Officiellement domicilié dans sa permanence de député de Levallois-Perret, Patrick Balkany fuit souvent ses administrés pour aller dormir à 70 km de là, en Normandie, dans sa fastueuse demeure de Giverny. Quatre hectares, deux piscines, un tennis : achetée au début des années 1980, juste avant sa première élection de 1983 à la mairie, sa résidence n’a cessé d’embellir. Alors que la justice soupçonne les Balkany d’avoir dissimulé des avoirs au fisc pendant des décennies et qu’une information judiciaire a été ouverte en décembre pour « blanchiment de fraude fiscale », les enquêteurs pourraient être amenés à se pencher sur les moyens utilisés par le couple pour aménager Giverny.
D’après de nombreux éléments recueillis par Mediapart, l’entreprise de bâtiments et travaux publics Fayolle & Fils a offert pendant des années des matériaux et a réquisitionné certains de ses employés pour retaper et valoriser cette résidence.
En parallèle, cette société remportait de nombreux appels d’offres à Levallois, attribués soit par la mairie, soit par des sociétés de promotion immobilière contrôlées par la ville. Parmi les plus récents, on trouve en vrac un contrat pour l’entretien de la voirie (au moins 3,3 millions d’euros hors taxe pour 2013-2016), un autre pour de la menuiserie (60 000 euros minimum sur 2013-2016), deux marchés décrochés en 2008 pour des travaux de chauffage urbain et d’éclairage extérieur, un autre pour l’extension de la piscine municipale en 2006.
À vrai dire, la justice s’est déjà invitée par le passé au manoir de Giverny. Dès 1996, Patrick Balkany avait en effet été condamné à quinze mois de prison avec sursis pour prise illégale d’intérêts pour avoir installé sur place un couple d’agents techniques de la mairie – elle pour servir de gouvernante, lui pour entretenir le jardin. Réélu en 2001, l’ami de Nicolas Sarkozy règne depuis lors sans complexe sur la ville, avec son épouse Isabelle comme première adjointe.
Mais les nouveaux ennuis judiciaires en cascade des Balkany contribuent aujourd’hui à délier les langues chez Fayolle. Sous couvert d’anonymat (pour s’éviter pressions ou représailles), des ouvriers dépêchés en Normandie par le passé commencent à relater leurs drôles de missions et racontent qu’ils ont pris des photos.
Ainsi, l’énorme bâtisse qui comprend le moulin à aubes, pièce d’histoire et atout charme de la résidence, a été restaurée grâce à la “générosité” de l’entreprise privée. Les forgerons de Fayolle, en particulier, y ont passé des semaines. Depuis, les invités voient la roue à aubes tourner derrière un plexiglas géant, épatés.
« Quand on me demandait de faire des choses, je les faisais, commente l’un des ouvriers qui a mis la main à la pâte sur certains travaux. Mon patron m’a simplement dit : "Ça reste entre nous". » Un autre confie qu’il est allé réparer, par exemple, le petit pont sur l’Audette (la rivière au cœur de la propriété des Balkany), qui évoque le célèbre jardin à nénuphars de Claude Monet, un peu plus loin dans Giverny.
Toujours sous condition d’anonymat, plusieurs témoins évoquent aussi des livraisons régulières de fuel domestique à Giverny. « On nous demandait de retirer la plaque "Fayolle" du camion, pour la discrétion », assure l’un d’eux. « Moi j’apportais des plantes ! », rigolerait presque un autre ancien de Fayolle. Sans parler des caisses de vins – démarche sans doute plus classique – directement livrées à la mairie de Levallois.
Pour toutes les personnes interrogées par Mediapart, il s’agissait bien là de cadeaux, et non de prestations facturées par Fayolle. Questionnée sur ce point comme sur d’autres, la direction de l’entreprise ne nous a jamais rappelé, son avocat précisant simplement qu’elle ne « communique jamais ».
Quant à l'avocat de Patrick Balkany, qui s’insurge contre nos « questions insultantes », il indique que son client « conteste l’ensemble de (nos) assertions ». « (M. Balkany) n’a pas de commentaire à y faire », balaye Me Grégoire Lafarge. Alors que Mediapart proposait au maire de Levallois de nous communiquer des traces de ses paiements éventuels à la société Fayolle, son avocat a répondu dans un mail lapidaire : « Non. Vous n’êtes ni juge d’instruction, ni officier de police judiciaire. »
Au passage, l’avocat ajoute avoir déposé plainte contre X... auprès du tribunal de Nanterre au lendemain des révélations de Mediapart et du Monde (datées du 17 janvier) sur l’ouverture d’une information judiciaire pour « détournement de fonds publics » dans l’affaire des chauffeurs des Balkany (lire notre enquête). L’édile l’aurait appris par la presse, semble-t-il.
Ces informations sur les largesses passées de Fayolle à l’égard du maire de Levallois surviennent alors que l’entreprise est d’ores et déjà dans le collimateur de la justice (en compagnie d’un de ses sous-traitants). Le parquet de Paris a en effet ouvert il y a déjà des mois une information judiciaire pour « corruption, favoritisme et prise illégale d’intérêts », confiée à la juge d’instruction Claire Thépaut, qui vise de possibles marchés truqués passés entre l’entreprise de BTP et deux villes des Hauts-de-Seine, Puteaux et… Levallois-Perret.
La justice suspecte un système de surfacturations de travaux de voirie aux dépens des deux municipalités, qui aurait permis d’arroser plusieurs personnes côté entreprises et côté mairies. Entre 2010 et 2012, la ville de Puteaux (tenue par l’UMP Joëlle Ceccaldi-Raynaud) aura tout de même dépensé plus de 20 millions d’euros auprès de la société Fayolle & Fils.
D’après nos informations, six mises en examen ont déjà été prononcées. Il s’agit à ce stade d’acteurs plutôt mineurs, dont Cédric Moulard, en place à la direction des services techniques de Levallois à l’époque des faits. Contacté, celui-ci n’a pas souhaité s’exprimer sur ce dossier, ni sur le rôle éventuel de sa hiérarchie.
Questionné sur la chaîne de responsabilités éventuelles au sein de sa mairie, Patrick Balkany a fait savoir, par l’intermédiaire de son avocat, que « le fonctionnaire indélicat a été licencié » et que la ville de Levallois-Perret « s’est normalement constituée partie civile entre les mains du juge d’instruction saisi du dossier ». En clair, il n’y aurait rien à chercher plus haut.
La nature des liens tissés entre l’entreprise privée et la municipalité de Levallois interroge d’autant plus que le délégué local des « Jeunes UMP », poussé par Patrick Balkany, a été salarié chez Fayolle de 2008 à 2013. « Je ne vois pas de quels liens vous voulez parler ! s’agace Lionel Pennerath. Quand j’ai été embauché, je ne sais même plus si j’étais engagé à l’UMP. Ce qu’en disent les adversaires de Patrick Balkany, c’est un ramassis de bêtises. »
Outre la résidence de Giverny, que les Balkany ont déjà transmise à leurs enfants tout en en conservant l’usufruit, les juges poursuivent par ailleurs leurs investigations autour du riad de Marrakech (lire notre enquête) et d’une villa à Saint-Martin, dans les Antilles. Leur « Balkany tour » ne fait que commencer.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Google Glass : la fin des mots de passe?