En parcourant la liste de la fameuse “réserve parlementaire” pour l'année 2011, longue litanie de subventions communiquée par le ministère de l'intérieur à Hervé Lebreton, citoyen du Lot-et-Garonne (voir explications en boîte noire), on est vite frappé par la fréquence des mots “église”, “chapelle”, “abbaye” et autres “clocher” ou “vitraux”.
Selon notre pointage, députés et sénateurs ont attribué cette année-là près de 7 des 150 millions d'euros de la réserve parlementaire à environ 650 projets de réfection, rénovation ou entretien de bâtiments religieux. L'écrasante majorité sont des bâtiments du culte catholique. On ne trouve dans la liste mention que de cinq temples protestants, et aucune “mosquée” ou “synagogue”.
Que des collectivités mettent au pot pour financer la rénovation des bâtiments catholiques n'est, en soi, pas surprenant. Depuis 1905 et la loi de séparation de l'Église et de l'État, « la République française est à la tête d'un patrimoine considérable de 35 000 églises et cathédrales » construites avant 1905, rappelle le philosophe Henri Pena-Ruiz. Ce patrimoine, parfois classé à l'inventaire des monuments historiques, l'État est chargé de l'entretenir. « En tant que bailleur il doit financer la structure fixe des bâtiments, leur rénovation, leur toiture, etc. Rénover les églises n'est pas un acte exceptionnel : pour l'État propriétaire, c'est comme rénover un pont. » En revanche, l'État ne peut financer des édifices religieux construits après 1905.
Pour les communes propriétaires de ces vieilles pierres, la charge financière est parfois très lourde. Une partie du monde catholique estime d'ailleurs que l'investissement de l'État dans les bâtiments paroissiaux n'est jamais suffisant (et l'extrême droite mobilise volontiers contre la « disparition de nos clochers »).
Bien souvent, les projets financés par les députés et sénateurs consistent à refaire la toiture d'une église, ripoliner le parvis, restaurer les maçonneries, mettre l'électricité aux normes ou réparer des vitraux. Dans quelques cas, le bâtiment s'avère dangereux et sa « mise en sécurité » nécessite des travaux urgents.
Mais ce financement via la réserve parlementaire, cette manne financière que les parlementaires dépensent comme bon leur semble sans en rendre compte, intrigue les spécialistes de la laïcité interrogés par Mediapart : alors que cette pratique semble courante, ils n'en connaissaient pas l'existence. « C'est un financement par la bande, caché : un tel secret est anormal », juge l'historien de la laïcité Jean Baubérot. « Quand les choses ne sont pas claires, il y a toujours à craindre et à suspecter », s'inquiète aussi Henri Pena-Ruiz. Qui pointe les risques de « clientélisme ».
De fait, alors que la droite alors au pouvoir s'est attribué en 2011 la plus grosse partie des 150 millions de la réserve parlementaire (lire nos précédents articles, ici et là), difficile de ne pas établir de lien entre financement d'édifices religieux et volonté de flatter l'électorat catholique.
Ainsi, le président de l'Assemblée nationale Bernard Accoyer, à la tête d'un magot de 12 millions d'euros de réserve parlementaire, a financé en 2011 pas moins de dix-huit projets de rénovation d'églises et d'abbayes partout en France. Soit un chèque de 310 000 euros au total, pour cette seule année. Un tiers de l'enveloppe, 100 000 euros, a été consacré à la restauration de la toiture et du clocher de l'église de Thorens-Glières (photo), un édifice catholique de sa circonscription en Haute-Savoie.
À la tête d'une très confortable réserve de 730 000 euros, le député UMP de la Drôme Hervé Mariton, qui s'est illustré récemment par son opposition au mariage pour tous, a débloqué 26 000 euros pour quatre églises de la Drôme. Catholique militant, Marc Le Fur (UMP) a donné 24 000 euros pour la restauration de deux chapelles des Côtes-d'Armor. Sept églises du Lot-et-Garonne ont obtenu aussi 100 000 euros grâce à la réserve du député UMP Michel Diefenbacher et du centriste Jean Dionis du Séjour. Nicole Ameline (UMP, Calvados) a dégagé 39 000 euros de ses 150 000 euros pour des travaux dans cinq églises.
Alors ministre du travail, Xavier Bertrand a débloqué 32 400 euros pour quatre églises de l'Aisne… et 5 100 euros pour « la restauration des portes de l'église paroissiale » d'Aregno, le village corse dont sa femme est originaire. L'UMP Jérôme Bignon débloque 38 000 euros disséminées sur plusieurs paroisses pour réhabiliter des églises de sa circonscription de la Somme. Une pratique habituelle pour ce député, battu en 2012.
Parfois, la distinction entre restauration du bâtiment et financement du culte, en théorie banni par la loi, semble assez mince. Le sénateur UMP Alain Vasselle paie ainsi sur sa réserve « l'acquisition d'un chemin de croix » (une série de tableaux relatant la vie de Jésus) pour l'église de Maisoncelle-Tuilerie (Oise). Valeur : 1 100 euros. Une subvention qui fait tiquer Henri Pena-Ruiz : « On ne peut pas engager de fonds publics pour créer des biens religieux nouveaux. » Le sénateur du Doubs Jean-François Humbert finance aussi 4 800 euros la restauration du mobilier de la chapelle de Silley. Du mobilier « non protégé », est-il précisé.
La restauration des édifices religieux est d'ailleurs un vrai sport de sénateurs : pour eux qui sont élus au suffrage indirect par les maires, conseillers municipaux et généraux, c'est une façon de cajoler très directement leurs électeurs. Pour les maires de petites communes, ces quelques milliers d'euros tombés du ciel peuvent être un véritable ballon d'oxygène. Le sénateur peut en échange espérer un retour d'ascenseur, le jour venu.
En la matière, le plus prodigue est sans conteste le sénateur UMP de l'Oise Philippe Marini. À la tête d'une énorme cagnotte de 2,8 millions d'euros en 2011 qui a largement profité à la ville de Compiègne dont il est maire (lire notre article), Marini a débloqué près de 215 000 euros pour des travaux dans 28 édifices religieux de l'Oise : la restauration de l'église Saint-Médard d'Attichy, l'installation d'un chauffage à l'église Saint-Michel de Mesnil-en-Thelle, la restauration des statues de l'église de Nourard, le chauffage de l'église de Quesmy, le paratonnerre de celle de Bretigny, ou encore 15 000 euros pour la première tranche de la voûte et des poutres polychromes de la chapelle Saint-Blaise de Silly-Tillard (photo), classée monument historique, etc.
Sur sa réserve de 3 millions d'euros, le président du Sénat Gérard Larcher a pioché 150 000 euros pour financer la restauration de treize églises et abbayes partout en France (dont deux sont situées dans son département des Yvelines). Comme l'a raconté Mediapart, Larcher a largement utilisé cette année-là sa réserve parlementaire pour financer les projets d'élus locaux qui allaient voter aux sénatoriales 2011. Et favoriser sa propre élection à la tête du Sénat.
L'UMP Joël Bourdin (Eure) a octroyé 70 000 euros à la rénovation de huit églises. Le sénateur (non-inscrit) et président du Conseil général de l'Aube, Philippe Adnot, a attribué 38 000 euros pour restaurer dix églises de son département (la rénovation d'un chœur, d'un parvis ou de vitraux, des travaux d'électricité, la « désinsectisation d'un plafond », etc.).
Les sénateurs de gauche ne sont pas en reste, même s'ils disposaient en 2011 d'une réserve moindre et si les sommes dépensées en faveur de la restauration des bâtiments religieux sont moins importantes.
Le sénateur David Assouline (actuel porte-parole du PS) a distribué 19 000 euros pour la restauration d'édifices catholiques, une somme en fait attribuée à d'autres sénateurs PS. Nicole Bricq, aujourd'hui ministre du commerce extérieur de François Hollande, a dépensé 20 000 euros pour des églises de Seine-et-Marne, son département. Jean-Louis Carrère, sénateur landais, finance à hauteur de 56 000 euros la rénovation de trois églises dans son département. Jean-Pierre Sueur et François Rebsamen font de même dans leurs fiefs respectifs, le Loiret et la Côte-d'Or, à hauteur de 19 000 et 8 000 euros.
Fervents laïcs, les sénateurs communistes mettent aussi au pot quand il s'agit d'aider leur circonscription. Le député André Chassaigne attribue 3 250 euros à la restauration des cloches de l'église de Novacelles (Puy-de-Dôme). Et l'ancienne ministre du tourisme de Lionel Jospin, Michèle Demessine, dépense 65 800 euros pour la « réhabilitation partielle » de l'église de Prouvy (Nord, photo ci-dessous), édifice très dégradé.
Jean-Pierre Chevènement, membre au Sénat du groupe RDSE (qui comporte nombre de radicaux de gauche intransigeants sur la défense de la laïcité), octroie 12 500 euros à deux églises du territoire de Belfort, afin de financer la restauration d'un harmonium et d'un orgue.
La réserve parlementaire finance aussi de nombreuses rénovations de “presbytères” – pour un montant de 500 000 euros au total. Bien souvent, il s'agit de les transformer en bâtiment municipal ou en logements.
Dans cette longue liste d'édifices catholiques, on ne trouve que cinq temples protestants : 11 000 euros pour la rénovation des travaux du temple de La Roque-d'Anthéron (Bouches-du-Rhône) ; 8 000 euros pour la réhabilitation de deux temples du Gard, dont celui des Mages, propriété de la mairie ; 8 000 euros pour le temple de Fouday (Bas-Rhin) ; 15000 euros dans le Haut-Rhin pour la restauration du temple de Fellering, érigé en 1912 par les fonctionnaires allemands installés en Alsace. Les édifices religieux d'Alsace et Moselle ne sont pas soumis à la loi de 1905, mais au Concordat : quelle que soit leur date de construction, ils sont entretenus par les communes. Prêtres, pasteurs, rabbins sont payés par l'État.
Enfin, si partout en France, 209 réfections de cimetières (murs de soutènements, extension, parkings, etc.) sont financées par la réserve parlementaire, on ne trouve que deux dossiers concernant un « carré musulman » : en l'occurrence 30 000 euros pour l'aménagement d'un carré musulman au cimetière du Puy-en-Velay, la ville de Laurent Wauquiez, et 7 401 euros pour l'accès au carré musulman du cimetière de Saverne (Bas-Rhin).
« Ces financements dont personne n'est informé montre qu'une fois de plus, il serait temps de réaliser un audit de la laïcité française qui poserait enfin clairement la question de ce que l'État doit financer ou non, et ce pour les différentes religions et écoles de pensée », plaide Jean Baubérot. Quant à Henri Pena-Ruiz, il estime surtout qu'« en ces temps de crise, on pourrait se poser la question de savoir si ces sommes ne devraient pas être investies ailleurs, par exemple dans le logement ou les services publics ».
BOITE NOIREIl y a deux semaines, Hervé Lebreton a reçu un courrier électronique contenant un fichier “pdf” de 3 méga-octets. Expéditeur : le cabinet du ministère de l'intérieur. À l'intérieur, 1 038 pages contenant l'intégralité des subventions versées en 2011 aux collectivités locales par les députés et sénateurs, au titre de la réserve parlementaire. Au total: 150 millions d'euros, attribués depuis des années de façon discrétionnaire, dans une logique souvent clientéliste et sans que les citoyens en connaissent la répartition. Une première : jusqu'ici, les pouvoirs publics avaient toujours refusé la moindre transparence.
Pour Hervé Lebreton, c'est l'aboutissement d'« un parcours du combattant » de deux ans et demi. En 2011, ce professeur de mathématiques du Lot-et-Garonne, fondateur de l'Association pour une démocratie directe, a d'abord saisi le ministère de l'intérieur, qui attribue les fameuses subventions. Sans succès. Il s'est ensuite tourné vers la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) qui a rendu un avis positif, mais consultatif. Là encore, pas de réponse. Hervé Lebreton s'est alors tourné vers le tribunal administratif de Paris. Qui, le 23 avril, lui a donné raison et enjoint le ministère de l'intérieur de publier sous deux mois la fameuse liste. Une décision dont le ministère, grande première, a choisi de ne pas faire appel. Deux mois et quelques heures plus tard, le fichier “pdf” arrivait dans la boîte électronique d'Hervé Lebreton.
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