« Miroir mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus laide ! » L’affaire Newsweek, et son portrait de la France en déclin, c’est un peu l’histoire de la Belle au bois dormant mais à l’envers. La sorcière décliniste y guetterait son image en espérant être la plus moche, mais le miroir lui répondrait : « C’est pire que ça, cocotte ! » Alors elle prendrait peur et ferait semblant d’en rire. Mais, ce qui frappe, ce n’est pas l’exagération effectivement grotesque du magazine américain, c’est que la caricature ressemble au discours entendu tous les jours sur les radios et les télés françaises.
Bien sûr, Janine Di Giovani, l’auteur de l’article intitulé «The Fall of France» («La chute de la France» - ndlr), n’a pas mégoté sur les poncifs. Pour donner corps à son histoire de pays en déclin, complètement sclérosé, qui ne ficherait rien, et dont l’État vorace et bureaucrate persécuterait le dynamisme de la libre entreprise à coups d’impôts et de syndicats voleurs, elle a inventé le litre de lait à six euros, les couches gratuites dans certains quartiers, les congés de maternité passés à faire de la planche à voile en Guadeloupe, et l’exil des cerveaux vers des pays moins soviétiques…
Bien sûr… Et le journal Le Monde a décodé ces sottises, et Anne Sinclair a parlé d’inepties dans le Huffington Post, et la twittosphère a lancé le jeu des mille et une erreurs.
Bien sûr... Mais sur le fond, est-ce que cette France en déclin, écrasée d’impôts depuis mai 2012, désertée par ses élites, haineuse avec les riches, tracassière avec ses entreprises est tellement différente de celle dont on entend parler à longueur de chroniques et de discours politiques ?
Est-ce que le thème de la France qui décroche par rapport à l’Allemagne, ou la Grande-Bretagne, et qui redémarre moins bien que l’Irlande, l’Espagne, ou même le Portugal, n’est pas un leitmotiv décliné sur tous les tons, à longueur de statistiques ?
Est-ce que le fameux article du magazine Newsweek est un tissu d’âneries, ou la version américaine d’un discours franco-français ?
La preuve, dans son édition de ce matin, le journal L’Opinion enfonce le clou. Il concède «une anecdote» à propos de Newsweek, mais discerne quand même un fond de vérité. D’ailleurs, dit-il à la une, «la France décroche», et il annonce en page intérieure la publication de neuf indicateurs qui le prouvent imparablement.
Que sont ces tableaux de bord ? Ils viennent d’un indicateur plus pessimiste que l’Insee, et que la Banque de France, et « qui s’est révélé moins fiable », dit le journal, mais qu’importe…
Et que disent ces neuf indicateurs ? Que dans six domaines – les taux d’intérêt, la recherche, la démographie, le chômage, les salaires et la productivité –, la France irait bien, ou pas plus mal que ses partenaires, et que dans trois domaines elle serait à la traîne. Trois domaines et encore ! Car cela n’irait pas bien pour le coût du travail, mais mieux depuis 2013. Ce ne serait pas folichon pour les parts de marché, mais l’hémorragie serait stabilisée depuis 2011 selon le directeur général de l’institut COE-Rexecode. Le seul point vraiment négatif concernerait les profits des entreprises…
Ainsi sur neuf chapitres, un seul dirait vraiment ce qu’annonce le journal dans son titre, à savoir que « la France est à la traîne ».
Cet hiatus entre le commentaire et les chiffres est devenu la constante du discours officiel. Comme si l’aphorisme selon lequel on peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres était maintenant dépassé, et qu’il était possible, aujourd’hui, de dire que deux et deux font un en convoquant l’arithmétique.
Cette distorsion entre le discours et les faits est beaucoup plus ancienne que le sketch de Newsweek. Depuis des mois et des mois, on entend dire, par exemple, que l’écart de croissance se creuse entre la France et l’Allemagne, or c’est faux : il était de plus de deux points en 2010, il sera de 0,3 ou 0,4 % en 2013.
Depuis des mois et des années, la France est présentée comme un repoussoir pour les créateurs d’entreprise. Or c’est faux : selon une étude citée par le journal Le Monde, le nombre d’entreprises créées en France a progressé plus vite chez nous que dans les pays du G7 (certes en comptant les auto-entrepreneurs).
Depuis longtemps, il est aussi question d’un exode massif d’exilés fiscaux, dont Gérard Depardieu a été l’exemple le plus en vue, or cet exil est un sujet de conversation plutôt qu’une réalité : le nombre de Français installés à l’étranger a augmenté de 6 % en 2011, et s’est tassé à 1 % en 2012…
Mais peu importe le flacon statistique pourvu qu’on ait l’ivresse du déclin, le discours ne change pas. La France est à la traîne puisque la France est à la traîne... D’ailleurs, ne le répétez pas, Newsweek est ridicule, mais Newsweek a raison !
Cette chronique est à écouter ci-dessous:
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