Un mois après, Ramon Fernandez est toujours là. Cette semaine, il sera à Bruxelles pour négocier, au nom de la France, l'union bancaire voulue par François Hollande. Matignon avait bien annoncé son remplacement, mais le puissant directeur du Trésor, nommé par Nicolas Sarkozy, conserve le soutien de son ministre de tutelle, Pierre Moscovici.
La situation résume bien les tiraillements au plus haut sommet de l'État, entre un ministre des finances, qui vit une interminable disgrâce depuis l'affaire Cahuzac, et un premier ministre, qui agace une grande partie du gouvernement et s'est frontalement opposé à “Mosco”. Au milieu, François Hollande refuse à la fois de changer Ayrault et de démettre le patron de Bercy, qui incarne l’orthodoxie de Bercy et la politique de l’offre, que le président de la République n’assume qu’à moitié.
En novembre, la « remise à plat » de la fiscalité défendue par Jean-Marc Ayrault, à la surprise générale, en a été une nouvelle illustration : l’initiative est à mettre au crédit du premier ministre, et de lui seul. Le chef de l’État, lui, a donné son accord mais ne s'est pas impliqué personnellement. Quant à Pierre Moscovici, il a été mis dans la confidence à la dernière minute – quelques jours plus tôt, il répétait encore qu’il était trop tôt, qu’il fallait attendre des marges de manœuvre financières pour assortir toute grande réforme d’ampleur de baisses d’impôts. Le lendemain, l’annonce du remplacement du directeur du Trésor, toujours pas officialisée, a provoqué sa fureur et il n’a pas assisté aux premiers entretiens avec les partenaires sociaux organisés à Matignon, en raison d’un déplacement prévu en Chine.
À chaque fois, c’est le même scénario. François Hollande, fidèle à son caractère et sa pratique politique, ne dit mot, ou presque, laissant Moscovici encaisser les coups. Mais il ne le désavoue jamais. Et lui donne même la plupart du temps raison. Difficile en effet d’imaginer que le ministre de l’économie refrène systématiquement les volontés réformatrices d’une partie de sa majorité – sur la réforme bancaire, la CSG progressive ou le pouvoir d’achat des ménages – sans l’aval de François Hollande, dont l’appétence pour les questions économiques ne se dément pas depuis qu’il est à l’Élysée.
Cet automne, lors de la préparation du budget pour 2014, les échanges furent parfois vifs entre Pierre Moscovici et son ministre délégué, Bernard Cazeneuve. À plusieurs reprises, les deux hommes ont été en désaccord. Cazeneuve veut toucher aux niches fiscales pour l’outre-mer ou aux Sofica pour le cinéma ? Il « perd l’arbitrage », comme on dit dans le jargon gouvernemental. Le ministre du budget propose de taxer l’excédent brut d’exploitation des entreprises ? Il est désavoué. Cazeneuve est agacé. Un étage plus haut, Moscovici l’est tout autant. « En bas (chez Cazeneuve – ndlr), ils vont aller voir l’Élysée et Matignon », glisse-t-il en petit comité. Finalement, rien n’y fait : l’Élysée confirme le choix de “Mosco”.
À plusieurs reprises, Cazeneuve laisse dire qu’il n’aurait jamais utilisé l’expression de « ras-le-bol fiscal », choisie fin août par son ministre de tutelle, et qui avait laissé stupéfaite une bonne partie de ses collègues du gouvernement, hallucinés que le patron de Bercy semble légitimer les discours populistes, voire poujadistes, sur l’impôt. À l’époque, une ministre avait ironisé : « Heureusement, j’ai arrêté d’être surprise par les phrases de Pierre Moscovici. » Mais personne ne dit rien quand le président de la République entonne le même refrain et plaisante, lors de la conférence environnementale, sur le « concours Lépine des taxes ».
Pendant l’affaire Cahuzac, Moscovici est en première ligne, à juste titre, et finit par admettre avoir été « utilisé » par les proches de Jérôme Cahuzac. Mais il sert aussi de paravent à François Hollande. Alors que son ministre était malmené et déjà « grillé », selon ses détracteurs, le président de la République le laisse défendre la supposée « muraille de Chine » entre les ministres et l’administration de Bercy. Quelques mois après, Hollande admet pourtant qu’elle était bien fragile, en confiant à la journaliste Charlotte Chaffanjon (Jérôme Cahuzac, les yeux dans les yeux, Plon, 2013) avoir lui-même ordonné une enquête administrative auprès de la Suisse, lors d’un aparté à l’Élysée avec Ayrault, Moscovici et… Cahuzac.
« Pierre est totalement loyal envers le président de la République », affirme Matthias Fekl, jeune député “moscoviciste”. « Moscovici est le gardien de l’orthodoxie hollandaise, si toutefois cela peut exister. Il a deux missions : rassurer les marchés et Bruxelles, et mettre en place la politique de l’offre que Hollande n’assume qu’à moitié. Il fait strictement ce que veut Hollande », décrypte, sous couvert d’anonymat, un autre député qui connaît bien le ministre des finances (voir notre Boîte noire). Le ministre s’en explique lui-même dans le livre qu’il a publié à la rentrée, Combats (Flammarion, 2013), convaincu d’être l’émissaire indispensable à François Hollande à Bruxelles, d’avoir contribué à sauver la Grèce dans la zone euro – « j’en suis fier », dit-il – et d’avoir obtenu de haute lutte un délai supplémentaire de deux ans pour que la France rentre dans les clous budgétaires.
Tous ses proches le jurent : leur protégé souffrirait de cet engagement européen, invisible aux yeux des Français, et de cette « loyauté » sans faille, quand ses collègues Arnaud Montebourg, Manuel Valls ou Christiane Taubira ont réussi à jouer leur propre musique. « Il a joué à fond la solidarité. S’il la jouait perso, il serait inévitablement plus visible », plaide le sénateur Martial Bourquin, proche de Moscovici. « Hollande ne comprend que ça : il faut l’emmerder, et ça, Moscovici se refuse à le faire », dit l'un de ses amis.
Avant la chute de DSK, Moscovici ne se gênait pourtant pas pour débiner Hollande, à l’abri du off. Depuis, les deux hommes sont alliés, davantage qu’amis. Ils se connaissent depuis trente ans, ont écrit un livre ensemble (sur l’économie, déjà), s’échangeaient leur cours à Sciences Po' Paris en milieu d’année et étaient membres, dans les années 80, du « groupe des experts » de Claude Allègre. « Entre eux, c’est de l’estime, un respect réciproque », dit un proche de Moscovici.
C’est aussi, plus prosaïquement, un intérêt mutuel bien compris : François Hollande avait besoin du soutien du courant – modeste mais influent – de l’ancien ministre des affaires européennes de Lionel Jospin pour gagner la primaire. “Mosco” lui garantissait une assise politique hors de ses soutiens de toujours : le futur ministre de l’économie a été le premier strauss-khanien, avec Marisol Touraine, à soutenir Hollande pour la primaire, alors que d’autres (comme Jean-Christophe Cambadélis) choisissaient Martine Aubry. Pierre Moscovici, lui, avait besoin de François Hollande pour espérer retrouver les ors de la République et occuper, selon ses proches, une « position centrale » au PS.
Cette alliance fut formalisée en 2011, quand Pierre Moscovici avait ravi à Stéphane Le Foll le poste convoité de directeur de campagne. À l’époque, les mêmes reproches que ceux qu’on entend aujourd’hui à l’Assemblée ou au gouvernement – « dilettante », « distant », voire « absent » – fleurissent déjà. Mais quelques mois plus tard, en mai 2012, à l’heure de composer le gouvernement, le député du Doubs fait figure de poids lourd. Il n’obtient pas le Quai d’Orsay, qu’il convoitait, finalement attribué à Laurent Fabius. Mais il peut se permettre de refuser le secrétariat général de l’Élysée et devient le patron de Bercy.
Aux législatives, ses troupes sont aussi nombreuses à rejoindre l’Assemblée. Avec le Sénat, ils sont une cinquantaine à se revendiquer de “Besoin de gauche”, le club fondé par Moscovici. C’est plus que l’aile gauche, plus que les maigres troupes de Manuel Valls et plus que les pro-Montebourg, qui sont très peu organisés. Parmi eux, de jeunes députés en vue comme Karine Berger, Valérie Rabault ou Matthias Fekl : souvent jeunes, non cumulards et bons connaisseurs des dossiers financiers ou européens. Dans les cabinets, ils sont tout aussi nombreux à être issus du groupe d’experts constitué par Moscovici avant la primaire socialiste. Rien qu’à l’Élysée, ils sont quatre – Constance Rivière, qui coordonnait ce groupe, les diplomates Thomas Melonio et Alice Rufo, et, plus récemment, Jean-Jacques Barbéris, passé du cabinet de Moscovici à Bercy à celui de François Hollande.
Les “moscovicistes” continuent de se réunir depuis qu’ils sont au pouvoir. Mais ils se font de moins en moins d’illusions. Le scénario d’un Moscovici qui ne serait victime que des hésitations de François Hollande et de sa trop grande loyauté à la ligne présidentielle ne suffit plus à convaincre totalement ses proches. De plus en plus nombreux à se dire « déçus », à jeter un regard désolé ou à lever les yeux au ciel quand on leur demande d’expliquer l’affaiblissement politique de leur mentor.
Pendant les débats sur la loi bancaire, Karine Berger, la rapporteure du projet de loi, a affronté celui dont elle fut longtemps proche, comme le montre un documentaire d’Arte. Valérie Rabault a quant à elle déposé un amendement au projet de loi de finances contre les annonces de compensation de la hausse des cotisations retraites pour les employeurs, pourtant défendue par Pierre Moscovici cet été.
Source MEDEFtv
La liste de ses affrontements avec une partie de la gauche est longue : les Pigeons l’an dernier, l’affrontement avec Arnaud Montebourg sur la banque publique d’investissement ou le choix de la banque Lazard pour conseiller Bercy, la réforme bancaire a minima, la taxe sur les transactions financières largement réduite, sa déclaration d’amour à Pierre Gattaz lors de l’université d’été du Medef, la crise chypriote, pendant laquelle Moscovici a fait se gausser toute la presse étrangère en s’endormant lors d’une réunion, et, bien entendu, l’affaire Cahuzac où Pierre Moscovici a bien cru qu’il allait être débarqué du gouvernement. L'affaire de la retraite chapeau de l'ex-patron de PSA, Philippe Varin, a quant à elle fait resurgir le choix de « l'autorégulation exigeante » défendue par Pierre Moscovici.
« Je suis un peu déçue : Pierre aurait pu faire davantage de politique pendant deux ans », estime aujourd’hui Karine Berger. Beaucoup des amis du ministre lui reprochent de ne pas avoir su incarner sa ligne, en social-démocrate et fédéraliste européen, alors même que le choix de François Hollande de mener une politique de l’offre favorable aux entreprises et de ne pas renverser la table à Bruxelles lui ouvrait un boulevard.
L’Europe ? C’est Claude Bartolone, le président de l’Assemblée nationale, qui l’a préemptée. Le redressement industriel ? C’est Arnaud Montebourg. Les déficits ? Ce fut Cahuzac, c’est désormais Cazeneuve. Les énergies renouvelables ? Il ne dit rien. « Il ne sait pas incarner une politique, il ne sait pas se valoriser, il est souvent très hésitant », tranche ce parlementaire qui, pourtant, l’apprécie. Moscovici, s’il a hésité à se présenter à la primaire socialiste après l’explosion en vol de DSK, en mai 2011, n’a jamais été à un congrès du PS avec une motion sur son seul nom, signe, dans ce parti, d’affirmation politique. « C’est un pétochard », dit un élu qui ne l’aime pas. Ses amis préfèrent évoquer son côté « tourmenté » et « timoré ». « Cela tourne à la campagne de presse ! » s’indigne même le député Émeric Bréhier, chargé d’animer les soutiens du ministre à l’Assemblée.
Mais Pierre Moscovici a également rendu furieux les députés de la majorité en désertant les bancs de l’Assemblée pendant l’examen du budget ou en reprenant, parfois mot pour mot, les argumentaires des patrons des grandes banques françaises ou du Medef. « Moscovici est un peu décevant. Le patronat a un droit de veto. Je n’ai pas connu ça avec Lionel Jospin », s’est énervé l’ancien conseiller économique de Lionel Jospin à Matignon Pierre-Alain Muet, lors de l’examen au budget 2014. Comme beaucoup, Muet n’a toujours pas digéré l’épisode des Pigeons, il y a un an : « Le ministre de l'économie a alors lâché le projet gouvernemental que nous, députés, étions en train de défendre. »
Une partie du PS le juge aussi beaucoup trop lié à l’administration très conservatrice de Bercy, singulièrement du Trésor et de son patron, Ramon Fernandez, et une illustration parfaite de ces technos à la française contre lesquels pestent les députés. « Bercy, c’est une administration qui obéit. Mais à condition qu’on lui donne des ordres », ironise un ministre du gouvernement. « Quand j’entends un ministre de Bercy qui me sort exactement les arguments de ses prédécesseurs de droite, je dis : “Arrête tes conneries” », nous disait en septembre François Brottes, le président de la commission des affaires économiques.
Les rangs de ceux qui jugent depuis longtemps que Moscovici, réputé si brillant, est surtout une imposture politique, grossissent à chaque épisode de son désamour avec la majorité. Un de ses anciens partisans balance même, à l’abri du off : « Pierre a toujours eu de très grands parrains. Jospin l’a parachuté dans le Doubs. DSK l’a adoubé intellectuellement, même s’il n’était pas vraiment sa principale source d’inspiration. Désormais, Pierre se retrouve seul. Et on voit le résultat. »
Et comme on est toujours plus cruel avec les faibles, Moscovici est souvent moqué dans les couloirs du pouvoir. Ses pauses, en journée, dans un café de la rive gauche ou pour la soutenance de thèse d’une amie de sa compagne, alimentent l’image d’un ministre qui ne travaillerait pas. La façon dont il met en scène sa vie privée (avec Marie-Charline Pacquot, leur chat Hamlet et leurs comptes Twitter) déclenche souvent les moqueries.
Moscovici continue toutefois de croire qu’il est indispensable à François Hollande. Dans le prologue de Combats, son dernier ouvrage, il livre sa version de la crise chypriote, en mars, et de sa propre fragilité : « Nous ne sommes pas passés loin de l’abîme. C’est un peu tard pour moi également, car je suis entre-temps devenu une cible. (…) Je m’en suis même amusé en jouant avec un vers de Cyrano, que me souffle François Hollande : “On n’abdique pas l’honneur d’être une cible.” » Moscovici va encore continuer quelques mois. Au moins jusqu’aux européennes, la prochaine échéance pour un éventuel remaniement, où le ministre des finances a une porte de sortie toute trouvée : la Commission de Bruxelles.
BOITE NOIRECela fait plusieurs mois – disons un an – que nous entendons régulièrement des reproches faits à Pierre Moscovici. Avec l'annonce de la réforme fiscale, nous avons essayé de comprendre pourquoi, lui qui est si critiqué, est toujours là et occupe une position aussi importante au gouvernement (il en est le numéro 4).
Pour l'essentiel, nous avons choisi d'interroger ses proches (près d'une dizaine pour cet article). Certains ont accepté d'être cités, d'autres pas du tout. Nous avons essayé de limiter les phrases en off, mais c'est souvent la limite de l'exercice : difficile quand on est au pouvoir de critiquer publiquement un ministre. Par ailleurs, les conseillers gouvernementaux que nous avons interrogés sont tous soumis à une obligation d'anonymat liée à leur fonction – nous ne les avons pas cités.
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