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L’Etat s’attaque à la presse en ligne

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Un an après le déclenchement de l’affaire Cahuzac, qui a conduit à la démission d’un ministre du budget fraudeur que soutenait sa haute administration, Bercy voudrait-il se venger à froid d’une presse trop indépendante ? Mediapart a reçu, ce mardi 17 décembre, par huissier un avis de contrôle fiscal portant explicitement sur la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) appliquée à notre recette unique, les abonnements de nos lecteurs. Avalisé, selon nos informations, au plus haut sommet de l’administration du ministère des finances, ce contrôle est déclenché en urgence sur ordre de la hiérarchie des inspecteurs concernés, avec un premier rendez-vous fixé vendredi 20 décembre, au plus près des fêtes de fin d’année.

La veille, lundi 16 décembre, nos confrères d’Indigo Publications avaient reçu le même « avis de vérification de comptabilité », selon la même procédure exceptionnelle d’une signification par huissier – d’ordinaire, une simple lettre recommandée suffit. Au-delà des deux entreprises concernées, c’est la nouvelle presse indépendante en ligne qui est visée, Indigo et Mediapart ayant été à l’initiative de la création, il y a cinq ans, du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL), interlocuteur reconnu des pouvoirs publics dont le président est le PDG d’Indigo, Maurice Botbol, et dont je suis le secrétaire général au titre de Mediapart. Deux autres membres fondateurs du SPIIL, Terra Eco, dirigé par Walter Bouvais, et Arrêt sur images, créé part Daniel Schneidermann, font l’objet de contrôles fiscaux, signifié tout récemment pour le premier et persistant depuis trois ans pour le second qui est toujours en contentieux avec l’administration.

Le SPIIL est issu de la première bataille, novatrice et victorieuse, menée en 2008 par la nouvelle presse en ligne, celle des « pure players » : la reconnaissance en droit, à la fois juridique et administrative, que la presse n’était pas réductible à un support unique, le papier, mais lié à un contenu éditorial, dont le numérique était un support légitime. Ce statut de la presse en ligne, entré en vigueur en 2009 et traduit par un siège dédié au sein de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), signifiait que, désormais, l’État reconnaissait une égalité de droit entre presse imprimée et presse numérique, égalité qu’il s’engageait à défendre et à promouvoir. C'est ce qui fut affirmé au nom de la République par son président d’alors, en clôture des États généraux de la presse écrite, le 23 janvier 2009. « Le statut d’éditeur de presse en ligne ouvrira droit au régime fiscal des entreprises de presse », déclarait alors Nicolas Sarkozy.

« La France, ajoutait-il, ne peut se résoudre à cette situation, doublement stupide, où la presse numérique est défavorisée par rapport à la presse papier, et la presse numérique payante défavorisée par rapport à la presse numérique gratuite. Cela n’a pas de sens. » Depuis, cette position est celle, constante, de tous les acteurs directement concernés par l’avenir de la presse, de sa transition numérique et de son écosystème économique. Qu’il s’agisse des pouvoirs publics – sous la gauche comme sous la droite –, des parlementaires – à l’Assemblée nationale comme au Sénat –, de la Cour des comptes, de tous les syndicats professionnels du secteur et de tous les rapports rendus par des missions d’études sollicitées par le ministère de la culture et de la communication, la neutralité des supports et, par conséquent, l’égalité de droit entre presse imprimée et presse numérique font l’unanimité. On en trouvera un rappel exhaustif sous l’onglet « Prolonger » de cet article.

C’est cette égalité que viole, de façon aussi flagrante que choquante, l’attaque illégitime et discriminatoire de Bercy. La haute administration du ministère des finances, qui a avalisé cette démarche à notre encontre, entend nous reprocher d’appliquer depuis 2011 le même taux de TVA (2,1 %) que la presse imprimée. Ce taux, dit « super réduit », est une aide indirecte à la presse, autrement vertueuse que les aides directes dont la gabegie et l’opacité sont désormais largement documentées. C’est une aide aux lecteurs, et non pas aux entreprises : au nom de l’enjeu démocratique de l’information et de son pluralisme, l’État signifie ainsi qu’un journal n’est pas une marchandise comme les autres, qu’elle doit être protégée de façon à ne pas être trop coûteuse et que son accessibilité au public le plus large doit être défendue. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni, pays qui fut à l’avant-poste de l’invention de la presse d’information, la TVA sur la presse est tout simplement à taux zéro, l’État se refusant à imposer indirectement ses lecteurs.

En 2011, le SPIIL a décidé, en toute transparence vis-à-vis des pouvoirs publics (lire ici ses prises de position publiques), d’inviter la presse en ligne indépendante, qui vit du seul soutien de ses lecteurs, à appliquer la même TVA que la presse imprimée, refusant ainsi que des entreprises aussi novatrices que fragiles continuent d’être entravées dans leur développement et leur croissance par une TVA discriminatoire. Cette décision s’est accompagnée d’une critique sans ambiguïté des aides publiques à la presse, accompagnée d’une bataille sans relâche pour qu’on connaisse, en toute transparence, leurs montants et leurs bénéficiaires. De fait, ni Indigo ni Mediapart n’ont recours aux aides publiques, pas plus qu’à la publicité ou au mécénat. C’est donc cette nouvelle presse, plus vertueuse, refusant les conflits d’intérêts et ne vivant que de ses lecteurs, seule garantie de son indépendance, que l’attaque décidée par la haute administration des finances met aujourd’hui en péril.

Notre décision d’appliquer la TVA à 2,1 % s’appuyait sur un consensus général, tant professionnel que politique : en 2011, le Sénat, à majorité de gauche, avait voté un amendement au projet de loi de finances 2012 étendant le taux réduit de la presse papier à la presse en ligne, tandis que les huit syndicats professionnels de la presse, sans aucune exception, demandaient solennellement l’application de cette mesure (lire ici leur texte conjoint et là leur lettre ouverte). Cette unanimité légitimait un moratoire de fait, du côté de l’administration fiscale, protégeant le développement de la nouvelle presse numérique. Or, pour des raisons aussi mystérieuses qu’incompréhensibles, où se mêlent irresponsabilité, inconséquence et imprévoyance, l’État n’a cessé de tergiverser et de se défausser, notamment sous l’actuelle majorité de gauche, qui s’était pourtant engagée à faire rapidement respecter cette égalité entre toutes les presses, numérique et imprimée.

Le prétexte invoqué est l’Europe, et ce prétexte n’est qu’un faux fuyant. L’actuelle ministre de la communication affirme ainsi, depuis qu’elle est en place, défendre auprès de l’Union européenne la TVA à 2,1 % pour la presse numérique mais attendre une harmonisation des TVA européennes pour l’officialiser. Elle l’a encore répété, en défendant les mêmes principes que ceux appliqués par Mediapart et Indigo, dans un entretien la semaine passée à France Inter (vidéo ci-dessous, à 5 mn 25 sec). Au passage, elle rappelle que, pour le livre numérique, les autorités françaises n’ont aucunement attendu un feu vert européen pour lui appliquer, cette année, la même TVA (de 5,5 %) qu’au livre imprimé. Ce qui rend d’autant plus incohérente l’attaque fiscale dont nous sommes aujourd’hui victimes, puisqu’on nous reproche ce que l’État français prétend lui-même défendre.

En vérité, c’est la France qui, aujourd’hui, est déjà en faute par rapport au droit européen. La même année 2011 où nous décidions d’appliquer la TVA réduite, un arrêt du 10 novembre de la Cour de justice de l’Union européenne, dit arrêt Rank (le lire ici), a en effet condamné le Royaume-Uni pour avoir mis en œuvre des TVA différentes pour des produits semblables, quel que soit leur support. « Selon une jurisprudence bien établie, y lit-on, le principe de neutralité fiscale s’oppose en particulier à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables, qui se trouvent donc en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA. » Suivent les références, nombreuses, notamment des arrêts de la Cour de justice européenne du 3 mai 2001, du 26 mai 2005, du 10 avril 2008 et du 3 mars 2011.

De plus, en 2013, la Commission européenne a publié la synthèse de ses consultations sur le « réexamen de la législation existante sur les taux réduits de TVA », menées en 2012. « Les contributeurs, conclut-elle, sont unanimes à demander une TVA identique pour le traitement des journaux et périodiques traditionnellement imprimés, d’une part, et les versions on-line d’autre part. » Ces recommandations ont été reprises et développées, avec insistance, voire impatience, courant 2013, dans plusieurs rapports officiels : le rapport Pierre Lescure sur l’exception culturelle ; le rapport Roch-Olivier Maistre sur les aides à la presse ; l’avis sur la fiscalité du Conseil national du numérique ; enfin, le rapport de la Cour des comptes sur les aides de l’État à la presse écrite. Sans compter le tout dernier rapport, celui du Sénat, en date du 26 novembre, qui s’alarmait de l’immobilisme des pouvoirs publics sur le sujet.

Pour tous nos interlocuteurs officiels, administratifs, parlementaires ou politiques, de ces dernières années, l’application de la même TVA pour toute la presse était donc une évidence. Et Mediapart était donc d’autant plus légitime à la mettre en œuvre qu’il continuait ainsi à se comporter en novateur, dans la cohérence avec son modèle économique pionnier qui, aujourd’hui, fait école parmi toute la presse. Car appliquer à Mediapart une TVA à 19,6 % aujourd’hui, et à 20 % demain, c’est tout simplement ruiner son développement où se construit son indépendance. L’application discriminatoire du taux commun, le même que pour n’importe quel objet de consommation, reviendrait à nous dépouiller de tous les résultats que nous avons réussi à dégager et, par conséquent, à mettre en grave difficulté le seul exemple de réussite économique, innovatrice et profitable, dans notre secteur. À l’inverse des discours officiels sur la France qui innove, risque et gagne, ce serait asséner une démonstration profondément démobilisatrice et conservatrice.

Avec cette lettre de cachet fiscale, aussi injuste qu’arbitraire, l’État se révèle incompétent, aveugle et partisan. Incompétent, car il ne tient compte d’aucune des nombreuses recommandations qui l’ont invité à innover dans notre secteur en donnant à la presse en ligne tous les moyens pour se développer. Aveugle, car il sanctionne ceux qui, dans une crise historique de nos industries et métiers, ont réussi à créer de la valeur par la seule vertu de leur travail, de leur inventivité et de leur liberté. Partisan, car, dans le même temps, il persiste à recourir aux vieilles méthodes qui ne font qu’aggraver la dépendance de la presse vis-à-vis du pouvoir politique, à fragiliser son indépendance et à ruiner son dynamisme (télécharger ici en fichier PDF le détail des aides publiques en 2012 et lire là leur décryptage en graphiques).

Comment expliquer cette attaque discriminatoire contre la presse en ligne quand, il y a seulement deux semaines au Parlement, un simple amendement du gouvernement a effacé quatre millions de dettes d’un quotidien, L’Humanité, envers les caisses de l’État (toutes les précisions ici) ? Comment justifier qu’on nous applique un taux de 19,6 % à Mediapart, journal de qualité et de référence, alors que sa concurrence, dont les recettes sont essentiellement imprimées (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Nouvel Observateur, L’Express, Le Point, Le Canard enchaîné, etc.), bénéficie, non seulement d’une TVA à 2,1 % mais de plus d’aides publiques massives, alors que nous les refusons par principe ? En 2012, ces aides ont atteint des montants de plus de 18 millions pour Le Monde (pour le seul quotidien, mais 32,2 millions pour tout le Groupe Le Monde) comme pour Le Figaro, de plus de 10 millions pour Libération, sans compter près de 7 millions pour… Télé 7 Jours, près de 5 millions pour… Télé Star, près de 4 millions pour… Télé Z, trois journaux de programmes télévisés qui, eux aussi, bénéficient de la TVA super réduite à 2,1 % !

Depuis le premier jour, Mediapart entend tracer une route d’indépendance et d’innovation qui prouve que le journalisme peut de nouveau rencontrer la confiance des lecteurs et, ainsi, créer de la valeur – celle d’une entreprise, de ses informations et du travail de son équipe. Notre bataille pour l’égalité de toutes les presses, quel que soit leur support, est celle du droit et de la justice, contre l’injustice et la discrimination. Elle est aussi celle de la liberté, c’est-à-dire d’un journal qui n’a de comptes à rendre qu’à ses lecteurs. Or ce sont bien nos lecteurs que cette attaque vise en premier, puisque la TVA est une taxe sur leur acte d’achat. À tel point que, selon nos informations, la haute administration fiscale nous invite à augmenter notre abonnement pour faire face à l’injustice qu’elle nous impose, ayant même calculé qu’il devrait dès lors passer à 10,57 euros contre 9 euros actuellement.

Au moment où nous pensions avoir gagné notre bataille, nous préparant à construire en 2014 le cadre juridique et actionnarial d’un Mediapart pérenne, contrôlé par ceux qui le font et vivant de ceux qui le lisent, nous découvrons qu’il nous faut encore la mener, encore et toujours. Nous avons besoin de vous, plus que jamais. Pour qu’un moratoire fiscal leur impose de faire demi-tour. Pour que notre indépendance, dont vous êtes les seuls garants par vos abonnements qui nous font vivre, soit plus que jamais défendue.

BOITE NOIRECet article a été actualisé, au début de sa première page, avec l’ajout des contrôles fiscaux visant deux autres membres fondateurs du SPIIL. J’ai aussi rectifié, dans la deuxième page, à propos de l’annulation de la dette de 4 millions du quotidien L’Humanité : l’amendement qui l’a permis n’était pas d’origine parlementaire mais venait du gouvernement.

Par ailleurs, je précise ici, pour que l’information de nos lecteurs soit complète, que Mediapart a demandé et obtenu pour un montant avoisinant 200.000 euros des aides publiques directes tant que notre entreprise était déficitaire. C’est à partir de 2011, après que nous ayons atteint le point d’équilibre fin 2010, que nous avons décidé de ne plus demander d’argent public, dans la mesure où nous commencions à dégager des résultats.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Souriez vous êtes espionnés!


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