilants. »
Autre document aggravant : un tableau Excel nommé « Capteurs sociaux » que vous pouvez consulter ici. Il consigne « les faits marquants », « les points de vigilance » au sein de l’entreprise mois après mois : les accidents du travail, les ruptures conventionnelles, les conflits collectifs... et les relations avec l'inspection du travail. Chaque événement est frappé d'une couleur selon le « degré de risque ». « Vert (aucun risque), orange (à surveiller), rouge (danger), noir (danger +) », précise tout en bas la légende. Figure ainsi, en noir, soit « danger + », le « courrier de l’inspectrice remettant en cause l’accord 35 heures » ; dans la colonne « mode de fonctionnement de l’inspectrice du travail », en rouge, soit « danger » : « Elle nous inonde de courriers sur tous les sujets depuis janvier 2013. »
Ce fichier met précisément au jour les pratiques et les méthodes de Tefal pour se débarrasser de l'inspectrice du travail au fil des mois. La direction a même été jusqu'à solliciter le 5 avril un « entretien avec Carole Gonzalez, des renseignements généraux » à propos du « comportement de l’inspectrice » avant de rencontrer le 18 avril le directeur départemental du travail, M. Dumont, qui recadrera l'inspectrice le lendemain, 19 avril… Le 25 mai, on découvre aussi cette précision : « Conversation avec Dumont : on attend de voir si son action porte ses fruits. »
La direction de Tefal, qui n’a jamais démenti les pressions ni les documents révélés dans la presse, refuse de commenter ce dossier. Elle balaie le sujet d'un laconique : « Il n’y a pas d’affaire. » « Les syndicats de salariés de Tefal ont été entraînés dans un débat qui n'est pas le leur. Ils ont été instrumentalisés par les syndicats de l’inspection du travail qui cherchent par tous les moyens à dire leur opposition au projet de réforme de leur ministère », avance son service de communication. Pourtant, en interne, la direction prend « l'affaire » très au sérieux, et cherche à identifier par tous les moyens le mystérieux informateur. Début janvier, elle a saisi une douzaine d'ordinateurs pour analyser les disques durs et porté plainte contre X à la suite de la divulgation des documents.
« Cette affaire provoque un vif émoi en interne. La direction est très fébrile », raconte Nicolas Chartier, le secrétaire CGT du comité d'entreprise de Tefal. Il décrit un profond malaise social au sein de l'usine, des conditions de travail particulièrement dégradées, notamment sur les lignes de production où les situations de risques psychosociaux sont en augmentation. Il pointe également « un management par la peur » depuis l'arrivée du nouveau DRH en 2011 et une direction venue du secteur automobile qui n'a « peur de rien », contrevenant régulièrement au code du travail, abusant de l'intérim, des ruptures conventionnelles (une centaine depuis 2008) ou encore entravant le bon déroulement de la mission des représentants du personnel.
« Comme Michelin, notre direction est championne de la dissimulation d'accidents et d'arrêts de travail professionnels (consécutifs à des accidents de travail). Elle force les salariés à se rendre à l'usine avec plâtres et pansements alors qu'ils devraient être à l'arrêt, ou elle leur demande de rester chez eux sans en avertir la Sécurité sociale », poursuit un autre délégué de l'intersyndicale CGT, FO, CFDT, CFE-CGC de Tefal.
Pour les quatre organisations syndicales, « il ne fait aucun doute que la direction a cherché à faire taire l'inspectrice du travail ». Solidaires, elles ont multiplié les actions de soutien, appelant au débrayage au lendemain de la révélation de l'affaire par l'Humanité en décembre dernier. Depuis, elles boycottent les négociations annuelles obligatoires, réclament « une nouvelle direction et un vrai dialogue social ». Elles ont manifesté ce lundi 3 février devant le Medef de Haute-Savoie aux côtés des agents de l'inspection du travail de Rhône-Alpes, où là aussi le climat social est délétère, les relations tendues avec la hiérarchie locale et régionale.
« Il y a un vrai conflit social, une vraie souffrance aujourd'hui dans les inspections du travail », note Marie-Pierre Maupoint, déléguée Sud. Elle espère que « le CNIT ira jusqu'au bout de la procédure, que le directeur du travail sera sanctionné, traduit devant le conseil de discipline, sinon écarté de tout poste hiérarchique ». « Les faits et différents documents transmis à notre collègue sont très graves. Ils laissent à penser que M. Dumont a failli à la convention de l'OIT, qu'il a agi de concert avec la direction de Tefal. Il apparaît même que Tefal a eu recours aux services de la DCRI ! », abonde un inspecteur du travail, scandalisé.
À la suite de ces pressions, leur collègue a été en arrêt maladie durant près de six mois. Les pressions subies l’ont par ailleurs amenée à faire une déclaration d’accident de service (équivalent public de l’accident du travail) contestée par la hiérarchie. Dans un courrier adressé au ministre du travail Michel Sapin le 13 décembre dernier, et à ce jour resté sans réponse (courrier que vous pouvez lire ici), les syndicats (CGT, SUD, SNU-FSU et CNT) de l’inspection du travail de Rhône-Alpes dénoncent l’absence de soutien de la hiérarchie à l’inspectrice, l’attitude du directeur qui s’est « fait le relais des demandes exprimées par Tefal », et la « déshérence dans laquelle sont laissés les agents qui expriment leur souffrance ». Ils exigent « l’arrêt des pressions » sur l’action de leur collègue, la « reconnaissance immédiate » de son accident de service ainsi que « la garantie » de l’indépendance d’action de l’inspection du travail contre toutes influences indues, comme le prévoit la convention internationale n° 81. Un droit bien mis à mal...
BOITE NOIREQuel que soit l'échelon, du cabinet de Michel Sapin à la DIRRECTE de Rhône-Alpes, l'administration du travail a refusé de commenter cette affaire. Philippe Dumont, le directeur départemental du travail de Haute-Savoie, mis en cause, n'a pas retourné nos appels.
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