Est-ce le grain de sable qui peut déclencher une catastrophe ? En se retournant voilà quelques années contre deux anciens partenaires en affaires, qui sont aujourd’hui incarcérés aux États-Unis pour fraude fiscale, le Consortium de réalisation (CDR, structure de défaisance des actifs pourris du Crédit lyonnais, créée en 1995, et actuellement sous mandat de gestion de la Caisse des dépôts et consignations), déjà éclaboussé par divers scandales dont l’affaire Tapie, a peut-être commis une grosse boulette.
Inédite, cette affaire a – selon nos informations – donné lieu récemment à une plainte pour « escroquerie au jugement » et à une procédure devant le tribunal de commerce, toutes deux déposées à Paris, et dont les conséquences peuvent être redoutables.
Février 2011. Maurice Cohen, 77 ans, et son fils Léon, 46 ans, sont condamnés à une peine de dix ans de prison ferme par un juge de Miami (Floride), pour une fraude fiscale dont le montant total est estimé à 200 millions de dollars : à savoir 150 millions d’actifs cachés, et 49 millions de revenus non déclarés. La presse locale détaille le train de vie fastueux des Cohen, et fait avec gourmandise un inventaire détaillé des biens saisis (villas, bateaux, voitures de luxe...). Le père et le fils étaient associés dans un projet ambitieux : ils devaient prochainement ériger un gratte-ciel spectaculaire de 93 étages à Miami.
Vingt ans plus tôt, en 1991, ces hommes d’affaires de nationalité espagnole, et dont une partie de la famille vit en France, s’étaient associés à la sulfureuse SDBO, filiale du Crédit lyonnais, pour acheter une tour de 46 étages à New York (située au 135 West 52nd Street, à Manhattan) et la transformer en résidence hôtelière, le Flatotel. Maurice Cohen avait déjà monté un Faltotel à Paris, dans le XVe arrondissement, dans les années 1980.
Les montages élaborés pour le deal new-yorkais sont assez curieux. La SDBO constitue, tout d’abord, une société commune, EALC, avec la SNC Summersun de Maurice Cohen. En 1990, la SDBO apporte une avance de fonds de 56,4 millions de dollars... avant de s’apercevoir que ce type de montage est contraire à la loi américaine.
La SDBO transforme alors son apport en prêt, et y ajoute d'autres crédits, son concours à l’opération se montant à un total de 87,8 millions de dollars. En garantie, la SDBO prend une hypothèque de premier rang sur l’immeuble, et demande en outre le nantissement à son profit des parts sociales de la société EALC.
Mais dès les mois qui suivent, après un retournement du marché de l’immobilier, la SDBO change d’avis, et cherche à se désengager brutalement du projet. En juin 1992, elle argue de divers motifs pour ne pas verser le solde du crédit. Les travaux de la tour de Manhattan s’arrêtent au mois d’août, et des procédures judiciaires sont lancées de part et d’autre, EALC accusant la SDBO de vouloir mettre la main sur l’hôtel à travers son hypothèque.
Trois décisions judiciaires sont rendues en France, favorables à EALC. Mais entre-temps, un troisième protagoniste fait son apparition : l’homme d’affaires américain Simon Elias, qui exploite plusieurs hôtels. Le montage est exotique, et fleure le paradis fiscal à plein nez : EALC est cédée en 1999 à une société de droit panaméen (Blue Ocean Finance), qui cède elle-même EALC en 2000 à une société des Bahamas (Ospin international Inc). Dans l’opération, Elias débourserait environ 30 millions de dollars pour mettre la main sur la société et sur l’hôtel, qui vaut environ 100 millions, mais doit être rénové.
Les choses vont encore se compliquer, car il semble que Maurice Cohen et Simon Elias ont quelque peu « oublié » de prévenir la SDBO et les services fiscaux de cette transaction.
Du coup, des décisions de justice défavorables à EALC vont obliger cette société à honorer plusieurs prêts. Pire : la SDBO découvre à cette occasion qu’Elias a, en fait, racheté la société. Se pensant grugée, la banque saisit la justice américaine. Résultat : quelque 36 sociétés apparaîtraient, à ce jour, dans un entrelacs de 25 procédures judiciaires initiées aux États-Unis. Un véritable casse-tête.
En 2007, Elias et le CDR vont pourtant conclure un accord discret : une cession de créances, qui ramène 105 millions de dollars dans les caisses du CDR, sur les 226 millions que lui devait EALC, et qui s’accompagne de clauses encore secrètes à ce jour.
Mais cet accord se fait sur le dos de Maurice Cohen, contre lequel les avocats américains du CDR maintiennent leurs plaintes. Cela, sans dire à la justice US qu’ils ont cédé leurs créances à Elias.
Bref, selon leurs avocats, les Cohen se retrouvent obligés d’indemniser le CDR, alors que celui l’a déjà été par Elias. Et aujourd’hui, la famille Cohen se voit réclamer un total de 265 millions de dollars par le CDR, au terme d’une décision rendue en août 2008 par la justice américaine. Ubuesque.
Le CDR a d’ores et déjà fait saisir des biens immobiliers et mobiliers appartenant à la famille Cohen en Floride, pour un montant estimé à 80 millions de dollars. La vente des biens saisis est en cours, mais ne suffira pas à atteindre les 265 millions exigés. Les Cohen jurent qu’ils n’ont plus rien, et qu’ils risquent de passer de longues années en prison, le fisc américain leur réclamant encore 20 millions de dollars, expliquent leurs avocats.
La contre-attaque est lancée. Selon nos informations, cinq membres de la famille Cohen ont discrètement déposé une plainte avec constitution de partie civile pour des faits de « subornation de témoin », « escroquerie au jugement », « abus de biens sociaux », « abus de confiance » et « détournement de fonds publics ». Cette plainte a été déposée le 28 mars dernier au pôle financier du tribunal de Paris par l’avocat Félix de Belloy, et complétée le 22 mai par courrier. Un juge d’instruction parisien doit prochainement être désigné pour enquêter sur cette affaire complexe.
L’angle d’attaque retenu par les avocats de la famille Cohen est original. Pour ses procédures outre-Atlantique, le CDR a produit le témoignage d’un de ses anciens cadres dirigeants, Christian B., à la retraite depuis 2006. Ce retraité a fait deux dépositions sous serment, en juin 2008 et mai 2012, qui pourraient recevoir la qualification de « faux témoignage » ou de « subornation de témoin », exposent les plaignants.
Selon les pièces qu’ils ont obtenues aux États-Unis, le retraité du CDR a en effet été rémunéré pour son témoignage, à hauteur de 5 000 euros en 2008, et 3 000 euros en 2012, sans compter un remboursement de ses frais. Surtout, cet ancien cadre dirigeant a déclaré en 2008 que le CDR n’avait reçu aucun paiement, alors que 105 millions de dollars avaient pourtant été versés par Simon Elias l’année précédente.
Christian B., l’ignorait-il, étant parti en retraite en 2006 ? Lui a-t-on soufflé ses dépositions ? A-t-il menti de façon délibérée ? Toujours est-il que c’est sur son témoignage pour le moins biaisé que la justice américaine s’est (notamment) appuyée pour prononcer la condamnation de Maurice et Léon Cohen. Autant dire que la toute nouvelle procédure, initiée par la plainte pénale déposée à Paris par la famille Cohen, pourrait tout remettre en question.
En effet, la plainte vise également des faits d’« abus de confiance », d’« abus de biens sociaux », de « détournement de fonds publics » et d’« escroquerie au jugement » qu’aurait commis le CDR dans cette affaire, en obtenant des décisions de justice infondées par des moyens illicites (le témoignage rémunéré), soutiennent les plaignants.
Ce n’est pas tout. Selon nos informations, les Cohen ont également déposé une assignation devant le tribunal de commerce de Paris le 14 juin, pour dénoncer la « collusion » entre le CDR et Simon Elias. Maurice et Léon Cohen (ainsi que trois membres de la famille) réclament 268 millions de dollars au CDR et à Simon Elias dans cette procédure commerciale.
L’un des paradoxes de cette affaire réside dans le fait que le dossier EALC a été mis en avant par Jean-François Rocchi, nommé à la tête du CDR fin 2006 (et mis en examen le 12 juin pour « escroquerie en bande organisée » et « usage abusif de pouvoirs sociaux » dans l’affaire Tapie) comme l’une des rares réussites financières à mettre à l’actif du CDR.
Dans ses réponses à la Cour des comptes, qui s’est penchée sur la gestion du CDR, Jean-François Rocchi s’est en effet attribué les mérites de la transaction de 2007, et a estimé que l’opération EALC « est totalement équilibrée dans son résultat économique, et qu’elle a dégagé un profit comptable de l’ordre de 4 millions d’euros », alors que le CDR détenait initialement une créance de 226 millions de dollars sur cette société.
Les frais d’avocats du CDR, qui sont gardés jalousement secrets, posent aussi question, alors que vingt-cinq procédures judiciaires suivent leur cours (à New York et en Floride). Un rapport non public de la Cour des comptes, dévoilé par Mediapart en mai 2011 (lire notre article ici), permet d’apprendre que les « honoraires contentieux » du CDR ont pesé pour 27,3 millions d’euros en 2006, 15,1 millions en 2007, et encore 12,8 millions en 2008.
Selon la défense de la famille Cohen, les avocats américains ont coûté 8 millions d’euros en 2007 au CDR, et 6 millions en 2008, dont une part importante pour le dossier EALC, et sont – en outre – rémunérés au résultat. D’ici à penser que les procès ne sont pas rentables, il n’y a qu’un pas.
La question des frais d’avocats du CDR vient également d’être soulevée dans un autre dossier. Selon Le Nouvel Observateur, la Cour des comptes a envoyé le 27 mars un référé au ministre de l'économie, Pierre Moscovici, dans lequel elle épingle Jean-François Rocchi pour sa gestion de la liquidation de l'Entreprise minière et chimique (EMC) de 2006 à 2010. Il lui est reproché d'avoir laissé dériver les honoraires du cabinet d'avocats August & Debouzy. Contrairement aux procédures prévues, Jean-François Rocchi n'aurait pas soumis au contrôleur chargé de valider les dépenses les lettres de mission de ce cabinet, datant de février 2010 et prévoyant des honoraires de 500 000 euros. Un oubli d'autant plus dommageable que les frais engagés « ont été en définitive de l'ordre de 1,2 million d'euros, soit plus du double de ceux prévus »...
Voir également les documents sous l'onglet Prolonger.
BOITE NOIRESollicité par Mediapart, l’avocat du CDR, Pierre-Olivier Sur, n’a pas donné suite.
PROLONGER Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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