Dans les turbulences des perquisitions, des gardes à vue ou des mises en examen qui se sont succédé à un rythme effréné ces dernières semaines pour « escroquerie en bande organisée », de nouvelles révélations viennent sans cesse confirmer que l’arbitrage, qui a fait la fortune de Bernard Tapie, n’a sans doute été qu’une vaste machination visant à détourner 403 millions d’euros d’argent public. Des indices graves et concordants semblent attester que c’est en particulier au travers de l’un des trois arbitres, en l’occurrence l’ancien président de la cour d’appel de Versailles, Pierre Estoup, que l’arbitrage aurait pu être faussé, les deux autres arbitres ne semblant avoir joué que les utilités.
Mediapart est pourtant en mesure d’établir que cette version des faits, qui a été reprise par de nombreux médias, n’est pas conforme aux dépositions faites par de nombreux acteurs de l’histoire, soit devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR), soit lors des auditions auxquelles a procédé ces dernières semaines la Brigade financière – auditions dont nous avons pu prendre connaissance grâce à des sources proches de l’enquête.
Les soupçons qui pèsent sur Pierre Estoup sont certes graves et ont conduit à ce que, des trois arbitres, il soit le seul à avoir été placé quarante-huit heures en garde à vue et à avoir été, à l’issue, mis en examen pour « escroquerie en bande organisée ». Ces soupçons, Mediapart les a évoqués depuis longtemps. Dans une enquête mise en ligne dès le 24 juillet 2008, soit deux semaines après l’annonce de la sentence controversée (lire Affaire Tapie : Pierre Estoup, un très « étrange » arbitre), nous racontions dans quelles conditions il avait été mis en cause lors du procès Elf, en 2003, pour avoir rendu un autre arbitrage, lui aussi contesté, entre le tyran du Gabon, Omar Bongo, et l’un des principaux condamnés, André Tarallo, le « Monsieur Afrique » d’Elf, arbitrage qui avait pour objet de disculper ce dernier des détournements dont il avait profité.
Puis, dans le cours même de l’arbitrage en faveur de Bernard Tapie, Pierre Estoup a été mis en cause puisque, comme l’avait révélé le rapport de la Cour des comptes (il est ici, à lire en particulier les pages 31 et 32), les parties en présence ont appris que l’ex-magistrat avait manqué à ses obligations de révélations étendues et n’avait pas indiqué que dans le passé il avait déjà fait d’autres arbitrages dont était également partie Me Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie. C’est d’ailleurs l’un des griefs qui pourrait être retenu pour Christine Lagarde, qui à l’époque n’a pas fait jouer ce motif de récusation et qui a caché au Parlement cette faute de l’arbitre.
Et puis surtout, il y a eu toutes les nouvelles découvertes réalisées ces derniers mois par la Brigade financière notamment au cours des perquisitions qu’elle a effectuées, découvertes qui viennent confirmer que Bernard Tapie et Pierre Estoup étaient en fait de vieilles connaissances, même s’ils prétendaient ne pas se connaître. Révélés récemment par Le Monde, certains extraits des procès-verbaux des auditions auxquelles la Brigade financière a procédé, viennent le confirmer, tout comme les sources proches de l’enquête auxquelles Mediapart a pu avoir accès.
Découvert lors d’une perquisition effectuée le 14 mai 2013 dans un domicile de l’arbitre à Thionville, il y a d’abord ce livre intitulé Librement dont Bernard Tapie est l’auteur et qu’il a offert à Pierre Estoup, assorti de cette dédicace lourde de sens : « Pour le Président Pierre Estoupe, en témoignage de mon infinie reconnaissance, Votre soutien a changé le cours de mon destin. Je vous remercie d’avoir eu l’intelligence et le cœur de chercher la vérité cachée derrière les clichés et les apparences. Avec toute mon affection. B. Tapie, le 10 juin 1998 ». Il y a donc une faute d’orthographe au nom de Pierre Estoup, dont se prévaut aujourd’hui Bernard Tapie pour prétendre qu’il connaissait en réalité très mal l’arbitre.
Depuis, la Brigade financière s’applique donc à comprendre ce qu’a fait dans le passé Pierre Estoup qui ait pu changer « le cours du destin » de Bernard Tapie. De son côté, Mediapart a révélé que le même Pierre Estoup avait réalisé dans le passé eu moins deux consultations rémunérées pour le compte d’un ancien avocat de Bernard Tapie, Me Francis Chouraqui, portant sur des dossiers impliquant directement le même Bernard Tapie, dont l’un avait trait à une demande de confusion de peine (lire Tapie : les interventions cachées de l’arbitre Pierre Estoup).
La Brigade financière détient par ailleurs la preuve que Bernard Tapie et Pierre Estoup ont menti en affirmant qu’ils ne se connaissaient pas, puisque figure « - sur l’agenda de Monsieur Pierre Estoup pour l’année 2006 la mention d’un rendez-vous avec Tapie le mercredi 30 août 2006 à 15H ; - sur l’agenda de Monsieur Pierre Estoup pour l’année 2010, la mention sur la 3eme page de couverture « [suivent les adresses et téléphones de Tapie, ndlr]- sans plus de précision quant à la personne demeurant à cette adresse. Il s’agit de l’adresse et des coordonnées téléphoniques de Monsieur Bernard Tapie ; - la présence des coordonnées téléphoniques de Monsieur Pierre Estoup [suit le téléphone de l’arbitre, ndlr] dans le répertoire du téléphone portable de Monsieur Tapie ». Pourquoi Pierre Estoup et Bernard Tapie se seraient-ils rencontrés le 30 août 2006, tout en tenant à ce que cette rencontre reste secrète ?
Il reste que les deux autres arbitres n’apparaissent pas, dans l’histoire de l’arbitrage, comme de simples lampistes, comme la presse les a parfois un peu hâtivement présentés. Quand les magistrats de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) interrogent, le 28 novembre 2012, Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, et, dans l’affaire qui nous concerne, président du tribunal arbitral, il s’insurge lui-même contre l’idée que Pierre Estoup ait pu jouer le rôle central, et qu’il n’ait joué, lui, que les utilités. À l’inverse, alors que la sentence a été prononcée à l’unanimité des trois arbitres, il revendique un travail totalement collégial. « Je trouve scandaleux que [le député centriste] Monsieur de Courson puisse insinuer que je n’ai siégé pour rien, que j’étais aux ordres de tiers (…) Je n’ai jamais fait l’objet d’une quelconque tentative de pression », proteste-t-il ce jour-là.
Interrogé le 4 juin 2013 par la Brigade financière, le même Pierre Mazeaud défend la même version. Il a certes, à la fin de l’arbitrage, adressé une lettre à en-tête de l’Institut de France et de l’Académie des sciences morales et politiques à Pierre Estoup pouvant laisser penser que c’est ce dernier qui a fait le gros du travail : « Monsieur le premier président, j’ai bien eu votre note. Vous avez fait un travail remarquable, ne laissant aucune question. Je tiens donc à vous remercier tout particulièrement pour tout ce que vous faites, d’autant plus que j’en serais totalement incapable », écrivait Pierre Mazeaud dans cette lettre qui a été saisie à l’occasion d’une perquisition.
Mais face à la Brigade financière qui l’interroge ce 4 juin sur le sens de ses propres écrits, Pierre Mazeaud souligne qu’il ne faut surtout pas en conclure que le travail n’a pas été collectif et que Pierre Estoup aurait écrit seul la sentence controversée : « Il a fait un travail remarquable. Je ne conteste pas le travail qu’il a fait. Je réponds qu’il n’en a pas été le maître d’œuvre mais que nous nous sommes réparti la tâche », insiste-t-il.
Lors de ces auditions, la Brigade financière s’est d’ailleurs elle-même appliquée à comprendre si Pierre Mazeaud n’avait pas eu des contacts qui pourraient suggérer que des pressions se soient exercées sur lui. La police a, en particulier, connaissance non seulement de nombreux rendez-vous entre Nicolas Sarkozy et Bernard Tapie, avant et pendant l’arbitrage, mais aussi de nombreux rendez-vous entre le même Nicolas Sarkozy et Pierre Mazeaud : les 21 août 2007 à 15h30 ; 25 février 2008 à 14h45 ; 7 mai 2008 à 18h (mais ce rendez-vous était visiblement dédié à une remise de décoration) ; le 28 juillet 2008 à 14h30 ; le 2 novembre 2008 à 14h30 ; le 3 novembre 2008 à 15h ; le 22 janvier 2009 à 16h30 ; le 25 janvier 2009 à 17h ou encore le 28 janvier 2009 à 18h30.
La Brigade financière a en particulier demandé à Pierre Mazeaud d’apporter des explications sur la nature de son rendez-vous du 28 juillet 2008, « date à laquelle Monsieur Richard [l’actuel patron d’Orange, à l’époque directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances] donnait des instructions à Monsieur Scemama, président de l’EPFR [l’établissement public contrôlant à 100 % le Consortium de réalisation, lequel CDR est lui-même la structure de défaisance des actifs douteux de l’ex-Crédit lyonnais], de ne pas recourir à l’arbitrage ». Ce qui a eu le don d’agacer Pierre Mazeaud, qui a répondu tout à trac : « On n’a pas parlé de cela. » Avant de s’indigner que l’on puisse faire peser sur lui des soupçons de manipulation de l’arbitrage : « Je n’accepte pas que l’on me considère et que l’on m’interroge comme si j’étais un escroc. »
À certains moments, l’audition de Pierre Mazeaud est même devenue éruptive. Agacé qu’on puisse l’interroger sur l’article de Mediapart évoquant les consultations juridiques effectuées par Pierre Estoup pour le compte de Me Chouraqui (lire Tapie : les interventions cachées de l’arbitre Pierre Estoup), il lâche même : « Je prends acte d’abord que le ministère de l’intérieur prend pour argent comptant ce que dit Mediapart. »
Quoi qu’il en soit, Pierre Mazeaud tient donc à assurer qu’il assume ce qu’il a fait et qu’il ne voit nulle duperie dans l’arbitrage. Il ne prétend encore moins qu’il aurait pu être dupé par Pierre Estoup.
Dans le cas du dernier des trois arbitres, Jean-Denis Bredin, son implication dans l’arbitrage est encore plus nette et mérite qu’on s’y arrête. Avant même les explications qu’il a livrées lors de ses auditions devant la Commission d’instruction de la CJR puis devant la Brigade financière, sa cooptation comme arbitre avait suscité de vives controverses pour plusieurs raisons. D’abord, il a été dans le passé vice-président du Mouvement des radicaux de gauche de 1976 à 1980, parti dont Bernard Tapie a été la figure de proue à partir de 1993. Ensuite, Mediapart a révélé dans une enquête en 2008 que Pierre Estoup n’avait pas été le seul à avoir été mis en cause pour un arbitrage dans le passé lié au scandale d’Elf. De son côté, Jean-Denis Bredin a aussi été arbitre dans un arbitrage portant sur un autre volet de l’affaire Elf, concernant cette fois Alfred Sirven, arbitrage que le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke avait qualifié « d’escroquerie au jugement ». Sans doute Jean-Denis Bredin avait-il donc été abusé, mais tout cela n’était évidemment guère glorieux (lire De Tapie à Elf, les méfaits de la justice privée).
Mais les auditions devant la CJR et devant la Brigade financière révèlent plus que cela. Car elles font apparaître que, contrairement à une légende, ce n’est pas Pierre Estoup qui a tenu la plume, de bout en bout, pour écrire la sentence controversée qui a alloué 403 millions d’euros à Bernard Tapie, sentence que les deux autres arbitres par manque de vigilance ou par paresse et peu d’implication auraient fini par avaliser. Non ! La partie la plus controversée de la sentence, celle qui porte sur les 45 millions d’euros de préjudice moral alloués à Bernard Tapie, a été écrite par... Jean-Denis Bredin !
Cette implication de Jean-Denis Bredin dans ce volet de la sentence prend un relief très important, car de fait, les 45 millions d’euros alloués à Bernard Tapie par les trois arbitres au titre du préjudice moral ont suscité dans le pays une vive émotion, pour de nombreuses raisons. La première raison est que cette somme est sans précédent dans l’histoire judiciaire française. Jusque-là, le plus grand préjudice moral jamais alloué en France avait bénéficié à Patrick Dils, un jeune apprenti pâtissier qui a passé 15 ans de sa vie en prison à la suite d’une erreur judiciaire et qui a perçu 1 million d’euros au titre du préjudice moral, soit… 45 fois moins que Bernard Tapie !
La deuxième de ces raisons est que le tribunal arbitral était supposé juger le différend entre Bernard Tapie et le Consortium de réalisation (CDR, la structure publique de défaisance qui a accueilli les actifs douteux de l’ex-Crédit lyonnais en 1995), épaulé par sa filiale CDR Créances, au sujet de la vente d’Adidas, dans le respect de la chose jugée. En clair, les arbitres devaient rendre leurs décisions sans contrevenir aux décisions de justice prises antérieurement.
Or, pour qui connaît la longue histoire du Crédit lyonnais et de ses relations avec Bernard Tapie, les arguments évoqués par la sentence arbitrale du 7 juillet 2008 pour justifier les 45 millions d’euros octroyés au titre du préjudice moral sont proprement stupéfiants.
Examinons en effet cette fameuse sentence, que l’on peut consulter ci-dessous :
À la page 40, on apprend ainsi d’abord que « le CDR et CDR Créances ont abandonné le moyen d’irrecevabilité de la demande des liquidateurs en réparation du préjudice moral de Monsieur et Madame Bernard Tapie ». C’est ahurissant, mais c’est ainsi : épaulé par ses avocats, Me Gilles August (qui dans l’intervalle a été écarté) et surtout, Me Jean-Pierre Martel (qui, lui, est toujours curieusement dans le dossier et même en charge du recours en révision), le CDR, qui est censé défendre les intérêts de l’État, ne fait pas valoir que la demande de Bernard Tapie à percevoir un préjudice moral est irrecevable.
Et plus loin, notamment aux pages 83 et 84 de la sentence, les arbitres décrivent les diverses raisons pour lesquelles Bernard Tapie peut revendiquer un préjudice moral. Parmi ces raisons figure en particulier celle-ci : « La violente campagne de presse conduite par la banque, usant par tous les moyens du nom de Tapie – par exemple inscrit sur une poubelle pour le discréditer. » Et dans la foulée, la sentence souligne que le CDR ne conteste que très mollement le préjudice moral, alors que Bernard Tapie est très pugnace : « Le CDR et CDR Créances se bornent à qualifier le préjudice d’inexistant mais n’apportent pas d'élément de réfutation. (…) Prenant la parole lors de l’audience du 4 juin 2008, sans qu’aucune partie ne s’y oppose, Monsieur Bernard Tapie a décrit quelques-unes des humiliations et des manœuvres destructrices qu’il a dû subir avec son épouse. CDR Créances et CDR n’ont pas contesté oralement ce douloureux exposé indiquant seulement que le Crédit lyonnais et non la SDBO serait l’auteur de ces faits. »
Lisant ces extraits de la sentence, on peut à bon droit être stupéfait, car on s’aperçoit que le CDR apparaît presque complice de cette demande de préjudice moral formulée par Bernard Tapie, ou en tout cas qu’il ne fait rien pour la torpiller. Résultat : « Le tribunal arbitral allouera aux liquidateurs une indemnité de 45 millions d’euros en réparation d’un préjudice moral d’une très lourde gravité. »
Mais la vérité, c’est que ce préjudice moral n’est pas seulement scandaleux dans son montant. Même si le CDR n’use pas de cet argument, il est aussi infondé en droit. Et pour une raison facile à comprendre : l’affaire avait déjà été jugée, et Bernard Tapie avait été… débouté de ses demandes, comme Mediapart l’avait déjà raconté dans les jours suivant l’arbitrage (lire Le jugement en faveur de Tapie entaché d’irrégularités).
Accédant à la présidence du Crédit lyonnais, à la mi-1993, avec pour mandat de redresser la banque publique en très piteux état, Jean Peyrelevade avait engagé, au lendemain de premières mesures de restructuration, une campagne de publicité dans la presse pour convaincre les épargnants que l'établissement était en convalescence.
C'est ainsi qu'est parue, le 30 septembre 1994, en page 3 du Figaro, une pleine page de publicité, avec pour titre : « Pour changer la banque, c'est maintenant ou jamais ». En bas de la page, figure un dessin – Jean Peyrelevade a toujours assuré qu'il ne l'avait vu qu'après publication – d'un humoriste : on y voit un immeuble en réfection dénommé « Crédit lyonnais », d'où sort une bulle : « Bon... plus que la cave et les greniers à nettoyer ». Et à côté de la cave, on distingue plusieurs poubelles où a été entreposé ce qui a été sorti de ces caves et greniers. Sur ces poubelles, figurent des étiquettes : « MGM », « Tapie »... C'est écrit tellement petit qu'on les voit à peine (voir ci-contre).
Rien de bien grave. En ces temps de désastre du Crédit lyonnais, tous les autres caricaturistes de la presse s'en donnent à cœur joie contre la banque. Souvent avec beaucoup plus de férocité. Mais comme ce dessin figure dans une publicité, Bernard Tapie porte plainte en diffamation. Peine perdue ! Dans un jugement en date du 21 décembre 1994, le tribunal de grande instance de Paris déboute Bernard Tapie, « attendu (...) que cette publicité ne pouvait être comprise par le lecteur comme imputant clairement aux demandeurs l'accomplissement d'actes contraires à l'honneur ou à la considération ; que le seul fait que les comptes de Bernard Tapie et de ses sociétés dans les livres de la banque soient débiteurs n'est pas diffamatoire dès lors qu'il n'est pas suggéré que les intéressés auraient obtenu ou maintenu cette position débitrice par des procédés illicites ».
Et malgré l'autorité de la chose jugée, voici que cette bataille autour d'une « poubelle », perdue par Bernard Tapie, est exhumée quatorze ans plus tard. Et cette fois, le protégé de l'Élysée la gagne. Et empoche une invraisemblable pénalité de 45 millions d'euros, au titre du préjudice moral.
Pour toutes ces raisons, on comprend que la responsabilité des trois arbitres qui, ce faisant, ont violé l’autorité de la chose jugée, est lourdement engagée. Or, dans le cas présent, ce n’est pas à Pierre Estoup que Bernard Tapie doit ce cadeau proprement hallucinant. C’est à Jean-Denis Bredin, l’arbitre qui a été choisi par Me Jean-Pierre Martel et Me Gilles August, pour le compte du CDR – lesquels avocats, comme on vient de le voir, n’ont eux-mêmes pas contesté la recevabilité de cette demande.
Entendant Jean-Denis Bredin le 3 juin, la Brigade financière lui a en effet présenté un courrier qu’il avait lui-même adressé à Pierre Estoup, en date du 23 juin 2008, courrier qui a été saisi lors d’une perquisition. Dans ce courrier, Jean-Denis Bredin écrit : « Je vous adresse ci-joint mon modeste brouillon sur le préjudice moral, qui reprend pour l’essentiel vos excellentes observations. »
La Brigade financière demande donc à l’avocat s’il est bien l’auteur de la partie de la sentence relative au préjudice moral. Dans un premier temps, l’avocat tergiverse et dit qu’il ne « se souvient pas de ce courrier ». La Brigade financière insiste et lui montre le « modeste brouillon » à 45 millions. L’académicien est alors contraint de rendre les armes : « Oui, il s’agit bien de mon modeste brouillon. » Et finalement, Jean-Denis Bredin donne tous les détails : « Oui, j’ai plus particulièrement travaillé sur le préjudice moral. Le préjudice moral fait peu souvent l’objet de difficultés, soit il est limité à 1 €, soit à 1 million d’euros. Mais là, il posait problème. C’est peut-être pour cela que Monsieur Mazeaud m’a demandé de m’en occuper et a chargé Monsieur Estoup de rédiger le reste de la sentence. »
En réponse à la Brigade financière qui lui fait alors observer que « ce document intitulé "brouillon" semble en tous points identique à la partie de la sentence arbitrale sur le préjudice moral rendue le 7 juillet 2008 », l’arbitre poursuit ces explications : « Oui, certainement, la demande était de 50 millions d’euros. Moi, j’étais à 40 et le président Mazeaud a dû trancher et a amené les deux autres arbitres à accepter une solution moyenne. » Jean-Denis Bredin précise enfin que Pierre Estoup a écrit le reste de la sentence : « Oui, il a fait la rédaction du travail préparatoire de la sentence dans sa quasi-totalité. »
Les investigations de la Brigade financière ont ainsi fini par établir que le rôle de l’arbitre Jean-Denis Bredin a été très important, même si dans la presse on en a beaucoup moins parlé que de celui de Pierre Estoup. Son rôle retient d’autant plus l’attention que les auditions de l’académicien ont révélé aussi d’autres détails, pour le moins troublants. Lors d’une audition préalable, le 21 février précédent, Jean-Denis Bredin avait en effet prétendu qu’il ne connaissait pas Bernard Tapie et son épouse : « Non, je n’ai jamais eu l’occasion de les connaître. J’en ai beaucoup entendu parler mais je ne les connais pas personnellement », avait-il déclaré.
Mais lors de sa nouvelle audition, ce 3 juin 2013, la Brigade financière soumet à Jean-Denis Bredin un courrier que lui a adressé le 29 septembre 2006, donc longtemps avant l’arbitrage, Me Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie. Et dans la foulée de l’échange avec la police, Jean-Denis Bredin change de version et finit par admettre qu’il a « rencontré M. et Mme Tapie à deux ou trois reprises dans un cadre mondain, il y a très longtemps, autour de 1993-1995 ». Mais il ajoute tout aussitôt qu’il ne se souvient plus de la lettre de Me Lantourne.
Or, cette lettre, adressée par Me Lantourne à Me Bredin, que la Brigade financière a saisie lors d’une perquisition, est tout sauf anodine. Dans ce courrier, l’avocat écrit en effet ceci à l’académicien : « Mon cher confrère, Monsieur Bernard Tapie m’a demandé de vous faire parvenir par la présente copie du projet d’avis de Monsieur Lafortune, avocat général près la Cour de cassation. Je vous en souhaite bonne réception. »
Ce courrier soulève une cascade d’interrogations. D’abord, il suggère que, contrairement à ce que Jean-Denis Bredin a prétendu, il connaissait Bernard Tapie, mais pas seulement « dans un cadre mondain », peut-être aussi dans un cadre professionnel : la lettre peut en effet laisser entendre que Bernard Tapie transmet ce projet d’avis à Me Bredin pour recueillir son avis. Mais dans ce cas, si Jean-Denis Bredin a eu à connaître des dossiers Tapie avant l’arbitrage, n’a-t-il pas lui aussi manqué à ses obligations d’indépendance puisqu’il ne l’a pas déclaré quand le tribunal arbitral a été constitué ?
Et puis la seconde interrogation n’est pas des moindres. Car au printemps 2006, un étrange incident – absolument sans précédent – était survenu à la Cour de cassation, peu de temps avant qu’elle ne se prononce sur le litige Adidas : durant quelques heures, le matin du 19 juin, les conclusions confidentielles du conseiller-rapporteur de la chambre commerciale, chargée d'examiner le dossier Adidas, ont été accessibles sur le site intranet de la haute juridiction, à cause d’un dysfonctionnement d’origine mystérieuse. Du coup, l’audience prévue par la Cour de cassation initialement le 4 juillet avait été reportée à l'automne et son premier président, Guy Canivet, avait décidé que l'arrêt serait rendu le 9 octobre par l’assemblée plénière de la juridiction, pour lui conférer le plus de solennité possible et éviter toute pression.
Or, la lettre de Me Lantourne suggère qu’en réalité, dix jours avant cette assemblée plénière, ce projet d’avis, qui aurait dû rester confidentiel, est entre les mains de Bernard Tapie et que ce dernier le fait adresser à Jean-Denis Bredin. Qui a donc pu transmettre ce document confidentiel à Bernard Tapie ? Et pourquoi Jean-Denis Bredin en est-il aussi destinataire ? À l’aune de ces révélations, on devine, quoi qu’il en soit, que la Brigade financière et les magistrats qui supervisent leurs investigations ont fait un formidable travail. Car au gré des perquisitions qu’ils ont conduites et des auditions auxquelles ils ont procédé, la vraie histoire, telle qu’elle apparaît, n’est pas celle dont on parle trop souvent : celle d’un arbitre qui aurait pu masquer ses liens avec le clan Tapie et berner ses deux autres collègues. En vérité, les trois arbitres ont été solidaires, et puisqu’ils le disent eux-mêmes, il n’y a guère de raison d’en douter…
BOITE NOIREÀ l'automne 2008, je suis parvenu à m'entretenir une fois avec Pierre Estoup par téléphone et j'ai pu l'interroger sur ces manquements à ses obligations d'indépendance, qui à l'époque étaient encore peu connus. Par la suite, je n'ai plus eu accès à lui. J'ai souvent cherché à joindre Pierre Mazeaud et Jean-Denis Bredin, mais ils n'ont jamais donné suite à mes appels.
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