Ils disent la même chose, paraît-il. Lors de son déplacement à Rennes, le 13 décembre, pour signer le pacte d’avenir pour la Bretagne, Jean-Marc Ayrault insistait sur sa volonté de dialogue, affirmant que le gouvernement prendrait le temps nécessaire pour trouver la bonne formule et calmer les craintes apparues avec la révolte des Bonnets rouges. « L’écotaxe ne sera mise en œuvre que s’il y a un consensus », assurait-il.
Deux jours plus tôt, le ministre des transports, Frédéric Cuvillier, était entendu comme premier témoin par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’écotaxe. Il y tenait des propos beaucoup plus tranchés. Après avoir rappelé que la suspension de la taxe poids lourds représentait un manque à gagner annuel pour l'État de 802 millions d’euros, il insistait sur la nécessité de reprendre rapidement la disposition. « J’assure la continuité de l’État. Je suis là pour défendre un dispositif voté et faire respecter les engagements pris par l’État », soulignait-il. « Sauf à indemniser les acteurs, ce qui représenterait un coût de 40 euros pour chaque Français », l’État, à l’entendre, n’a pas les moyens de remettre en cause le contrat signé avec Écomouv, la société privée chargée dans le cadre d’un partenariat public-privé de percevoir l’écotaxe. Bref, tout doit continuer comme avant, en dépit des affirmations du premier ministre.
C’est en tout cas l’impression que partagent de nombreux observateurs. Avant que la commission d’enquête de l’Assemblée nationale ait statué sur l’écotaxe, avant que la commission d’enquête du Sénat chargée d’examiner les modalités du contrat d’Écomouv – une information judiciaire étant ouverte par ailleurs sur les conditions d’attribution de ce contrat – se soit même réunie, le dossier est en train d’être refermé administrativement.
Depuis quelques jours, des rumeurs récurrentes circulent aussi bien chez les transporteurs que chez les différentes parties intéressées : l’administration va délivrer son homologation au système d’Écomouv. La date du 20 décembre est citée avec insistance : elle semble assez déterminante pour la société Écomouv, qui, en l’absence d’homologation rapide, risque de voir ses banques créancières appeler ses actionnaires en garantie – Autrostrade (70 % du capital), Thales (13 %) SNCF (11 %), SFR (3 %) Steria (3 %) ) (lire notre article : Le gouvernement envisage de renégocier le contrat Écomouv).
Preuve de la tension qui règne dans la société, cette dernière ne cesse de multiplier les pressions. Après l’annonce de la suspension de l'écotaxe, la société Écomouv a adressé une longue lettre à Daniel Bursaux, ancien directeur de cabinet de Dominique Perben devenu depuis le début l’homme clé de l’écotaxe en sa qualité de directeur des infrastructures, et à Hélène Crocquevieille, directrice générale des douanes et droits indirects, pour obtenir des assurances sur l’avenir. Dans cette lettre (voir ci-dessous), la société demandait la garantie que « le contrat de partenariat (ne soit) pas modifié et que le cadre de perception de la taxe (reste) inchangé ». Bref, rien ne devait changer, malgré la volonté affichée de remise à plat du gouvernement.
En parallèle, Écomouv a lancé une vaste campagne de presse pour dénoncer les préjudices subis par la suspension de l’écotaxe. Après avoir insisté sur le coût du report pour l’État (l’État lui devrait, selon ses dires, 20 millions d’euros par mois à partir du 1er janvier), puis souligné le sort réservé à ses salariés en chômage partiel, la société a annoncé triomphalement que toutes ses installations seraient en place fin décembre (tout aurait dû être opérationnel, selon le contrat, le 20 juillet dernier !). L’homologation par l’administration ne sera alors plus qu’une formalité, à l’en croire.
Le ministère des transports assure qu’aucune date n'est fixée pour l’approbation du système mis en place par Écomouv. « Nous prendrons le temps nécessaire pour tester la fiabilité du système », assure-t-on. Devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, le ministre des transports, Frédéric Cuvillier, s’est montré beaucoup plus pressé. La rémunération due à Écomouv « sera opposable au moment où la société sera en situation de pouvoir démontrer du caractère techniquement achevé du dispositif, c'est-à-dire vraiment très prochainement, fin décembre », a-t-il expliqué aux députés.
Mais pourquoi le ministère des transports se montre-t-il si pressé d’homologuer le système Écomouv ? N’est-ce pas préempter par avance le dossier de l’écotaxe et passer outre les recommandations des commissions d’enquête de l’Assemblée nationale, du Sénat et les décisions du gouvernement ? Car en homologuant très vite le système, le ministère des transports se prive de toute possibilité de modification : l’État va se retrouver juridiquement pieds et poings liés par ce contrat de partenariat public-privé.
Dès l'homologation, il va se retrouver dans l'obligation légale de verser, à partir du 1er janvier 2014, un loyer de 20 millions d'euros par mois à Écomouv, même si l'écotaxe est suspendue encore pendant des mois. Impossible aussi par la suite de se dédire ou de renégocier le contrat ou de demander des modifications, y compris techniques : la société sera alors en droit de réclamer 800 millions d’euros de dédit en cas de renoncement de l’État et tous les changements du système réclamés par l’État seront mis à la charge des finances publiques.
Cette précipitation est d’autant plus inexplicable que l’État, contrairement à ce qu’affirme la société Écomouv, a plutôt une main forte. Écomouv a remporté le contrat de partenariat public-privé en proposant d’installer le système en vingt-et-un mois. Le coût du contrat est évalué à 3,2 milliards d’euros pour une durée de 13 ans et 2 mois, selon les chiffres donnés par le cabinet du ministre des transports.
Ces chiffres sont aujourd'hui contestés par Écomouv, qui parle d’un montant de 2,4 milliards d’euros pour une concession de 11,5 ans (lire son communiqué après la publication d’un article dans Le Parisien reprenant les chiffres de Mediapart). Une contestation assez étrange. Car après précision, la société Écomouv reconnaît parler en euros constants 2011 (d’où les 2,4 milliards), quand le ministère calcule en euros courants. De plus, elle déduit de la durée de la concession le temps d’installation du système.
Pour faire bonne mesure, il convient d’ajouter un autre chiffre. Lors de l’attribution du contrat de partenariat public-privé en janvier 2011, Ecomouv avait affiché dans son offre, selon nos informations, un coût de 1,950 milliard d’euros, ce qui la plaçait dans la position de moins-disant. C’était à moins de 100 millions de l’évaluation (1,870 milliard d’euros) à laquelle avait abouti Noël de Saint-Pulgent, inspecteur des finances, dans un rapport qui recommandait le recours au partenariat public-privé comme la seule bonne solution pour l’implantation de l’écotaxe. Il avait intégré dans ses calculs des taux d’emprunt pour l’État plus élevés que la normale.
Le ministère des transports confirme aujourd’hui le montant de l’appel d’offres. Mais, explique-t-il, il n’y a eu aucun dérapage. Il s’agit juste d’une autre méthode comptable : la valeur actualisée. Le 1,9 milliard d’euros arrêté lors de l’appel d’offres correspond à l'entendre aux 3,2 milliards d’euros d’aujourd’hui. Trois montants différents, deux durées de concession pour un même contrat : la clarté règne !
Au-delà de ces débats sur le montant de ce partenariat, il y a un fait qu'Écomouv ne peut pas contester : la société n’a pas respecté ses obligations contractuelles, accusant déjà plus de six mois de retard par rapport à la date d’installation prévue, faute d’avoir pu mettre en place un système sûr. « La suspension de l’écotaxe décidée par Jean-Marc Ayrault a été une vraie bénédiction pour Écomouv. Car le groupe n’était pas prêt pour faire entrer en service son système au 1er janvier. Cela lui permet de cacher ses défaillances », nous disait un connaisseur du dossier en novembre. « L’État aurait eu alors tous les arguments pour annuler le contrat en toute sécurité. »
Les doutes sur la fiabilité du système mis en place par Écomouv sont loin d’être levés, y compris chez les prestataires de service qui travaillent pour elle. Les sociétés de télépéage notamment sont particulièrement inquiètes. Elles ont été associées dès le départ au déploiement de l’écotaxe en France. Six sociétés de télépéage ont accepté de travailler avec Écomouv contre une rémunération globale d’environ 50 millions d’euros par an (la rémunération annuelle d’Écomouv est de 230 millions d’euros par an). Leurs adhérents représentent à peu près la moitié des camions (800 000 environ) devant payer la taxe poids lourds en France.
Chargées de collecter les données et de percevoir la taxe avant de la reverser à la société Écomouv, elles sont financièrement responsables du paiement de leurs adhérents. D’où leur préoccupation de disposer d’un système totalement sûr. Car ce sont elles qui devront assumer les éventuelles erreurs.
Fin octobre, les trois principales sociétés de télépéage (Total Marketing, Axxess-Vinci- et Eurotoll-Sanef) adressaient une lettre, rédigée dans les mêmes termes – dont Mediapart a eu connaissance – au ministère des transports. Soulignant les changements techniques incessants, elles dénonçaient l’opacité entretenue par Écomouv autour des données et surtout l’insuffisance des tests afin de s’assurer de la fiabilité du système. Elles s’inquiétaient notamment de la performance de la chaîne de collecte des données (dit critère B1 dans leur jargon technique) : c’est-à-dire le rapport entre la taxe qui devrait être théoriquement prélevée et la taxe réellement facturée. C’est tout simplement la clé du système, qui garantit que le système est fiable.
Or, selon ces prestataires, ce rapport n’a jamais été mesuré en continu ni sur les équipements d’Écomouv ni sur ceux fournis par les sociétés de télépéage. Les doutes portent aussi sur les lieux très peuplés comme la région parisienne où, compte tenu de l'affluence, les systèmes de géolocalisation peuvent être brouillés. L’installation de balises peut permettre de remédier au brouillage. Mais Écomouv en a limité le nombre, par souci d’économies.
« Il était initialement prévu des périodes pour mettre en œuvre les principes énoncés ci-dessus (suit une énumération de procédures d’homologation –ndlr). Or force est de reconnaître que les retards accumulés sur le projet n’ont pas pu permettre de les mettre en œuvre. Il conviendra donc de planifier sur une période au minimum d’une année, permettant de mettre en œuvre l'évaluation des performances des différents systèmes GNSS (systèmes de péages satellitaires), l’optimisation des données de contexte et de l’algorithme de détection et d’implémenter des LAC (balises) aux points de tarification présentant un taux élevé de non-détection », écrivaient-ils.
Selon nos informations, plusieurs réunions se sont tenues au ministère des transports pour trancher les problèmes entre les différents intervenants. Elles se sont terminées sur un constat de désaccord, les sociétés de télépéage contestant les méthodologies et les tests mis en place par Écomouv.
« Ce ne sont que des différends entre Écomouv et ses prestataires de service », relativise-t-on au ministère des transports, qui dit n’avoir aucun doute sur le système de perception de l’écotaxe « testé et retesté ». De son côté, la société Écomouv, par le biais de son agence de communication, dit « n’avoir aucun commentaire à faire sur le point de vue des sociétés de télépéage ». Avant d’ajouter : « Les tests avec flotte de camions ont impliqué plus de 10 000 véhicules, équipés d'un boîtier fourni par Écomouv ou une société habilitée au télépéage, ce qui a représenté plus de 4,5 millions de notifications et a permis par exemple de produire plus de 8 800 factures au mois d'octobre 2013. » Le ministre des transports avance le même chiffre de 10 000 camions participant à des tests grandeur nature, sans incident notable. C’est ce qui le convainc aujourd’hui d’homologuer rapidement un système qui semble fiable.
Des connaisseurs du dossier contestent cette analyse. Si Écomouv a bien testé son système de repérage des camions sur une base large, expliquent-ils, en revanche, la mesure de la performance du système – c’est-à-dire le suivi précis des camions pour s’assurer que le repérage et la facturation correspondent bien à la réalité des transports faits – n’a été faite que sur une petite centaine de camions, comme le prouve un document d’Écomouv.
« À ce stade, on ne sait pas si le système est capable de prélever la taxe de façon équitable », insiste un proche du dossier. « En Allemagne, le gouvernement voulait être sûr d’avoir un système fiable. Il a exigé une multitude de tests. Plus de 5 000 camions ont été suivis pendant plus d’un an pour s’assurer que les facturations correspondaient bien à la réalité. La mise en place a pris seize mois de retard. Mais au final, le système n’est contesté par personne car sa fiabilité est reconnue par tous », explique-t-il. « Faute d’expérimentation suffisante, l’État risque d’ouvrir la voie à des contentieux sans fin », poursuit-il.
Le ministère des transports assure être confiant pour la suite. Les systèmes de facturation détaillée auraient permis de contrôler que la marge d’erreur était négligeable. « Certains de nos adhérents font partie des équipes de tests. Ils ont juste reçu le montant qu’ils devaient payer sans plus d’explication. Il n’y avait aucune facture détaillée, aucun moyen de contrôle. C’est hallucinant », rapporte Gilles Mathelié-Guinlet, secrétaire général de l’organisation des transports routiers européens (OTRE), le deuxième syndicat de transporteurs, qui regroupe surtout des PME et indépendants.
De toutes parts, les doutes et les reproches enflent sur l’opacité et les imprécisions qui entourent le système mis en place par Écomouv. « L’administration semble avoir les mêmes doutes. Mais il y a une telle pression sur leurs épaules que personne n’ose parler », rapporte un autre intervenant. À ce stade, une question s’impose : mais pourquoi le ministère des transports est-il si pressé d’homologuer le système d’Écomouv, liant de ce fait les mains de l’État par un contrat dont il ne pourra se désengager et qui pourrait s’avérer ruineux ?
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