Une première version de cet article a été publiée en septembre 2012. Nous le republions à l'occasion de notre partenariat avec les Pieds sur Terre et de la diffusion du reportage audio à Orange que vous pouvez retrouver ici.
« Tête haute, mains propres ». Aujourd'hui encore, Marine Le Pen reprend volontiers à son compte ce slogan des maires frontistes des années 1990. « Nous sommes le seul parti à avancer tête haute et mains propres. Nous faisons de la politique de manière complètement différente de l'UMP ou le PS », se félicite-t-elle ainsi dans L'Union, en 2011.
La référence est culottée. « En 1995, les maires FN, notamment celui de Toulon, avaient voulu se démarquer des majorités précédentes en faisant campagne avec ce slogan. Or, on s’est rendu compte que non seulement le FN était un parti comme les autres sur cette question-là, mais qu’en plus il allait au-delà d’autres partis : trois maires frontistes sur quatre ont été condamnés », rappelle Gilles Ivaldi, chercheur au CNRS, spécialiste des populismes européens et du Front national (lire notre boîte noire). Corruption, clientélisme, chasse aux sorcières : à Vitrolles, Toulon, Orange et Marignane, les municipalités frontistes ont laissé un bilan déplorable.
À Toulon, une longue série d’affaires – notamment de mœurs – plombe le mandat de Jean-Marie Le Chevallier. Présidente du centre d'études Different, laboratoire politique proche du PS, et auteure en 2000 d'une thèse sur le Front national à Toulon, la politologue Virginie Martin raconte à Mediapart le « climat étrange » qui régnait dès le début du mandat : « Le maire était soupçonné de prendre drogues, alcool et calmants, il était surnommé Whisky-Temesta. Des rumeurs sur des partouzes circulaient. Puis il y a eu l’affaire Poulet-Dachary (du nom du directeur de cabinet du maire, homosexuel, assassiné en 1995 – les détails de l’affaire ici et là). Tout cela a beaucoup choqué. » L'affaire embarrasse jusqu'à la direction nationale du parti.
Fin 1998, pas moins de cinq adjoints au maire sont mis en examen : trois pour une affaire de passation du marché des cantines scolaires ; un quatrième dans une affaire de favoritisme à l'embauche ; le cinquième, Jean-Pierre Calone, adjoint au maire en charge de l'habitat et président de l'office HLM municipal, est incarcéré pour une affaire de viol (vidéo ci-dessous). Il sera condamné en 2000 à douze ans de réclusion criminelle pour « viols, harcèlements et agressions sexuelles » sur trois de ses secrétaires, puis, en 2011, à cinq ans de prison dont trois avec sursis, pour une affaire de corruption.
Le maire lui-même accumule les casseroles. Élu député FN en 1997, il est déclaré inéligible un an plus tard pour une triple infraction sur la législation au financement électoral. En 2001, il est condamné à un an de prison avec sursis dans l'affaire de Jeunesse toulonnaise, l'association para-municipale qui abritait un emploi fictif. Deux ans plus tard, il est condamné en appel pour subornation de témoins dans l'affaire Poulet-Dachary.
Catherine Mégret enchaîne les procès. En 2000, elle est condamnée, avec son premier adjoint, à trois mois de prison avec sursis et deux ans d'inéligibilité pour « discrimination, incitation et provocation à la haine raciale » (décision confirmée par la Cour de cassation en 2003). En cause : un arrêté municipal qui, au nom de la “préférence nationale”, crée une prime à la naissance de 760 euros réservée « aux enfants français nés de parents européens ». En 2007, le couple Mégret est également condamné en appel pour avoir utilisé les moyens de la mairie de Vitrolles afin de financer la campagne présidentielle du président du MNR, en 2002. Ils écopent de huit mois de prison avec sursis et un an d'inéligibilité.
À Vitrolles comme à Toulon, les maires, inéligibles, mettent en selle leurs femmes pour partir à l’assaut de la mairie (Vitrolles) ou de la circonscription (Toulon). Mais ces casseroles décrédibilisent l’extrême droite et mènent à son implosion. Jean-Marie Le Chevallier, qui quitte le FN en 1999, est sévèrement battu en 2001 par le RPR Hubert Falco. De leur côté, les Mégret tentent de reprendre Vitrolles en 2002 en faisant profil bas. En vain. Catherine Mégret démissionne en 2003 du conseil municipal, tandis que son mari subit une déroute aux élections présidentielle et législatives de 2002 avec son parti, le MNR. Il se retirera officiellement de la politique en 2008.
À Orange et Marignane, les affaires arrivent plus tardivement. En 2010, Jacques Bompard, le maire d’Orange, est mis en examen pour « prise illégale d'intérêt » dans une affaire de vente de terrain. En 2011, la chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d'Azur pointe également des irrégularités dans sa gestion municipale. En octobre 2013, il est renvoyé devant le tribunal correctionnel de Carpentras (Vaucluse) «pour deux prises illégales d’intérêt commises au cours des années 2004 et 2005» Sont également renvoyés pour recel de prise illégale d’intérêts sa fille et son gendre. L’enquête avait montré que la commune vendait des biens immobiliers, ensuite rachetés via des sociétés civiles immobilières (SCI) par les intéressés, qui réalisaient des plus-values importantes lors de la revente.
À Marignane, Daniel Simonpieri est condamné en 2011 à un an de prison avec sursis et cinq ans d’inéligibilité, dans un dossier de favoritisme, fausses factures et emploi fictif.
Dans ces deux villes, les maires restent en place mais s'éloignent du FN. Jacques Bompard, qui a rejoint le MPF de Philippe de Villiers avant de créer son propre parti, la Ligue du Sud, en 2010, est réélu en 2001 puis en 2008 (dès le premier tour). Devenu conseiller général, il retrouve aussi son siège de député en 2012. Daniel Simonpieri, passé au MNR puis à l'UMP, perd lui sa mairie en 2008.
« Clientélisme électoral »
Les maires frontistes n’échappent pas non plus à une gestion clientéliste qu’ils dénonçaient pourtant lors de leur campagne. « L'un des aspects les plus saillants du frontisme aux commandes des exécutifs municipaux demeure bel et bien la mise en place d'un système clientéliste d'utilisation des appareils du pouvoir local », observent Gilles Ivaldi et Virginie Martin dans leur étude « Le Front national entre clientélisme et recherche d’un enracinement social », publiée dans la revue Critique internationale en 1999.
« Le Front national sert ses socles électoraux importants, les pieds-noirs, les rapatriés. II réoriente les moyens municipaux vers des associations proches du parti », explique Gilles Ivaldi. À Toulon, ce clientélisme électoral s'appuie sur l’antenne locale de Fraternité française, sorte de Secours populaire version FN. L'association est présidée par Éliane de La Brosse, adjointe au maire en charge des affaires sociales, vice-présidente du Centre communal d’action sociale (CCAS), et dépeinte par les chercheurs comme une « dame patronnesse catholique », « militante royaliste convaincue ».
« Le FN n'a pas les réseaux associatifs et se retrouve dans une situation d’incompétence par rapport au pouvoir. Il va donc rechercher l’enracinement local en faisant monter en flèche l’association d’Éliane de La Brosse, raconte Virginie Martin. L’association fournit un gros travail au niveau social, mais avec un côté charity business post-colonial. Il est surtout hors de question d’aider les immigrés. C’est la théorie frontiste des cercles concentriques, j’aide d’abord ceux qui sont proches de moi. »
Dans un entretien accordé au Toulonnais, le journal municipal, en 1996, Éliane de La Brosse expose d’ailleurs clairement sa vision du choix de « clientèle » : « Le Fonds d'aide sociale consacre des sommes démesurées à une prétendue “lutte contre l'exclusion”. Le contrat-ville réserve la totalité de ses aides à la banlieue. (...) On aurait pu aider cette fois les habitants du centre. Et notamment certains commerçants qui, littéralement, crèvent de faim. »
« Clientélisme clanique »
Un « clientélisme clanique » se met également en place, selon les auteurs, qui parlent de « népotisme » et de « copinage ». Militants, cadres et proches du FN sont embauchés à tour de bras par la mairie. À Toulon, où la municipalité est le deuxième pourvoyeur d'emplois, la section FN a grossi en 1998 de plus d'un millier de cartes, puisées pour l'essentiel parmi les 3 400 employés municipaux.
La femme de Jean-Marie Le Chevallier prend la tête du Centre de loisirs et d'action sociale (CLAS), qu'elle transforme en JT (Jeunesse toulonnaise), où elle place ses proches. Des membres du FN sont nommés au Syndicat intercommunal des transports en commun, au Syndicat intercommunal de Châteauvallon à la société HLM, d'autres sont recrutés dans la police municipale. Des adjoints FN prennent en main la Mission locale d'insertion professionnelle et sociale des jeunes, l'Association municipale du temps de loisir (AMTL) et la Maison de l'étudiant.
Le népotisme est considérable : l'adjoint à la sécurité fait embaucher sa sœur comme secrétaire générale adjointe, celui en charge de la culture place sa fille au service « vie des quartiers ». Le fils et la belle-fille de l’adjoint en charge du personnel, la fille de l'adjoint au nettoiement et le fils d'une conseillère municipale sont employés par la ville.
Parallèlement, le FN se livre à une « chasse aux sorcières » à l'encontre des esprits moins dociles ou liés à la majorité sortante, explique à Mediapart Gilles Ivaldi. « Les syndicats alertent sur le grand nombre de contrats du personnel non reconduits pour des raisons idéologiques et politiques. »
Ainsi, Ahmed Touati, ancien membre de la direction nationale de SOS-Racisme, ex-directeur de cabinet du chef de la droite libérale locale et éducateur, a été affecté au ramassage des ordures. Michèle Cesana, ex-secrétaire de l'ancien maire UDF, qui souhaite être transférée à « Jeunesse toulonnaise » (JT), essuie un refus, malgré le soutien du directeur (FN) du JT. Un choix assumé par Cendrine Le Chevallier : « Je suis élue sous l'étiquette FN et je préfère embaucher des gens du FN, c'est de bonne guerre. Je ne vois pas ce qu'il y aurait d'illégal à pratiquer la préférence toulonnaise et la préférence FN », explique-t-elle à Libération.
Au sein même de l'équipe frontiste, certains voient pourtant le problème. En novembre 1998, l'amiral Guy Nachin, premier adjoint FN, dénonce dans une note interne les « recrutements de copinage d'agents sans compétences administratives ». Adjointe au maire et conseillère générale FN, Éliane de La Brosse fustige quant à elle « le népotisme inacceptable » du couple Le Chevallier. Elle sera écartée pour les élections régionales.
Selon Gilles Ivaldi et Virginie Martin, ce clientélisme « reste centré sur des milieux restreints de sympathisants fidèles et de militants de la première heure » et est ponctuellement « motivé par des raisons de tactique électorale ». Exemple : en décembre 1998, Gilbert Péréa, directeur de Jeunesse toulonnaise, est mis en examen pour des emplois fictifs en faveur de proches du parti – des emplois qui ont probablement contribué à la logistique de sa propre campagne électorale lors des législatives de 1997.
Si Toulon fut le laboratoire de ce clientélisme frontiste, celui-ci n’est pas propre à la ville. À Orange, dès son élection, Jacques Bompard entreprend de placer ses proches (nombreux exemples de népotisme) et de faire recruter des militants nationalistes-révolutionnaires venus de l'ensemble du pays. Plusieurs membres du parti sont recasés dans la police municipale. « Le maire est le roi dans sa commune », décrète Bompard. « Menaces », « mises sous surveillance », « harcèlement » : Le Monde et Libération racontent alors « l'ambiance de délation » qui règne. Sous pression, un employé municipal se suicide à son bureau après avoir inscrit sur le tableau un « Francoeur, Schmidt et le maire m'ont tuer ».
À Marignane, le maire Daniel Simonpieri est condamné en 2011 à un an de prison avec sursis pour harcèlement moral à l'encontre d'un des employés municipaux de la ville, d'origine marocaine, pour des faits remontant à 2002. (Des faits confirmés en appel le 18 septembre 2012). L'opposition dénonce également le « népotisme » du maire (multiples exemples ici). Guy Martin, conseiller municipal Démocratie libérale, publie une « liste d'emplois familiaux » sur laquelle figurent les noms de dix-sept personnes ayant bénéficié d'embauches et qui se trouvent directement liées à des élus ou à la famille du maire. En 1998, le tribunal administratif est par ailleurs contraint d'intervenir dans une affaire de subvention préférentielle et d'attribution d'un local à l'association Fraternité française. Même népotisme à Vitrolles, où Bruno Mégret agit en permanence dans l'ombre de sa femme.
Ces élus, mêmes s'ils ont quitté le FN, sont encombrants pour Marine Le Pen. La présidente du FN tente de mettre la poussière sous le tapis. Ainsi, en 2011, lorsqu'elle apprend que la gestion de Jacques Bompard à Orange est sévèrement épinglée par la Chambre régionale des comptes, elle annule son rendez-vous secret prévu avec l’élu. La même année, lors de la condamnation de l’ex-adjoint FN au maire de Toulon pour corruption, le FN dégaine un communiqué pour expliquer que « le Front national, à l’inverse des autres partis politiques, a su se débarrasser en temps et heure de cette brebis galeuse ».
Pour Gilles Ivaldi, « d’autres partis politiques ont des pratiques similaires, mais le FN, en allant au-delà encore, a montré qu’il ne pouvait plus se présenter comme le parti de l’honnêteté, de la probité ». C’est pourtant ce qu’il continue de faire. À Hénin-Beaumont, Marine Le Pen a émergé en dénonçant les malversations de l’ancien maire socialiste, Gérard Dalongeville, mis en examen pour corruption, et en fustigeant le « système de mafia socialiste ». Elle en a même fait le slogan du FN (photo ci-contre).
« Elle s’est inspirée de Daniel Simonpieri et Jacques Bompard, explique Gilles Ivaldi. Des campagnes très locales où l’appartenance au FN est gommée, où l’on parle de lutte contre la corruption et d'assainissement des finances. » En témoigne selon lui l'évolution des affiches de Steeve Briois aux municipales : « Steeve Briois “l’enfant du pays” est mis en avant. Bompard et Simonpieri étaient eux aussi des “enfants du pays”. »
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BOITE NOIREÉlus sous l'étiquette FN, les maires de Toulon, Orange, Marignane, Vitrolles ont quitté le Front national quelques années plus tard pour rejoindre le MNR, le MPF ou le RPR.
Les exemples spécifiques de Dreux (majorité RPR-FN en 1983) et Nice (Jacques Peyrat quitte le FN un an avant de conquérir la mairie de Nice) n'ont pas été intégrés.
Présidente du think tank Different, laboratoire politique proche du PS, la politologue Virginie Martin a réalisé en 2000 une thèse sur le FN en situation de pouvoir municipal. Elle est l'auteure de Toulon la noire. Le Front national au pouvoir (Denoël, 1996) et Toulon sous le FN (L’Harmattan, 2000). Gilles Ivaldi est chercheur au CNRS, spécialiste des partis d’extrême droite et des populismes en Europe occidentale. Il a travaillé sur les gestions municipales du Front national dans le Sud-Est (à lire ici) et sur le FN de Marine Le Pen. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur le sujet (voir sa fiche).
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