Ce n’est qu’un rendez-vous parmi des centaines d’autres. Une heure dans l’agenda chargé d’un président de la République. Mais celui-là est hautement symbolique : il y a deux mois, François Hollande a reçu à l’Élysée Peter Hartz, ancien conseiller de Gerhard Schröder et inspirateur de l’Agenda 2010 au début des années 2000. L’information, révélée par le quotidien régional allemand Saarbrücker Zeitung, a été confirmée par le cabinet du chef de l’État.
Contrairement à ce qu’ont écrit plusieurs journaux, le quotidien allemand ne dit pas que Peter Hartz va devenir conseiller de François Hollande – il évoque simplement un contact personnel et une aura dans certains milieux économiques. L’ex-conseiller de Schröder a en effet participé aux derniers travaux du think tank En temps réel, au conseil d’administration duquel siège le secrétaire général adjoint de l’Élysée, Emmanuel Macron. Hartz a participé à un atelier du think tank le 29 mai 2013, intitulé « Retour de la compétitivité en Allemagne dans les années 2000 et perspectives pour l’emploi en Europe et en France aujourd’hui », et il a signé le dernier Cahier d’En temps réel de janvier 2014 (Des lois Hartz aux europatriés : pour une réforme du marché du travail en Europe). Par le passé, Macron a déjà croisé la route de Gerhard Schröder, conseiller (« senior adviser ») de la banque Rothschild où le Français était associé avant de rejoindre l’Élysée.
« François Hollande l'a reçu il y a deux mois à sa demande pour un entretien informel d'une heure et pour l'inviter à un colloque (Hartz s’occupe aujourd’hui d’emploi des jeunes en Europe et organise un colloque sur le sujet en juin 2014 – ndlr). Je démens qu'il soit son conseiller ou soit amené à le devenir », a déclaré à l'AFP le conseiller politique du président français Aquilino Morelle, en marge d'une visite en Turquie. « C’est un non-événement. François Hollande voit tout le monde. Il adore avoir des regards extérieurs », entend-on aussi à l’Élysée.
Même chose à Matignon : « M. Hartz n'est pas conseiller des pouvoirs publics français. C'est un tuyau percé », dit un proche du premier ministre. Avant d’ajouter : « On ne s'inspirera pas des réformes Hartz IV si on parle des mini-jobs. On ne parle pas de supprimer le Smic – c’est d'ailleurs l'Allemagne qui va en créer un. Et ce n'est pas en période de chômage qu'on baisse les indemnités chômage… On ne cherche pas à copier quelque modèle que ce soit. Jean-Marc Ayrault a parlé de “nouveau modèle français”, il ne s'agit pas de modèle allemand ou franco-allemand. »
Il n’empêche que la visite à l’Élysée de Peter Hartz, qui n’apparaît que très rarement en public en Allemagne, fait grincer des dents. Pour la gauche, il incarne la violence du quatrième paquet de réformes de Gerhard Schröder, dites Hartz IV, qui ont fabriqué des bataillons de pauvres en réduisant les allocations chômage et en créant les jobs à un euro de l’heure. Fait moins connu en France, Hartz a aussi été condamné en 2007 à deux ans de prison avec sursis et une amende de 576 000 € pour détournement de fonds. Alors qu’il était DRH de Volkswagen, il était l'une des chevilles ouvrières du système de corruption des dirigeants syndicaux du constructeur automobile, allant du versement de bonus très importants à la mise à disposition de prostituées de luxe.
Mais c’est surtout parce que le discours politique de François Hollande ressemble de plus en plus à celui de Gerhard Schröder que le rendez-vous, même anecdotique, avec Peter Hartz a autant fait réagir (par exemple Jean-Luc Mélenchon ou Gérard Filoche). L’Élysée et Matignon ont beau s’en défendre, le modèle assumé du « pacte de responsabilité » est bien celui de l’Allemagne.
L’an dernier, à Leipzig, le président de la République avait d’ailleurs rendu un hommage appuyé à l’ancien chancelier Gerhard Schröder. « Le progrès, c’est aussi de faire dans des moments difficiles des choix courageux pour préserver l’emploi et anticiper les mutations industrielles. Et c'est ce qu'a fait Gerhard Schröder et qui permet aujourd'hui à votre pays d'être en avance sur d'autres. Ces décisions ne sont pas faciles à prendre, elles peuvent même faire surgir des controverses, mais rien ne se construit, rien de solide ne se bâtit en ignorant le réel », avait-il déclaré lors du congrès du SPD.
La semaine dernière, lors de ses vœux au patronat et aux syndicats, François Hollande a également dit que la baisse de la fiscalité des entreprises devait conduire à harmoniser le taux d’imposition français avec celui des sociétés allemandes. L’incitation à investir en France doit reposer sur un « un dialogue constructif » avec le patronat, selon l’Élysée, « comme ce que fait le ministère de l’industrie allemand ».
« Depuis dix ans, la France a décroché parce que l’on a beaucoup moins modéré les salaires que nos voisins allemands et que l'on a distribué beaucoup plus de dividendes. On a fait le choix de protéger ceux qui ont un emploi et les actionnaires. L’idée, cette fois, c’est de restaurer les marges des entreprises, mais pour favoriser l’embauche et l’investissement », décryptait dans la foulée des vœux présidentiels un des proches conseillers de Hollande, lors d’un briefing pour la presse.
Le choix des mots et la philosophie de cette politique : tout rappelle le parti travailliste, le SPD des années 1990 et du début des années 2000 et le manifeste publié en juin 1999 par le chancelier allemand Gerhard Schröder, tenant du « Neue Mitte » (le « Nouveau centre »), et le premier ministre britannique Tony Blair, partisan de la « third way » (« troisième voie »), qui s'opposaient alors à la gauche plurielle de Lionel Jospin.
À l’époque, il s’agissait déjà de « moderniser », de « mouvement », de « nouveaux défis » et de « créativité ». « Moderniser, c’est agir pour s’adapter à une situation qui, à l’évidence et sans parti pris, a évolué », écrivent les deux dirigeants de l’époque dans les premières lignes de leur texte (traduit et publié en français par la Fondation Jean Jaurès).
Quinze ans plus tard, François Hollande joue d’une mise en scène similaire, celle d’une urgence au nom de la France, et celle de l’opposition, vieille comme la politique, entre ceux qui regarderaient vers le passé (les passéistes, les orthodoxes, les immobiles) et ceux qui plaideraient pour le mouvement (les modernes).
« Regardons lucidement la situation économique en ce début d’année. La croissance reste faible. Trop faible pour créer durablement des emplois. C’est donc maintenant que tout se joue. Ou la confiance revient et alors les investissements et les embauches repartiront plus vite et plus vigoureusement que prévu. Ou le doute et l’incertitude s’installent et la croissance sera molle et le chômage incompressible. C’est parce que je refuse ce scénario de l’attentisme et de la frilosité que j’ai proposé le pacte de responsabilité », a ainsi dit mardi François Hollande.
À chaque fois, depuis ses vœux du 31 décembre, le président de la République insiste dans la foulée sur l’unité de la France, par-delà les clivages : « La France peut réussir si elle se rassemble sur l’essentiel. » Dans la bouche des conseillers de François Hollande à l’Élysée, les mêmes mots reviennent, parfois encore plus francs. « C’est un changement culturel qui est fait à l’occasion de ce pacte. Il faut sortir de la société de la défiance entre le patronat et les syndicats. Plutôt que de se tenir par la barbichette avec des objectifs chiffrés de créations d’emplois, il faut faire mouvement ensemble dans le temps, avec les conditions de la transparence », décrypte un proche collaborateur du président. Avant d’assumer « un contrat de mariage » avec les chefs d’entreprise.
Il y a quelques mois, l'un des proches du président de la République, influent à l’Élysée, nous expliquait déjà : « Le socialisme de l’offre suppose de revisiter un des réflexes de la gauche, celui qui veut que l’entreprise soit le lieu de la lutte des classes et d’un désalignement profond d’intérêts. Elle l’est pour partie – c’est cela que l’on corrige avec le droit du travail. Mais elle n’est pas que cela : sur le plan économique, elle est un alignement de forces. La bataille n’est pas à mener au sein de l’entreprise, mais pour la conquête de nouveaux marchés, de nouveaux clients… Si l'on reste dans un critère classique de lutte de classes, de division de la collectivité humaine dans l’entreprise, alors on continue à creuser l’impasse dans laquelle on se trouve. »
Au deuxième paragraphe de leur manifeste, Blair et Schröder commençaient par ces mots : « La plupart des gens ont depuis longtemps abandonné toute vision du monde fondée sur le clivage entre les dogmes de la gauche et de la droite. » Ils remplaçaient ensuite la lutte des classes, du moins la conception de la société divisée en classes sociales aux intérêts divergents, par « les gagnants et les perdants ».
Surtout, leur programme défendait explicitement cette politique de l’offre que François Hollande met en place depuis plus d’un an et qu’il veut désormais renforcer. Le manifeste de 1999 appelle ainsi à « mettre en œuvre le nouveau programme de la gauche pour stimuler l’offre ». « Dans le passé, les sociaux-démocrates ont souvent donné l’impression que les objectifs en matière de croissance et d’emploi élevé seraient atteints uniquement grâce à une gestion efficace de la demande. Les sociaux-démocrates modernes reconnaissent que les politiques de l’offre ont un rôle central et complémentaire à jouer », proclame ce texte fondateur.
Concrètement, Blair et Schröder voulaient « moderniser l’État-providence sans pour autant le démanteler » : dans la bouche de Hollande, cela revient à « préserver notre modèle social », tout en faisant des économies drastiques et en allégeant les cotisations payées par les entreprises. Le président français tient aussi un discours très similaire sur la réduction des dépenses publiques et le niveau de déficit : régulièrement, il moque même l'idée que la dette serait de gauche pour ringardiser les critiques sur sa politique.
En 1999, Blair et Schröder préconisaient aussi « la baisse de l’impôt sur les sociétés » : c’est l'un des objectifs des Assises de la fiscalité des entreprises qui débuteront le 29 janvier à Paris. Ils voulaient aussi « simplifier le régime fiscal des entreprises », qui ne « doivent pas être étouffées par les règles et les réglementations ». Des mots que l'on retrouve dans les derniers discours de François Hollande. Il préconise depuis des mois une « simplification » des règlements pour libérer, dit-il, l'activité économique. Mardi, il a par exemple évoqué « l’impôt-papier ». « L'État doit se rationaliser. En France, on a des corps de contrôleurs et d'inspecteurs de la norme ! » s'emporte François Rebsamen, président du groupe PS au Sénat et proche du chef de l'État.
Tous deux revendiquaient de gouverner au centre – quinze ans plus tard, le président français a redéfini le paysage politique par ces mots : « le centre gauche et le centre droit et les extrêmes. » « La politique de l'offre n'est ni de gauche ni de droite », a également commenté l'un de ses lieutenants, le ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll.
Les parallèles sont saisissants. À tel point que le prix Nobel d'économie de 2008 Paul Krugman a publié une tribune au vitriol dans le New York Times intitulée « Scandale en France », dans laquelle il accuse François Hollande d'avoir fait « quelque chose de vraiment scandaleux ». « Ce qui est choquant, c'est qu'il reprend à son compte les politiques économiques de droite discréditées. Cela rappelle que les malheurs économiques de l'Europe ne peuvent être seulement attribués aux mauvaises idées de la droite. Oui, des conservateurs sans cœur et butés ont mené la politique, mais ce sont des politiciens de la gauche modérée, mous et brouillons qui les ont encouragés et leur ont facilité la tâche », écrit Krugman.
Il y a bien sûr aussi des nuances et parfois de nettes différences entre le discours de Hollande et le manifeste de la troisième voie de 1999. Blair et Schröder théorisaient par exemple la fin de la société industrielle pour promouvoir une société de services. C’était la mode de l’époque. Ils tenaient aussi un discours nettement plus violent à l’encontre de ceux qui bénéficient des aides sociales ou des allocations chômage et qu’il faudrait « responsabiliser ». « Les sociaux-démocrates modernes veulent transformer le filet de sécurité des acquis sociaux en un tremplin vers la responsabilité individuelle », écrivaient-ils.
Hollande n’en est pas là, même si certains de ses proches conseillers sont sur cette ligne, convaincus que le système de protection sociale doit être réformé en profondeur. Cet automne, le secrétaire général adjoint de l’Élysée, Emmanuel Macron, expliquait à Mediapart vouloir rompre avec une partie de l’histoire de la gauche (voir notre enquête sur le « hollandisme ») : « À mes yeux, la théorie des capacités doit être la façon de penser de la gauche que nous voulons. Il s’agit de rendre un pays capable d’être maître de son destin. La gauche moderne est celle qui donne la possibilité aux individus de faire face, même aux coups durs. Elle ne peut plus raisonner en termes de statuts. L’idée est d’accroître “l’égalité des possibles”, pour reprendre la formule de Maurin, parce que la société statutaire où tout sera prévu va inexorablement disparaître. Il y aura donc des moments difficiles avec l’histoire de la gauche parce que cela supposera de revenir sur des certitudes passées, qui sont, à mes yeux, des étoiles mortes. »
François Hollande a beau démentir qu’il opère aujourd’hui un tournant dans sa politique, l’affichage et la mise en scène choisis depuis le début du mois attestent d’une volonté de rupture. Depuis qu’il est à l’Élysée, il mène un « socialisme de l’offre » et, si virage il y a eu, il a eu lieu dès l’automne 2012, avec la conclusion du « pacte de compétitivité » qui a remis le coût du travail au cœur de la politique économique. Simplement, Hollande ne l'assumait pas aussi clairement, à la manière du PS depuis trente ans. En mai dernier, lors de sa précédente conférence de presse, François Hollande avait même refusé de se dire social-démocrate.
Aujourd'hui, Hollande assume clairement la rupture. Avec sa campagne et le discours du Bourget du 22 janvier 2012. Et, pour partie, avec l’histoire de son parti. Car, en 1999, Blair et Schröder n’étaient pas les seuls à prétendre incarner la social-démocratie moderne. Un autre premier ministre était désireux de proposer son modèle : Lionel Jospin. Il avait lui aussi publié en 1999 un texte intitulé « Le socialisme français et la social-démocratie européenne », dans lequel il détaillait sa vision de la gauche (disponible en PDF sur le site de la Fondation Jean Jaurès). À l’époque, son parti, le PS, était dirigé par un certain François Hollande.
En réponse à ses camarades britanniques et allemands, Lionel Jospin écrivait : « Nous ne sommes pas des “libéraux de gauche”. Nous sommes des socialistes. Et être socialiste, c’est affirmer qu’il existe un primat du politique sur l’économie. » Il expliquait notamment que la France avait une histoire singulière, dans laquelle la négociation et le dialogue social étaient moins prégnants qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne.
« Nous formons ainsi une social-démocratie beaucoup plus “politique” que “sociale” », affirmait-il, avant de défendre une modernité passant aussi par « la poursuite du progrès social » (les 35 heures, la CMU) et « la conquête de la modernité sociétale et politique » (la parité, le Pacs, les réformes institutionnelles). Jospin parlait encore de « transformation sociale », de « redistribution ». Et s’il plaidait pour « une nouvelle alliance de classes », il ne parlait pas du Medef mais de « “réconcilier” les classes moyennes et populaires ». On pourrait discuter de l’adéquation du discours de Lionel Jospin avec son bilan. Mais une chose est sûre : ces mots-là ont aujourd'hui disparu de celui de François Hollande.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Google Glass : la fin des mots de passe?