Un système opaque, injuste et clientéliste. La lecture de centaines de courriers et courriels confidentiels reçus ou émis entre 2009 et 2012 par le bailleur social Opievoy, que Mediapart s’est procurés, met au jour une inégalité majeure dans l’accès au logement social. En cause : les interventions d’élus, plus ou moins décisives, en faveur de ménages plus ou moins prioritaires, au cours du processus d’attribution.
Les signataires sont des ministres présents ou passés, des grands maires, de droite comme de gauche. La pratique semble généralisée. Et c’est d’ailleurs l’argument qui nous a été opposé par les élus : cela fonctionne partout de la sorte et il n’y aurait rien de mal à recommander un ménage qui mérite un logement. Quant au bailleur, « sauf urgence sociale », il assure ne prêter aucune attention à ces suggestions de locataires. Des arguments qui résistent mal à l’examen des interventions.
Prenons les demandes adressées par l’actuel ministre de la Ville, François Lamy, à l’époque où il était député de l’Essonne et maire de Palaiseau. Il défend ici une famille dans une grande détresse, là un simple employé de la classe moyenne de sa mairie de Palaiseau. À l’évidence, les familles recommandées présentent un profil qui correspond aux personnes admissibles en HLM : ce sont des ménages dont la demande est légitime ; François Lamy ne tente pas de placer des copains ou de la famille.
Cependant, pourquoi privilégier ces demandeurs-là plutôt que les quelque 500 000 autres qui attendent également en région parisienne, depuis plus longtemps parfois, et peut-être dans des situations plus compliquées encore ? François Lamy n’a pas connaissance de l’ensemble des bénéficiaires potentiels : pourquoi dès lors se permet-il de tenter d’intervenir dans la sélection que doit opérer le bailleur social ? Pourquoi récompenser la famille qui a eu le chance de frapper à la bonne porte, qui a eu le temps de se rendre à la permanence de l’élu, qui a crié plus fort ou qui a juste su mieux présenter sa situation ? Car, même si c’est loin d’être systématiquement le cas, il semble bien que certains courriers ne soient pas sans incidence.
Magalie P. a par exemple déposé un dossier pour obtenir un quatre-pièces au lieu de son deux-pièces, le 2 janvier 2009. Le 14 décembre, un an plus tard donc, François Lamy écrit au président de l’Opievoy. Le 18 janvier, un courrier d’attente est envoyé pour assurer que le service “Attribution des logements” ne manquera pas de la contacter, « dès qu’une proposition susceptible de lui convenir pourra lui être faite ». Ce qui survient le 5 mars, soit moins de trois mois après le courrier du député-maire. Pure coïncidence ?
Pour l’ensemble des situations de ce type, le directeur de l’Opievoy de l’époque, Jean-Alain Steinfeld, également trésorier du parti socialiste du 93 et ancien membre du cabinet de l’ex-secrétaire d’État au logement, Marie-Noëlle Lienemann, se défend de la même façon : « Les délais pour accéder à un logement HLM dans une cité difficile de l’Essonne ou de Seine-Saint-Denis ne sont pas comparables à ceux de Paris ou des Hauts-de-Seine où l’on attend des années. Dans les départements où l’Opievoy a un patrimoine important (Yvelines, Essonne, Val-d’Oise), un délai de quelques mois n’a rien d’anormal. »
D’après les statistiques officielles, la moyenne d’attente est toutefois de 31 mois en Île-de-France. L’Essonne est certes le département où il faut attendre le moins. Mais 20 mois tout de même en moyenne.
Face à cette foultitude de demandes, lorsqu’un logement se libère, le « réservataire » (mairie, préfecture, bailleur social, etc.) propose trois candidats à la commission d’attribution, qui doit trancher. Mais toute la question est de savoir comment sont sélectionnés les trois dossiers en question, alors qu’aucun critère de priorité n’est établi à l’échelle nationale. Selon les bailleurs et selon les logements, un critère peut être privilégié : soit l’ancienneté de la demande, un enfant handicapé, la surpopulation, les familles monoparentales, etc. Il n’y a pas de règles objectives et apparentes. Dans ces conditions, les bailleurs ne comptent plus les coups de fil pour des coupe-files. Ni les courriers. « On en reçoit vraiment beaucoup, et toutes les semaines », explique-t-on à l’Opievoy.
Interrogé sur les inégalités que peut engendrer ce type de démarches, François Lamy insiste sur la situation de Palaiseau. « Quand je suis arrivé à la mairie, il y avait 400 demandeurs de logement, et sur le contingent de la mairie, on ne pouvait en attribuer que 20 ou 30 par an. Dans ce cas, vous gérez la pénurie. Vous sélectionnez les urgences parmi les urgences, et vous tapez tous azimuts : vous écrivez au préfet, aux différents bailleurs. Ce n’est pas du clientélisme, c’est une gestion de l’urgence. »
Pour François Lamy, un maire doit répondre à sa population. « On ne peut pas à la fois nous reprocher d’être loin du terrain et d’aider les gens quand on le peut. »
Comme François Lamy, Jean-François Copé, député UMP, maire de Meaux et ministre, est intervenu en différentes occasions. Pour Gérard Boubet, par exemple, qui nous raconte : « J’avais un deux-pièces. J’ai refait ma vie avec quelqu’un de plus jeune, qui est tombée enceinte. Elle avait trois enfants : on allait être en suroccupation. Au bout d’un an d’attente, en décembre 2009, je suis allé voir Copé. Il a fait un courrier. Ça a débloqué les choses, visiblement, puisque cinq mois plus tard, j’avais un appartement. » Cela le fera-t-il voter pour le président de l’UMP aux prochaines élections ? « Copé, il a encore beaucoup de choses à apprendre », répond l’heureux locataire, énigmatique sinon ingrat.
« Tout le système est d’une grande hypocrisie, estime Jean-Alain Steinfeld, l’ancien directeur de l’Opievoy. Tout ce que veut l’élu, c’est pouvoir montrer à son administré qu’il a envoyé un courrier. Pour lui dire un an plus tard : “Vous avez vu ? Et encore, il a fallu que j’insiste.” Mais c’est faux ! C’est de l’habillage ! Ils n’auraient pas fait de lettre, c’était pareil ! C’est de la mise en scène. »
Réelle ou pas, l’élu fait valoir son influence. Ce que ne nie pas Éric Raoult, maire UMP du Raincy (Seine-Saint-Denis), également ancien ministre de la Ville, à qui nous avons rappelé le courrier dans lequel il demande au bailleur de trouver un logement social à Monsieur C., qui vit au-dessus d’une pizzeria.
Or le patron de la pizzeria souhaiterait y loger son fils, d’où la nécessité de trouver un logement ailleurs pour Monsieur C. ! « L’élu, c’est la relation de ceux qui n’en ont pas. On vient voir son maire pour lui exposer une situation, un problème, pour une place en crèche, un logement, un regroupement familial, un dossier de retraite. C’est comme ça. On n’est pas en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. En France, un parlementaire vote la loi. Mais les trois quarts de son temps, il les consacre à donner des coups de pouce. Dans ma commune, il n’y a pas beaucoup de logements sociaux, rappelle le maire UMP, qui n’y est pas pour rien. Alors, n’y voyez pas malice quand quelqu’un vient demander que son dossier soit boosté. Il n’y a pas de magouille, pas de pognon. Les habitants promettent juste de voter pour vous, et bien souvent, ils oublient leur promesse. Mais c’est quoi le rapport de confiance avec un administré ? C’est lui donner l’impression que vous pouvez être utile. Et être maire, c’est aussi un rôle d’écrivain public. »
Mais comment savoir que celui qui se présente à vous mérite plus d’être « poussé » que celui qui est en train de travailler ou qui garde ses enfants et qui n’a pas pu venir ? « Quand on est maire, on connaît sa ville. Mais vous savez, le logement social, ce n’est pas le logement des plus démunis. C’est aussi celui des “blancos”, comme dit Manuel Valls. Pas que des personnes étrangères. Ce sont des équilibres que le maire connaît. »
Preuve de l’aspect politique de l’attribution, Éric Raoult explique que quand le conseil général était de droite, il s’adressait plus souvent au président de l’Opievoy, qui l’était aussi. « Je leur disais : “Essaie de me donner satisfaction.” Mais bon, dans l’ensemble, ça marche une fois sur dix », assure-t-il. Peu importe cependant : le tout est de laisser penser à ses administrés qu’on a tout fait pour eux. D’où le refus de laisser opérer une commission impartiale : « Une commission d’attribution, ça n’a pas de poignée de main. Ni pour accueillir, ni pour remercier. »
Sur ce courrier « pizza » d’Éric Raoult, les services de l’Opievoy ont écrit « prioritaire »… Sur tous les autres courriers des élus, on lit « signalé », parfois « très signalé ». Mais là non plus, il ne faudrait pas s’en étonner.
Certaines formules laissent pourtant dubitatif. Une fois, Stéphane Troussel, aujourd’hui président socialiste du conseil général du 93, demande « un coup de main (à charge de revanche) », pour un dossier qu’il a « besoin de faire avancer très vite ». Du coup, Jean-Alain Steinfeld indique par mail à sa collaboratrice : « À suivre de très près. Me tenir informé de l’avancement du dossier. » Interrogé, Stéphane Troussel explique : « Les courriers que j'adresse aux bailleurs ne visent pas à contourner les procédures normales d'attribution. Mais ils permettent souvent à ces personnes en difficulté d'obtenir plus rapidement un retour sur la situation de leur dossier alors qu’ils ont parfois l’impression d’être des numéros. »
Jérôme Guedj, alors vice-président socialiste du conseil général de l’Essonne, n’hésite pas à recommander une personne « qu’(il) conna(ît) personnellement, pour son engagement dans la vie associative de la commune ».
Et comment comprendre, sinon par la volonté de satisfaire les élus, ce message provenant d'Antoine, présenté comme « un ami, mais surtout un adjoint de Valls à Évry ». En courrier interne, on peut lire ce message : « Je fais suivre la demande de logement en toute discrétion, comme d’hab, concernant l’intervenant. » Mais pourquoi donc faire preuve de discrétion si tout cela est parfaitement légitime ? L’appel à la prudence est suivi de cette question, qui montre une forme de soumission : « Es-tu sûr que M. Valls est OK pour les Pyramides (nom du quartier difficile où est attribué le logement – ndlr) ? »
Il arrive que le message soit encore plus clair, mais en l’occurrence, ce n’est pas un homme politique qui prend le risque d’être aussi explicite. Jean-Claude Borel Garin, alors premier flic de l’Essonne (directeur départemental de la sécurité publique du département), n’hésite ainsi pas à recommander le neveu de sa voisine dans l’Isère, pour un logement sur Massy. La famille en question a déposé son dossier le 14 septembre 2010. Un mois plus tard, le 25 novembre, la directrice générale adjointe adresse un mail à ses équipes : « J’attache la plus grande importance au règlement rapide de ce dossier. Pouvez-vous rechercher personnellement une solution ? » Un logement lui est trouvé le 16 décembre. En trois mois, là encore.
« C’est un peu spécial avec la DDSP, explique aujourd’hui l’Opievoy. C’est la part du feu. » Comprendre : on se rend des services. Tandis que Jean-Alain Steinfeld, interrogé sur le même sujet, continue, lui, d’assurer qu’il s’agit d’un délai tout à fait normal.
Quant à Jean-Claude Borel Garin, il assure ne pas voir où est le problème. Il considère même qu’en agissant ainsi, il a fait une B.A., une bonne action. « Le père travaillait au black. Ils n’auraient jamais pu obtenir de HLM car ils n’étaient pas dans une situation suffisamment stable. Il fallait que j’arrive à les faire venir dans l’Essonne pour pouvoir faire avancer le traitement de leur situation et qu’ils obtiennent des papiers car, dans le 94, on ne les entendait pas. Oui, j’ai fait un raccourci, pour une famille qui le méritait. C’était une démarche sociale. »
Le directeur départemental poursuit : « Si demain vous m’appelez pour loger votre fils étudiant, je serai assez con pour essayer de l’aider à trouver un logement. » Face à notre étonnement, il précise : « Pas forcément dans le logement locatif social, mais autour de moi, j’essaierai de trouver une solution, d’aider. » Le fonctionnaire s’étonne de notre « naïveté » : « C’est partout comme ça dans notre société, à tous les niveaux. Il y a des gens qu’on aide. C’est subjectif. Il arrive qu’on prenne des personnes en sympathie. »
L’attribution d’un logement social, cette décision qui change la vie d’une personne sans toit, peut donc tenir à la subjectivité, l’humeur ou la disponibilité d’un homme de pouvoir. Qui dit ne pas comprendre l’attitude de neutralité et d’objectivité que des habitants pourraient être en droit d’attendre.
Ainsi Jean-Paul Delevoye, pourtant ancien médiateur de la République (cette autorité indépendante censée remédier aux situations inéquitables), n’hésite pas à écrire à l’Opievoy pour appuyer la demande d’une de ses anciennes secrétaires, une mère célibataire qui touche 2 347 euros par mois (salaire + allocations) et qui paye dans le privé un loyer de 473 euros (moins 155 euros d’APL), au moment où il rédige le courrier.
Par écrit, celui qui est devenu président du Conseil économique, social et environnemental, nous explique que « la situation familiale et financière de Susie D., était particulièrement difficile. Elle était éligible. Le courrier visait à signaler sa situation au bailleur, ses difficultés au quotidien. » Une sorte de lettre de recommandation, en somme. À titre de commentaire, Jean-Paul Delevoye questionne : « L'augmentation croissante de l'écart entre coût du logement et pouvoir d'achat ne nous impose-t-elle pas de réfléchir à de nouvelles offres de logement low cost ou à revoir un certain nombre de pratiques ? » Y compris les siennes ?
Une question similaire pourrait être posée à Nathalie Kosciusko-Morizet. Celle qui, dans sa campagne pour la mairie de Paris, a fustigé « l’opacité du système d’attribution », et qui prône « une révolution de la transparence et de l’équité avec l’instauration d’un jury citoyen dans chaque arrondissement sélectionné par tirage au sort », n’hésitait pourtant pas, il y a peu, à écrire soit avec l’en-tête de son ministère, soit avec sa casquette de maire de Longjumeau, pour des personnes qu’un jury de Parisiens n’aurait pas nécessairement jugées prioritaires.
Ainsi, l’ancienne ministre de l’écologie appuie la demande de Jean-Marie M., qui bénéficiait déjà d’un logement social sur le contingent de l’armée. En juillet 2011, elle prévient qu’il aura le droit à sa retraite en avril 2012, mais qu’il « aimerait pouvoir conserver son logement à Rambouillet pendant les deux années suivantes de façon à mieux préparer son retour aux Antilles dont il est originaire ». Un cas d’urgence, certainement.
Sur ces demandes, NKM se défend comme les autres édiles : « Quel que soit le sujet, c’est le rôle d’un maire d’être à l’écoute des administrés et de donner les suites appropriées à leurs sollicitations. Il ne s’agit pas de “coupe-file”, puisque ces correspondances ne préjugent en aucun cas des décisions des commissions d’attribution. Et il n’y a pas de clientélisme, puisque, comme de nombreux maires, j’ai à chaque fois reçu, sans discrimination aucune, les habitants qui me sollicitaient pour sensibiliser un bailleur à leur situation humaine. Il n’y avait pas de choix des personnes à qui donner suite, il s’agissait de faire valoir la situation de chacun. »
Que ces courriers atteignent ou non leur objectif, ils ne laissent cependant guère de doute sur l’usage clientéliste qui peut être fait du logement social. Et tout en défendant leurs pratiques, les élus eux-mêmes appellent à plus de transparence. Simple discours ?
Cécile Duflot, ministre du logement, a lancé début 2013 une grande concertation, qui a débouché sur un rapport final dans lequel on peut lire que « le système actuel pose la question de sa transparence et de sa lisibilité pour le demandeur. Les acteurs disposent en effet de marges de manœuvre importantes dans le choix des candidats. Pour certains, ces arrangements informels permettent la souplesse et l’adaptabilité du système ; d’autres considèrent que l’opacité serait organisée, chaque acteur y trouvant un intérêt, celui de pouvoir agir selon sa propre logique. »
Au bout du compte cependant, Cécile Duflot n'a pas réformé en profondeur le système d'attribution dans son projet de loi. Elle y a seulement intégré la possibilité d'expérimenter le « scoring », un processus d'aide à la décision d'attribution qui permet d'objectiver les choix en fonction de critères précis. Une avancée modeste, qui ne fait pas encore trop peur aux bailleurs sociaux ni à bon nombre d'élus, toujours soucieux de préserver leurs prérogatives.
BOITE NOIREJean-François Copé est le seul élu qui n’a pas répondu à nos sollicitations.
Par ailleurs, nous consacrerons prochainement un article aux solutions qui pourraient être envisagées pour rendre le système d’attribution des HLM plus juste, plus transparent et moins inégalitaire.
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