Pressé de s’expliquer sur la reconduction, au mois d’octobre 2013, du très contesté contrat dit « open-bar » passé avec Microsoft, le ministère de la défense vient de livrer une série de réponses qui ne font que confirmer la volonté de l’exécutif, à son plus haut niveau, de maintenir l’opacité dans ce dossier. Ce contrat, initialement signé en 2009 sans aucun appel d’offres pour une durée de quatre années, arrivait à échéance. L’Association promouvoir et défendre le logiciel libre (April) avait officiellement demandé au mois de décembre à l’armée la confirmation de son renouvellement ainsi que la communication des documents liés aux négociations. Des documents lui ont bien été fournis mais qui n'éclairent guère les conditions de ce contrat : ils ont été en effet « noircis » !
De son côté, Mediapart avait eu confirmation, toujours au mois de décembre, que l’accord-cadre avait bien été reconduit. Celui-ci accorde à plus de 200 000 postes informatiques un droit d’utilisation de toute une série de logiciels de Microsoft contre le paiement d’une somme forfaitaire fixée, en 2009, à 19 millions d’euros par an. Mais le ministère de la défense refuse de donner le moindre détail sur cet accord ou sur les conditions de sa négociation. Et le montant du renouvellement de ce contrat n'est pas connu.
« La décision de conduire le renouvellement du contrat cadre Microsoft est le fruit d'un choix raisonné », avait alors indiqué le service de presse dans une réponse écrite. « Les réflexions ont débuté, en avril 2011, soit deux ans avant la fin du contrat. (…) Après avoir vérifié que les conditions d’exclusivité de la société Microsoft étaient toujours réunies, la direction des affaires juridiques a estimé que le ministère de la défense était fondé à engager de nouveau la passation d’un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence », poursuivait le ministère de la défense. « Cette position a été confirmée, le 22 octobre 2012, par l’avis émis par la commission consultative des marchés publics. »
Deux semaines plus tard, l’April recevait une série de documents en réponse à sa demande. Mais ceux-ci, bien loin d’apporter des éclaircissements, ne font que susciter de nouvelles interrogations. En effet, le ministère de la défense a tout d’abord fourni les deux principaux documents du contrat, à savoir l’accord-cadre lui-même et l’acte d’engagement du marché subséquent, tous deux signés en Irlande où se situe le siège européen du géant américain.
Or, ces deux documents ont été en grande partie noircis, voire totalement dans leurs parties les plus importantes, que ce soit le nombre exact de postes concernés ou le montant de la transaction. On apprend simplement que l’accord semble avoir été étendu à quatre autres services extérieurs au ministère de la défense et que le nombre de postes concernés est passé de 185 500 postes en 2009 à au moins 200 000 pour ce renouvellement.
Un troisième document, s’il n’apprend rien sur le contrat en lui-même, est sans doute plus intéressant en raison des informations qu’il donne sur le processus politique. Dans une note datée du 25 juillet 2012, la direction des affaires financières de l’armée plaide en effet, en raison de la « dimension médiatique » du dossier, « pour une position unifiée du ministère et une décision prise au niveau du ministre » de la défense Jean-Yves Le Drian. « En outre », poursuit la note, « le montant du projet impose de recueillir l’avis de la direction interministérielle des systèmes d’information et de communication (DISIC) », un service dépendant de Matignon. Ce renouvellement aurait donc, cette fois, été validé par le plus haut niveau du ministère de la défense ainsi que par les services du premier ministre Jean-Marc Ayrault.
La note annonce également un examen du contrat par le comité ministériel d’investissement (CMI) de la défense, mais semble curieusement en connaître, à l’avance, les conclusions : « Le passage en CMI serait l’occasion de confirmer la pertinence de l’option retenue par le ministère de ne pas recourir aux logiciels libres, notamment du point de vue des gains et économies attendues. » « Selon un tableau de synthèse présenté par la DIRISI (Direction interarmées des réseaux d'infrastructure et des systèmes d'information au comité des achats) », explique plus loin le document, « l'utilisation de logiciels libres serait d'un coût de revient proche de l'utilisation de licences Microsoft. En effet, s'il n'existe pas d'achat de licence au démarrage, les mise à jour ne sont en revanche pas gratuites. D'autres frais sont aussi à prendre en compte comme la formation de personnels de soutien, les logiciels libres nécessitant une plus grande implication des utilisateurs. D'autres matériels doivent aussi être achetés afin de pouvoir permettre l'utilisation de ces logiciels. »
« Un tel rassemblement de contrevérités, sans argument crédible, laisse sans voix », s’indigne l’April dans son communiqué. « Faut-il encore rappeler que le logiciel libre présente des avantages pour la pérennité du matériel, que les mises à jour sont tout aussi libres que les logiciels et que le libre ne nécessite pas forcément d'implication particulière de ses utilisateurs ? »
L'argumentaire du ministère de la défense est d’autant moins crédible qu'en 2009, l’accord avait été vivement critiqué par un groupe d’experts constitué par l’armée pour évaluer ses risques. Dans son rapport, celui-ci s’inquiétait, notamment, de « l’affaiblissement de la gouvernance », ou encore d’« une addiction aux technologies Microsoft ».
Plus gênant, au paragraphe « Perte de la souveraineté nationale », les auteurs écrivaient : « L’ensemble des produits américains doivent obtenir l’aval de la NSA pour être exporté. La NSA introduit systématiquement des portes dérobées ou "backdoors" dans les produits logiciels. Un système SIC reposant majoritairement sur des produits américains comme Microsoft serait vulnérable car susceptible d’être victime d’une intrusion de la NSA dans sa totalité. »
Malgré ces avertissements, et les révélations d’Edward Snowden sur la complicité des entreprises américaines avec la NSA, l’armée française semble donc bien déterminée à maintenir son partenariat avec le géant du logiciel. Lors du Forum international de la cybersécurité, qui se tenait les 21 et 22 janvier à Lille, le contre-amiral Coustillière, officier général de la cyberdéfense, a ainsi une nouvelle fois défendu le choix de Microsoft. « Le logiciel libre n’est pas la réponse aux problématiques de cybersécurité », a-t-il notamment affirmé.
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