Et revoilà la « Manif pour tous ». Huit mois après l’adoption de la loi Taubira, des milliers de personnes ont défilé à Paris et Lyon contre le projet de loi sur la famille, à l’appel du principal collectif de la mobilisation anti-mariage pour tous. Selon la police, ils étaient 80 000 à Paris, 20 000 à Lyon. Selon les organisateurs, ils étaient 500 000 dans la capitale et 40 000 à Lyon. C'est moitié moins que la dernière « Manif pour tous » parisienne du 26 mai, mais le mouvement a montré qu'il mobilisait encore massivement, sur un mot d'ordre élargi : la « familiophobie » supposée du gouvernement.
Un thème fourre-tout dans lequel la présidente de la « Manif pour tous » place aussi bien la « politique fiscale défavorable aux familles », la « réduction du congé parental », la peur d'un « retour de la PMA dans la loi famille », la reconnaissance de la gestation pour autrui (GPA), le « statut du beau-parent », ou encore l'instauration de « la prémajorité, qui restreint l'autorité parentale ».
Parmi les slogans, dimanche, on entendait : « On ne lâche rien », « Hollande ta loi on n'en veut pas », « tous nés d'un homme et d'une femme », « oui à une société sexuée ». Dix-huit personnes ont été interpellées pour vérification d'identité, dont 12 membres du GUD (Groupe union défense), organisation d'extrême droite.
C’est la troisième semaine consécutive que des mouvements réactionnaires et radicaux manifestent. Le 19 janvier, la mobilisation annuelle des anti-avortement a été très suivie. Le 26 janvier, l’extrême droite a mobilisé comme elle ne l’avait plus fait depuis longtemps, en se rangeant derrière une bannière à multiples facettes et un collectif anonyme, « Jour de colère » (lire notre article sur ses organisateurs et notre reportage).
Structuré à l’automne 2012, le mouvement anti-mariage pour tous a éclaté en plusieurs branches : le Printemps français, frange radicale dont découle le « Jour de colère », et sa porte-parole médiatique Béatrice Bourges ; l’Avenir pour tous de l'ex-égérie de la « Manif pour tous » Frigide Barjot, qui avait annoncé qu’elle ne manifesterait pas dimanche « face à la radicalisation et la violence qui montent » ; et les restes de la « Manif pour tous », récupérés par deux militants anti-avortement, Ludivine de la Rochère et Albéric Dumont.
Ce bloc anti-mariage pour tous s'est transformé en mobilisation réactionnaire anti-Hollande. Il s'est développé en dehors des partis UMP et FN – même s’il possède des connexions avec celui-ci –, il s’exprime dans la rue et sur les réseaux sociaux. Il surfe aussi sur le vieux fantasme de l'extrême droite de renverser le pouvoir.
Ces manifestants « ont été frustrés par cinq ans de Sarkozy, car il est évidemment difficile d’être de droite autrement sous un pouvoir de droite. Et aujourd’hui ils se disent “Ça y est, on est enfin en première ligne face à la gauche” », expliquait en novembre à Mediapart le politologue Gaël Brustier (chercheur associé au Cevipol à Bruxelles, proche de l'aile gauche du PS, il a multiplié les entretiens avec ces militants dans le cadre d'un livre sur le « populisme identitaire »).
Face à cette mobilisation, UMP et FN sont divisés en interne. Au FN, si Marion Maréchal-Le Pen, Bruno Gollnisch, Gilbert Collard ont défilé dans une délégation FN l’année dernière, Marine Le Pen et Florian Philippot, vice-président du parti, ont toujours refusé d'y participer. Dimanche, la députée FN était présente et accusait Manuel Valls « de chercher à faire dégénérer (la manifestation) pour pouvoir dire "Regardez c’est l’extrême droite, c’est insupportable !" ». Wallerand de Saint-Just, le candidat FN à Paris, avait donné « rendez-vous » pour « protester contre tous les mauvais coups que la gauche porte en ce moment à la famille ».
L’UMP, elle, est en pleine hésitation : faut-il exploiter ces révoltes anti-Hollande ou bien prendre ses distances avec un mouvement radicalisé où l’extrême droite est très présente ? La question est d'autant plus complexe que le parti est clivé sur plusieurs questions de société (mariage pour tous, euthanasie, avortement).
L’année dernière, poids lourds et aile droite du parti avaient formé l'un des cortèges de la mobilisation. Son président, Jean-François Copé, avait même appelé à manifester pour « montrer au gouvernement que nous mènerons le combat jusqu’au bout ». Dimanche, si la plupart des ténors de droite n'ont pas défilé, les députés anti-mariage pour tous emblématiques étaient présents pour « la défense et la promotion de la famille » (dixit Hervé Mariton).
Au lendemain du « Jour de colère » de l’extrême droite, cette ambiguïté de l'UMP était flagrante. L'ancien ministre Luc Chatel a expliqué que, sans soutenir la démarche de la manifestation de « Jour de colère », il la « comprenait », « parce que le président de la République élu ne cesse de fracturer la société française, d'opposer les Français les uns aux autres ». Nathalie Kosciusko-Morizet, tout en condamnant « toutes les violences », a quant à elle relayé le « sentiment (des manifestants) de ne pas être écouté, entendu » et s’est dite « troublée par le fait que tous les week-ends, il y a des manifestations, alors que le gouvernement ne fait pas grand-chose ».
L'UMP a fait preuve de la même ambivalence par rapport aux appels à boycotter l'école, appuyés sur des rumeurs faisant état d'un supposé enseignement de la « théorie du genre ». Lundi, dans Le Parisien, Copé s'est d'abord dit « choqué par la théorie du genre » et a expliqué qu'il « compren(ait) l'inquiétude des familles ». Face à la polémique, il a ensuite condamné ce mouvement, lancé par une proche d'Alain Soral, Farida Belghoul (lire notre article). Mais des députés UMP, comme Hervé Mariton, ont alimenté ces appels : il existe des « propagandistes de la théorie du genre », proches du PS, qui apportent leurs idées et ont lancé une « offensive » pour les introduire à l'école, a estimé l'élu.
Sur ce point, une partie de l'UMP rejoint le FN, qui s'est lui aussi emparé depuis quelques mois de cette prétendue « théorie du genre ». Marion Maréchal-Le Pen avait interpellé Christiane Taubira en juin sur le sujet. Cette semaine, le frontiste Bruno Gollnisch a dénoncé sur son blog une « guerre culturelle qui nous est faite ».
Dans la rue, des militants de droite et d'extrême droite se côtoient en tout cas, et constituent un nouveau réservoir de militants, formés par un noyau d'activistes rodés. Mediapart a raconté (dans cette enquête) comment la droite catholique identitaire a tenté de rebondir après le vote de la loi Taubira, en réactivant les réseaux catholiques traditionalistes et en s’appropriant le mouvement de contestation sociale : création d'une myriade de collectifs, actions coup de poing, mobilisation d'intellectuels et d'écoles d'encadrement (UNI, Action française, scoutisme), omniprésence sur Internet, appuis de certains médias (Valeurs actuelles, Le Figaro, Le Figaro Magazine) et de sites de la réacosphère (Nouvelles de France, Salon beige, etc.).
Le mouvement a prospéré grâce au manque de riposte de la gauche, et l'inexistence de l'UMP comme parti d'opposition, mais aussi grâce à une vaste OPA sémantique : il est parvenu à détourner des mots et imposer ses concepts dans les médias (« Manif pour tous », « Printemps français », « théorie du genre », « écologie humaine », « Marche pour la vie », « pro-vie », « école libre », etc.).
Derrière ces différents mouvements, le chercheur Gaël Brustier voit une même « idéologie de crise », faite de « peurs du déclin », de « demande d’identité, de sécurité, d’autorité ». Ce « populisme identitaire » n'est pas sans rappeler le Tea Party, l'aile ultra-conservatrice du parti républicain aux États-Unis. Dans leur enquête sur le Tea Party en 2011, les politologues américains Theda Skocpol et Vanessa Williamson ont établi un profil-type des partisans du mouvement : blanc, âgé d'une cinquantaine d'années, disposant d'un capital culturel et économique plus important que la majorité des Américains, et ayant le sentiment de payer pour une Amérique jeune, métissée et cosmopolite.
Dans Le Journal du dimanche, Manuel Valls a dénoncé ce week-end l'apparition d'un « Tea Party à la française » et a évoqué un climat comparable avec celui des « années 1930 » : « une fronde des anti : anti-élites, anti-État, anti-impôts, anti-Parlement, anti-journalistes... Mais aussi et surtout des antisémites, des racistes, des homophobes... Tout simplement des anti-républicains ». Le ministre de l'intérieur a appelé la « droite républicaine » à s'en « démarquer clairement ».
Au lendemain des commémorations mouvementées du 11-Novembre, des élus de gauche (Yann Galut, cofondateur de la gauche forte, Julien Dray, vice-président PS du Conseil régional d'Île-de-France), avaient déjà fustigé la formation d'un « Tea Party à la française ». Une formule relayée par certains sites d’extrême droite et de la réacosphère (exemples ici ou là).
Le mouvement français possède plusieurs similitudes avec le Tea Party américain : lutte contre la hausse des taxes, contestation de la politique migratoire du gouvernement, opposition à l’avortement, au mariage pour tous. Mais un point clé les sépare. Le Tea party américain est protestant et anti-étatiste (il combat l'État fédéral et réclame l’abolition de la réforme du système de santé, l'“Obamacare”), tandis que le mouvement français, catholique et étatiste, ne remet pas en cause l'État-providence.
Aujourd'hui, cette frange réactionnaire reste plutôt un « street party », comme l’avait formulé le socialiste Jean-Christophe Cambadélis : un parti qui existe dans la rue et les réseaux sociaux, mais n’est pas concrétisé sur le plan politique (à la différence du Tea Party, qui a réussi à fédérer une multitude de mouvements).
À la tribune, dimanche, Albéric Dumont a appelé les manifestants à interpeller les candidats aux futures élections et a évoqué de nouvelles manifestations. Cette frange réactionnaire entend profiter des élections municipales et européennes, mais aussi des primaires UMP en 2016, pour peser à droite de l'échiquier politique.
Ce fut le cas lors des primaires parisiennes de l’UMP, en mai. La question du mariage pour tous a été l’arbitre de ce vote interne. Jean-François Legaret (UMP) et Franck Margain (Parti chrétien démocrate) avaient bénéficié du soutien actif des anti-mariage pour tous. Nathalie Kosciusko-Morizet avait accusé son rival Pierre-Yves Bournazel d’avoir « changé d’avis » sur le sujet.
L’ex-ministre de l’environnement avait été violemment attaquée sur le sujet par Guillaume Peltier, vice-président de l’UMP et cofondateur de la Droite forte. Le site Nouvelles de France avait clairement appelé à « s’inscrire et faire payer à NKM son abstention sur la question de la dénaturation du mariage et du droit à l’enfant ». Sous pression à Paris, la candidate tente aujourd'hui de ne pas se mettre à dos cette frange réactionnaire de son électorat. « Il y a une vraie inquiétude sur l'avenir de la famille », a-t-elle expliqué dimanche sur France Inter.
Au printemps, Frigide Barjot avait promis des candidats “Manif pour tous” aux municipales. Christine Boutin avait, elle, annoncé des listes pour les européennes « pour défendre la vie », « dans toutes les circonscriptions », entourée de Béatrice Bourges, du secrétaire général du MPF Patrick Louis, et de l'ancien vice-président du FN, Jean-Claude Martinez.
Des annonces sans effets réels. Mais dans plusieurs villes, cette frange réactionnaire s’organise pour être élue, sur des listes “Rassemblement bleu marine”, divers droite ou sous des labels locaux ou “famille”. À Paris, Stéphane Journot, l’ancien militant UMP qui s’est fait connaître pour son dérapage sur la déportation homosexuelle, est devenu tête de liste de Charles Beigbeder, dans le 1er arrondissement de Paris. Exclu de l’UMP, Beigbeder fédère les dissidents de droite dans la capitale au sein de son mouvement “Paris libéré”.
À Versaille, Pierre Nicolas, qui avait coordonné la logistique de « La Manif Pour Tous » l’année dernière, s’est engagé au côté du candidat FN pour les municipales. Pilier du Printemps français, l’avocat et ancien leader du GUD, Frédéric Pichon, cherche lui aussi à se présenter sur une liste à Versailles. Dans d'autres villes, certains candidats se réclament des collectifs anti-mariage pour tous.
Dimanche soir, dans un débat face à Anne Hidalgo sur BFM-TV, Christine Boutin a reconnu que la digue entre droite et extrême droite était « tombée » (voir la vidéo à 9'35).
BOITE NOIRECet article a été actualisé dimanche soir avec la déclaration de Christine Boutin.
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