Un « grand procès » du Mediator pourrait avoir lieu au tribunal de Paris dans la première moitié de 2015, a indiqué François Molins, procureur de la République de Paris, lors d’une réunion d’information le 16 janvier. Ce procès balaiera tous les aspects du dossier : tromperie aggravée, prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, mais aussi homicide et blessures involontaires. S’il offre des espoirs aux victimes, le procès qui se dessine risque aussi d’être enfermé dans certaines limites. Ainsi, il traite a minima le rôle des politiques ; l’ancien garde des Sceaux Henri Nallet, l’ancien ministre des affaires étrangères Jean-Bernard Raimond, entendus comme témoins assistés, ne seront pas, sauf rebondissement peu probable, mis en examen.
Le rôle de l’Agence du médicament (Afssaps, devenue Ansm), mise en examen pour homicides et blessures involontaires, apparaît aussi minimisé : certains de ses dirigeants ou de ses experts sont mis en examen pour des délits de trafic d’influence, prise illégale d’intérêts ou participation illégale d’un fonctionnaire dans une entreprise contrôlée ; ces fonctionnaires ont incontestablement aidé Servier dans sa stratégie consistant à vendre le Mediator comme un antidiabétique plutôt que comme un anorexigène ; pour autant, les magistrats ne considèrent pas que l’Agence en tant que telle a participé à la tromperie.
Initialement, la procédure avait été dissociée en deux volets, l’un sur la partie tromperie et conflits d’intérêts, et l’autre sur les dommages physiques. Mais le tribunal a décidé de joindre au premier volet les cas de 49 victimes (dont trois sont décédées) pour lesquelles les expertises judiciaires ont établi un lien certain entre la prise de Mediator et une pathologie (valvulopathie cardiaque ou hypertension artérielle pulmonaire). D’autres dossiers en cours d’expertise pourraient être joints de la même façon au procès, s’ils sont traités dans les prochains mois. Bien sûr, ils ne représenteront qu’une petite fraction des victimes de dommages physiques, qui sont aujourd’hui au nombre de 2 940 (dont 1 590 se sont portées parties civiles). Le traitement complet de leurs dossiers demandera sans doute des années, et de nouveaux dossiers peuvent s’ajouter à tout moment. La jonction d’une minorité de cas permettra un premier jugement sur l’homicide et les blessures involontaires sans attendre l’examen de tous les dossiers, ce qui ferait gagner des années aux victimes concernées, dans l’hypothèse où la décision leur serait favorable. De plus, une telle décision faciliterait par la suite les procédures civiles pour de nombreuses autres victimes.
Le choix du tribunal de Paris donne donc une nouvelle dimension au prochain procès. Il permettra de juger l’Agence du médicament, bien qu’elle ne figure pas dans le volet tromperie. On peut aussi supposer que le développement de la procédure parisienne va conduire à l’abandon définitif de celle de Nanterre, qui a été reportée à fin mai 2014. Or, l’instruction parisienne pourrait être bouclée d’ici la seconde moitié de février ; la chambre de l’instruction statuera ensuite sur les exceptions de procédure, et l’ordonnance de renvoi pourrait être prononcée d’ici l’été prochain. Étant donné ce calendrier, il est plausible que l’intérêt des parties civiles à Nanterre consistera à se désister en faveur de Paris.
Autre élément qui peut donner espoir aux victimes : le rapport d’expertise judiciaire définitif, qui a été versé au dossier le 20 décembre dernier, tord une fois pour toutes le cou aux arguties de Servier visant à nier le caractère anorexigène du Mediator et sa parenté avec l’Isoméride et le Pondéral, deux coupe-faim retirés du marché en 1997. Ce rapport de 800 pages, qui s’appuie sur 1 033 documents scientifiques, confirme une version préliminaire établie en avril dernier (lire ici). La version définitive, qui devait répondre aux objections du laboratoire, conclut que le Mediator a bien une action anorexigène et qu’il provoque les mêmes pathologies potentiellement mortelles que l’Isoméride et le Pondéral, à savoir des valvulopathies cardiaques et des hypertensions artérielles pulmonaires (maladie du poumon gravissime) ; ces dangers étaient connus dès 1998, soit plus de dix ans avant la suspension du Mediator fin 2009 (son retrait définitif a eu lieu en juillet 2010).
Le rapport d’expertise confirme aussi que le benfluorex, molécule active du Mediator, se métabolise en norfenfluramine, la molécule qui a été identifiée comme principal responsable des effets pathogènes. Et que la stratégie d’information du groupe Servier a visé à occulter ces éléments.
Enfin, le rapport confirme les estimations des épidémiologues Agnès Fournier, Catherine Hill et Mahmoud Zureik, selon lesquelles le nombre de morts attribuables au Mediator, à long terme, devrait s’établir entre 1 500 et 2 000. Il faut souligner ici que ces chiffres n’ont évidemment rien à voir avec le nombre de décès sur lesquels la justice va effectivement statuer : pour qu’il y ait jugement, il faut qu’une victime ou ses ayants droit se soient portés partie civile et que les expertises médicales judiciaires aient reconnu le lien causal entre la prise de Mediator et la pathologie. Autrement dit, la logique des épidémiologues, qui évaluent globalement l’impact du médicament sur la population, n’est pas celle de la justice, qui examine les victimes au cas par cas. Mais ce n’est pas parce que le tribunal statuerait sur trois décès qu’il faudrait conclure que le Mediator n’a fait que trois morts.
Si l’on peut raisonnablement espérer que le futur procès parisien permette de condamner les laboratoires Servier et offre aux victimes une possibilité de réparation, on peut aussi estimer que le cadrage de l’instruction est assez restrictif. Comme on l’a vu, aucun politique n’est mis en examen, sauf l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange. Cette dernière était rapporteur de la mission d’information du Sénat sur le Mediator en 2011. Or, des écoutes qui visaient initialement Jean-Philippe Seta, l’un des principaux dirigeants du groupe Servier, ont permis aux magistrats de découvrir que la sénatrice avait eu des conversations avec un consultant de Servier, le pédiatre Claude Griscelli. Conversations qui visaient à infléchir le rapport de la mission dans un sens favorable au laboratoire… Marie-Thérèse Hermange se trouve donc mise en examen pour complicité de trafic d’influence, délit reproché à son conseiller occulte, le professeur Griscelli.
Ce dernier a eu, en 2011, une conversation téléphonique avec Jean-Philippe Seta, numéro 2 de Servier, à propos de ses échanges avec Marie-Thérèse Hermange concernant le rapport de la mission du Sénat. Seta était écouté, et Le Figaro a rendu compte de cette conversation, dans laquelle Griscelli indique qu’il a cherché à infléchir le rapport en faveur de Servier. Il dit notamment qu’il a « fait changer pas mal de choses » dans le rapport du Sénat et qu’il a « accentué beaucoup les reproches que l’on peut faire à l’Afssaps »…
Avant cet épisode, le professeur Griscelli a eu un parcours intéressant : ami de Bernadette Chirac, il a joué un rôle dans la célèbre opération pièces jaunes ; il a aussi été directeur de l’Inserm, et adjoint de Jean Tiberi, maire de Paris, de 1995 à 2001, chargé des questions relatives à la santé ; à la même époque, Marie-Thérèse Hermange était aussi adjointe de Tiberi et s’occupait aussi de questions liées à la santé.
Par ailleurs, Claude Griscelli a été, en 2004-2005, conseiller au cabinet de Philippe Douste-Blazy, ministre de la santé. À la même époque, Griscelli avait un contrat de consultant avec les laboratoires Servier. Il a perçu plus de 500 000 euros du groupe Servier entre 2000 et 2008. D’où sa mise en examen pour prise illégale d’intérêts.
On ignore quels conseils Griscelli a donné à l’industriel quand il était en même temps conseiller de Douste-Blazy. Selon sa déposition, que nous avons pu consulter, ses prestations portaient sur des thèmes liés à la recherche pharmaceutique, et non sur le Mediator. On peut néanmoins remarquer que le Mediator était à l’époque visé par une mesure de déremboursement qui n’a pas été appliquée. Rien ne permet d’affirmer que Griscelli y soit pour quelque chose. Mais il faut noter que Philippe Douste-Blazy a été un ami personnel de Jacques Servier dès les années 1980, et que ce dernier l’a soutenu financièrement lors de sa campagne électorale pour les législatives de 1993, à Lourdes (voir notre article ici). Douste-Blazy n’a pas été directement rémunéré par Servier, mais ce dernier a financé le football club de Lourdes (à hauteur de 300 000 francs, environ 45 000 euros, en 1998) ; Servier a aussi sponsorisé le Forum européen de la santé, promu par Douste-Blazy ; et il a versé plus de 200 000 euros à DCS conseil, une société de consulting dirigée par Jean-Louis Ségura, un proche de l’ancien ministre de la santé.
Rien de tout cela ne prouve que Douste-Blazy ait aidé Servier à maintenir le Mediator sur le marché, mais il est certain qu’avoir un ministre de la santé pour ami n’était pas un handicap pour le laboratoire. Cet aspect ne devrait cependant pas apparaître au procès, à moins de rebondissements inattendus.
Un autre homme politique lié à Servier est l’ancien garde des Sceaux Henri Nallet. Il a été l’un des dirigeants de Servier de 1997 à sa retraite fin 2008, puis consultant de 2009 à 2013. Entendu comme témoin assisté par les magistrats instructeurs, il n’est pas mis en examen. Bien qu’il ne soit pas, au départ, lié au monde du médicament, le groupe Servier a jugé son embauche assez utile pour lui accorder une rémunération élevée. Salarié du groupe dès 1997, il a perçu environ 300 000 euros par an dans la période 2000-2008. Après sa retraite, Nallet a encore touché 812 000 euros pendant la période 2009-2013.
Il est intéressant de noter que Nallet a été élu député de l’Yonne le 1er juin 1997, et embauché par Servier le même jour. Il a démissionné de son mandat de député en 1999, au motif d’une « mission temporaire » qui lui avait été confiée par le gouvernement en 1998 (voir le décret ici). Avant d’être embauché par Servier, Henri Nallet siégeait au conseil d’État (1992-1997), après avoir été garde des Sceaux de 1990 à 1992 et ministre de l’agriculture en 1985-86.
Le principal domaine de compétence de Nallet concerne l’agriculture plus que le médicament. Madeleine Dubois, une dirigeante de Servier, a indiqué dans sa déposition que l’ancien ministre apportait au groupe « une certaine expertise d’un domaine règlementé… » À la question de son expérience pharmaceutique, elle répond qu’il « a une expérience des rouages de l’État et donc de tous les secteurs industriels règlementés et de l’agriculture ». D’après Madeleine Dubois, Nallet se serait occupé de l’organisation de colloques, mais aurait aussi eu des contacts avec des personnalités politiques. De fait, lorsque le groupe Servier fait visiter son institut de recherche à Dominique Gillot, secrétaire d'État à la santé (en 2000), elle est reçue par Jacques Servier accompagné d'un de ses lieutenants, Christian Bazantay, et de Henri Nallet. Celui-ci est également présent lors d'une visite similaire en 2003, l'invitée étant Claudie Haigneré, ministre de la recherche. Mais les contacts de Nallet en tant que dirigeant de Servier avec les politiques ont-ils été au-delà des mondanités ? Les magistrats instructeurs ne semblent pas avoir trouvé matière à pousser plus loin leurs investigations.
Un autre ministre recruté par Servier est Jean-Bernard Raimond. Conseiller de Couve de Murville en 1968, il a été ministre des affaires étrangères du gouvernement Chirac (1986-1988), puis ambassadeur de France. Il a aussi été député RPR des Bouches-du-Rhône de 1993 à 1997 et de 1997 à 2002, et vice-président de la commission affaires étrangères. Il a été salarié de Servier du 1er janvier 1992 à sa retraite le 30 juin 1999, donc en parallèle de sa fonction de député. Pendant cette période, il a été rémunéré entre 146 000 et 160 000 € par an, et a perçu en tout plus de 1 200 000 €.
Quels services ont ainsi été récompensés ? Un fait est établi : en octobre 2002, Raimond a eu un entretien avec Jean-François Mattéi, ministre de la santé, dans un contexte où le Mediator figurait sur un plan triennal de déremboursement. Et où le directeur de la Sécurité sociale, Dominique Libault, avait demandé que le Mediator passe de 65 % à 35 % de remboursement, en même temps que cinq autres médicaments dont le service médical rendu était jugé insuffisant.
L’un des conseillers de Mattéi, Jacques de Tournemire, a été interrogé par les magistrats instructeurs. D’après sa déposition, Raimond n’aurait eu avec Mattéi qu’une conversation générale, évoquant ses souvenirs de voyage… Tournemire avait pourtant adressé à Mattéi une note très détaillée expliquant par le menu que Servier était l’un des groupes les plus touchés par les déremboursements de médicaments, et qu’il refusait les baisses de prix demandées par le gouvernement. Mais cela n’aurait pas été évoqué par l’ancien ministre devenu représentant de Servier.
Il est peu plausible que le maintien du Mediator sur le marché de 1976 à 2009 n’ait pas été aidé par des interventions de personnalités politiques. Mais tel qu’il se dessine, le procès parisien ne devrait pas apporter beaucoup de lumières sur cet aspect. Il est aussi à craindre que le rôle de l’Agence du médicament ne soit considéré d’un point de vue restrictif : mise en examen pour blessures et homicides involontaires, elle n’est pas considérée comme complice de la tromperie, bien que certains de ses dirigeants et de ses experts aient contribué à l’imposture consistant à vendre le Mediator comme un antidiabétique et à masquer sa parenté avec les anorexigènes.
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