« Ce n'est pas ma faute si j'ai des copains partout. Mon père était déjà comme ça. Et puis, je suis Breton avant tout. » Christian Troadec ne parlemente même plus, quand on tente de lui faire expliquer sa ligne politique. « Tant pis si je suis incompris », soupire le maire de Carhaix, de guerre lasse, avant un éclat de rire tonitruant. Il raconte sans se faire prier les derniers coups de fil « d'encouragement » qu'il a reçus récemment : Alain Krivine, Jean Lassalle, Pierre Larrouturou, Philippe Poutou. Au bout de dix ans de mandat, le maire de Carhaix, qui se jure « bien plus ancré à gauche qu'un Hollande ou un Mélenchon », a pris l'habitude d'être attaqué sur sa ligne politique, dont la conduite peut paraître aussi indéchiffrable qu'un manuscrit de la mer Morte.
« C’est une force en mouvement, qui ne sait pas toujours où elle veut aller, résume le député PS du Finistère, Jean-Jacques Urvoas. Il n’est pas regardant sur les alliances, du moment qu’il peut faire un “coup”. » « Il a souvent la truffe au vent, sait s’adapter aux situations et se rapprocher des gens influents », confirme le journaliste René Pérez, responsable des rédactions finistériennes du Télégramme. Au fil des scrutins, le porte-parole du collectif Vivre, décider, travailler en Bretagne, qui coordonne la fronde des Bonnets rouges, se présente à toutes les élections possibles. Dix ans durant, il s’est baladé de l’extrême gauche au centre-droit, au point de donner le tournis idéologique.
En 2002, il parraine Olivier Besancenot à la présidentielle, fait venir Alain Krivine à l’école Diwan ou soutient José Bové emprisonné. En 2004, il sera élu conseiller régional avec l’Union démocratique bretonne (UDB – régionaliste de gauche) et les Verts. En 2005, il vote oui au référendum européen (sa ville votera non à 57 %). En 2006, il monte un comité de soutien à Ségolène Royal, avant même sa candidature officielle à la primaire. Puis en 2007, après avoir parrainé Voynet, il se présente à la législative, encore soutenu par l’UDB et les Verts. Mais il prône « une collaboration entre les modernes du PS et le centre ». Aujourd’hui, il passe un accord avec le MoDem, attire le NPA dans ses manifs, tout en se disant encore ami avec le « ministre breton » Jean-Yves Le Drian, très proche de Hollande et baron tenant le conseil régional.
Troadec dégaine toujours les mêmes répliques pour expliquer son approche virevoltante de la politique. Et invoque la figure de son patriarche : un paysan, centriste de droite, qui a pris « un coup sur la tête » en mai 1981, au soir de l'élection de François Mitterrand, mais qui a toujours laissé sa porte « ouverte à toutes les sensibilités sauf aux extrêmes, au Front national en particulier ». La rumeur persistante dit qu’il a été, étudiant, militant chez les « jeunes barristes », et opposé aux manifs sur la loi Devaquet. Il dément, et dit au contraire avoir été dans les cortèges. Quand on lui demande quelles sont ses références politiques, Troadec se dérobe d’abord. Puis répond plus tard d’un texto en forme de pirouette : « J’ai lu Marx et la Bible, tout est dedans. »
Ce vendredi 29 novembre, à la veille du grand rassemblement des Bonnets rouges, sa ville de 8 000 âmes est prise d'assaut par deux cents journalistes. Au comptoir d’un bar, au pied de la mairie, Joël, « un agriculteur qui rame », encarté au parti socialiste, raconte qu’il emploie dans sa porcherie… des travailleurs détachés des pays de l'Est. « Parce que les Bretons ne veulent plus travailler », dit-il. Il alpague Troadec et l'accuse d'être « un populiste qui mange à tous les rateliers ».
« Être breton, ce n'est pas un ciment mais une position géographique, peste, dans un long monologue, le paysan. Votre mouvement, c'est n'importe quoi. Il y a trop de mélange, des gens de droite, de gauche, des patrons, des ouvriers, des exploiteurs, des exploités. » Christian Troadec ne s'émeut pas, ne s'enflamme pas, laisse son contempteur à son breuvage tout en ricanant : « Un socialiste qui me fait la leçon et qui pratique le dumping social en passant par des boîtes de Roumains et de Bulgares ! Alors même que Sapin, le ministre du travail, nous fait croire que le gouvernement leur fait la guerre… » Ce soir, le maire est là « pour se détendre, tuer l'angoisse » : « Demain, Paris et son pouvoir central nous regardent. Je joue ma peau. Il faut qu'on soit au minimum 15 000 dans les rues. »
Un instant, il rêve, imagine 140 000 Bonnets rouges déferler sur sa cité, comme en 2001, lorsque Noir Désir, Manu Chao et une gigantesque rave party ont mis le feu au festival des Vieilles Charrues. « Il avait fallu bloquer toutes les entrées de la ville avec du fumier et des tracteurs, les buvettes tombaient tellement la foule était compacte. » Puis, il revient sur terre, assume d'être « inclassable comme les Bonnets rouges », « un mouvement social décloisonné, qui dérange les élites de Paris, les syndicats et leurs relais médiatiques ». « Oui, c'est possible d'être “tous ensemble” plutôt que “les uns contre les autres”, s’exclame-t-il, contrairement à ce que veulent faire croire les officines parisiennes aux Français. »
« Si tu étais bretonne, tu comprendrais… », poursuit l'élu, ceint de son écharpe régionale flanquée d'hermines, qu'il préfère à la bleu-blanc-rouge. Ce vendredi, il vient d'accueillir 83 nouveaux arrivants dans sa ville. Il a aussi lancé, bien avant l'heure, à quelques pas de là, sur la place où les sœurs Goadec (figures locales du chant traditionnel breton) auront leur statue, les illuminations de Noël. L’occasion de faire porter, avec l'assentiment des parents, à une cinquantaine de gamins des Bonnets rouges, certes de Père Noël, mais rouges quand même. « La symbolique est forte », s'enorgueillit-il. Le lendemain, il réussira son pari : les Bonnets rouges seront près de 30 000 sur le site de Kerampuilh.
À la veille de la manifestation de Carhaix, Troadec s'est aussi rendu dans les Côtes d'Armor, à l'institut de Locarn, pour participer à une réunion du « cluster », sur le thème du « small business act ». Ou, en français, à un séminaire détaillant comment faciliter la vie des petites entreprises, pour qu’elles accèdent à l’achat public. Locarn, le think tank régionaliste et patronal, autoproclamé “Davos breton”, rassemble l’élite des forces économiques bretonnes et suscite beaucoup de suspicions. Le club de réflexion, qui affiche son soutien aux Bonnets rouges (ici et ici), mélange ultra-libéralisme, catholicisme et nationalisme. Certains affirment même que le centre serait lié à l’Opus Dei, après qu’il a été inauguré, en 1991, en présence de l’archiduc Otto de Habsbourg, et béni par l’abbé Le Gall, de l’abbaye bénédictine (traditionnaliste) de Sainte-Anne de Kergonan.
En mars 1998, la revue chrétienne critique Golias décrit ainsi l’institut de Locarn : « Il rassemble chercheurs, enseignants, spécialistes du marketing et chefs d’entreprise au sein d’un “collège stratégique” où des journalistes en vue côtoient des experts de la défense européenne et du renseignement économique. » Pour Golias, le credo de Locarn, « volontairement ambigu » vise à « transformer la Bretagne en dragon intra-européen » et défendrait « implicitement mais violemment » des thèses « anti-républicaines, reposant sur une vision ethno-différentialiste de l’histoire, qui voit dans la compétition économique une guerre de cultures ». Une émission d’investigation de Canal + a aussi consacré une enquête en 2003 sur les liens entre l’ordre catholique intégriste et l’institut patronal breton.
« Si Locarn était une annexe de l’Opus Dei, je n’y serais pas. C’est une fausse légende. Quand je vais là-bas, c’est pour lever la tête du guidon », s’agace Jean-Pierre Le Mat, qui précise ne pas avoir mis les pieds à la messe depuis des dizaines d’années. Ce petit patron d’une PME d’édition informatique de trois salariés, président de la CGPME des Côtes d’Armor, mène la fronde des Bonnets rouges aux côtés de Troadec, qu’il a rencontré au festival du livre de Carhaix, il y a une dizaine d’années, et qu’il apprécie sincèrement, pas gêné d’être dans l’ombre quand le maire de Carhaix prend la lumière. « Si Troadec avait de grandes ambitions politiques, il aurait adhéré à un parti français comme le PS ou les écolos », dit-il.
Le Mat, la soixantaine, est membre du Comité de convergence des intérêts bretons (CCIB) et a été l’auteur dès le printemps dernier d’une tribune remarquée contre l’écotaxe. Éditorialiste, ingénieur agronome de formation, après avoir été berger en Irlande ou encore ouvrier sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord, il est aussi indépendantiste. Fondateur d'un parti républicain breton indépendantiste et libertaire (« Strollad pobl vreizh »), il a dans sa jeunesse écopé de quinze mois de prison militaire pour insoumission, car il refusait en tant que Breton de porter l’uniforme de l’armée française. Il dit voter à gauche, et fustige « Paris et ses médias qui veulent à tout prix nous enfermer dans des cases ».
À la tête de l’institut de Locarn, on trouve aussi une figure controversée : Alain Glon. Capitaine d'industrie pesant 1,8 milliard d’euros, chantre de l’agrobusiness, il prêche un ultra-libéralisme forcené, moins de droits pour les salariés et la fin des corps intermédiaires… On retrouve quelques notions fortes de sa vision libérale de la Bretagne, dans les documents internes rédigés de sa main, comme dans cette intervention lors d’un séminaire sur l’avenir de la filière agricole bretonne, qui aurait été rédigée en 2010, et que l’on retrouve mise en ligne sur le blog Dilhad Sul. On peut ainsi y lire cette préconisation prospective – sous le chapitre « Créer un monde d'entrepreneurs » –, résonnant avec acuité dans la situation actuelle : « Fort de premiers succès de rapprochements pour rassembler des contraires en vue de l'adhésion au Territoire, nous pouvons imaginer l'étape suivante, qui procéderait de même avec le monde des collectivités, pour que dans un clivage judicieux, ceux des élus qui ont préférence pour le territoire puissent choisir ce côté de leur existentialité. Ce côté plutôt que celui du parti. »
« Les élites de Locarn avaient besoin de trouver des leaders politiques proches du peuple, pour porter une politique au service des élites, estime sous couvert d’anonymat un élu régional. Troadec a un profil parfait : il est populaire, touche les milieux de la culture, de l’entreprise, de l’agriculture, du régionalisme. Et en plus il veut exister à tout prix en politique… Chacun avait intérêt à s’instrumentaliser ». À Locarn, Jean-Pierre Le Mat assure pourtant n’avoir que très rarement vu Troadec : « Je pense qu’il nous évite parce que c’est un truc de patrons et qu’il est de gauche. »
Troadec, qui se dit « vent debout contre l’ultra-libéralisme », assume toutefois de s'y rendre désormais. « J’y vais en tant que président de la communauté de communes du Poher, dit-il, parce que nous sommes adhérents, comme la plupart des collectivités. C’est comme quand Hollande rencontre Bolloré ». Selon le maire de Carhaix, ses fonctions l’« obligent à côtoyer parfois des personnes avec lesquelles nous n’avons pas d’atomes crochus, mais à partir du moment où il y a du respect, je ne vois pas pourquoi l’on ne travaillerait pas ensemble ». Troadec ponctue : « Glon a créé des emplois pour la Bretagne. Pourquoi devrais-je en faire un ennemi ? » Avant de glisser, d’un clin-d’œil : « Je vais à Locarn aussi souvent que Jean-Yves Le Drian. »
Avec l’ancien président du conseil régional de Bretagne, devenu ministre de la défense, Troadec entretient des rapports privilégiés. « Même depuis qu’il a accédé au pouvoir, on continue de s’envoyer des SMS et de rigoler », confie-t-il. C’est sans nul doute le seul socialiste, avec Ségolène Royal, pour lequel le maire de Carhaix a « de l’estime », lui qui méprise tous les autres ministres bretons, « préférant discuter avec un Krivine plutôt qu’avec un Hamon ou une Lebranchu qui incarnent le vide ». De Le Drian, Troadec dit qu’il est « un grand homme. Dix fois au-dessus de moi, je suis obligé de me mettre sur la pointe des pieds ». Lyrique, il cite Montaigne pour décrire leur relation : « C’est parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
Les deux hommes se sont vus la semaine dernière, vendredi 6 décembre, en toute discrétion au ministère de la défense à Paris pour discuter… des Bonnets rouges, pile à l’heure où la France s’en allait en guerre en Centrafrique. Les ténors socialistes locaux (qui se regroupent dans le club BREIS) ne l’ont su que quelques jours plus tard par la presse. « C’est Le Drian qui m’a appelé le lundi pour me dire que ce serait bien qu’on se voit, explique Troadec. Il voulait entendre un autre son de cloche sur les Bonnets rouges que celui véhiculé à l’intérieur du gouvernement et par une certaine presse nous accusant d'être des poujadistes extrêmistes. Il était satisfait d’entendre la vérité. »
« Ils se retrouvent tous les deux dans un profond régionalisme, estime un élu local socialiste. Ils partagent aussi ce même profil de l’intérêt supérieur de la Bretagne et de la politique vue comme du lobbying. Avec l’idée que les intérêts de classes s’effacent derrière l’identité bretonne, qui crée du partage et dépasse les confrontations. Tout ce qui est bon pour la Bretagne est bon pour les Bretons, point. La question sociale devient niée, et la question culturelle devient une question morale, afin de créer de l'œcuménisme. » Le Drian est lui aussi un promoteur de l’institut de Locarn, et plus précisément de la coopérative patronale « Produit en Bretagne », qui s’y est développée. « On a de très bonnes relations avec les entrepreneurs, et une convergence sur la République des territoires, qui se régionaliserait sur l’économie et l’innovation », explique un proche du ministre. Plusieurs circuits de formation professionnelle de Locarn sont ainsi labellisés par la région. Une proximité, au nom de l’alliance entre les entrepreneurs et le socialisme breton, véritable ligne politique de Le Drian, qui parfois déroute. « Avec cette doctrine, l’ouvrier de l’agroalimentaire devient d’abord un défenseur du poulet breton », ironise ainsi un cadre socialiste.
Jean-Jacques Urvoas comprend et justifie l’idée d’un tel « socialisme breton » spécifique. « Historiquement, nous avons su acculturer les idées socialistes, explique le député. Nous sommes des Girondins. Ici, ce n’est pas l’héritage SFIO, mais plutôt les réseaux catholiques, la CFDT, le PSU ou le MRP. Jean-Yves Le Drian est le produit de cette histoire. » Et de rappeler aussi les grandes figures locales du PS, Louis Le Pensec ou Charles Josselin, « qui ont témoigné aux procès des militants indépendantistes, ou qui ont défendu les premières lois sur les langues régionales. Il n’y a pas un congrès du PS où les élus bretons ne font pas de contribution sur la décentralisation… » La légende veut même que Le Drian se soit arrangé pour que la proposition d’une charte des langues régionales soit la promesse n°56 du programme présidentiel de Hollande. 56, comme le Morbihan…
Jusqu’ici, l’alliance entre Le Drian et Troadec a été fructueuse. Le président de la région Bretagne « a joué son rôle de parrain », dit un conseiller régional. « C’est son pygmalion, il l’a beaucoup aidé à exister », observe le journaliste René Pérez. D’abord dans sa majorité au conseil régional (entre 2004 et 2010), il mène une liste régionaliste avec le parti breton en 2010, dont plusieurs socialistes confient qu’elle avait été déposée « d’un commun accord avec Le Drian, afin de fixer le vote régionaliste à gauche ». Il annonce alors très tôt sa volonté de fusionner sa liste à celle de Jean-Yves Le Drian au deuxième tour. Mais il ne recueille finalement que 4,3 % des voix, loin des 10 % espérés, et ne peut pas se maintenir. Quelques semaines plus tard, en juin 2010, le conseil régional rachètera le château de Kerampuilh à la mairie de Carhaix, pour 1,5 million d’euros. « Ça a été une décision d’imperator de Le Drian, explique un élu de sa majorité. Tout le monde était contre. » Avec cet argent, Troadec remboursera une partie de la dette de la commune.
« Plus il s’éloigne de Carhaix, plus Troadec aime les socialistes », s’amuse Jean-Jacques Urvoas, qui résume la relation Le Drian/Troadec comme « une communauté réduite aux intérêts réciproques. » Marc Coatanéa, premier secrétaire fédéral du Finistère, soupire pourtant en évoquant le maire de Carhaix : « Les relations n’ont jamais été simples : il ne s’agit pas d’opposition de valeurs, mais d’une volonté de domination de sa part. Il ne sait imposer ses vues que par la force. Mais au final, il n’est ni de gauche ni de droite, il est pour lui-même. » D’autres socialistes locaux confient que Le Drian utilise Troadec pour gagner de l’influence dans un département et une fédération, le Finistère, où élus et militants socialistes sont plus à gauche que la synthèse « sociale-démocrate-chrétienne » à tendance régionaliste, que le président du conseil régional a diffusée sur le reste du territoire breton. « Il n’a jamais réussi à nous soumettre, du coup, il se sert de l’histrion Troadec pour nous diviser », explique un cadre socialiste finistérien.
Au fil des ans, Troadec va soutenir Ségolène Royal quand la “fédé” se met en retrait. Puis va mettre en scène son soutien à François Hollande lors des Vieilles Charrues, en 2011, alors que la majorité des socialistes locaux se range derrière Aubry. Encore un bon coup de Le Drian, même si Troadec garde un très mauvais souvenir de la venue du futur président : « Quand il est venu, il n'a pas parlé. Il était déjà dans l'esquive. Même au dîner. Pas un mot sur la régionalisation, alors que je m'étais plié en quatre pour lui servir la soupe. » Le maire de Carhaix (devenu depuis conseiller général, où il siège avec le groupe PS) n’hésitera toutefois pas à s’afficher au côté du nouveau président, sur ses affiches électorales, lors de la législative de 2012. Une candidature face à son meilleur ennemi socialiste, Richard Ferrand, qui l’emportera finalement. Cette fois-ci, Le Drian n’a pas soutenu Troadec jusqu'au bout, se rangeant derrière le candidat officiel du PS…
Pour l’heure, le ministre de la défense s’est bien gardé de critiquer le mouvement des Bonnets rouges. « Le Drian, c'est un joueur très malin, dit Troadec. Il laisse le mouvement se dérouler, ne le condamne pas. Il ne peut pas le dynamiter, car nos revendications l’intéressent, et il sait que cela peut lui profiter politiquement. » Un proche de Le Drian confirme une « estime réciproque profonde » entre les deux hommes : « Troadec est un acteur politique à prendre au sérieux et un militant sincère et dynamique de la Bretagne. » Mais ce proche du ministre prévient toutefois : « On peut avoir parfois raison contre tout le monde. Mais on peut aussi parfois avoir tort. À force, il risque de se retrouver seul. » Surtout, il ne digère pas son alliance avec Thierry Merret, le bouillonnant président de la FDSEA du Finistère, « un véritable casseur », et regrette « une tendance au populisme qui ne lui servira que sur le court-terme ».
Car quand le modèle agricole breton vacille, la sainte alliance de ce socialisme régionaliste se fissure. Les Bonnets rouges viennent contester le pouvoir, et l'appel à l'insurrection n'est pas loin. Lors du rassemblement de Quimper, c'est Jean Hourmant qui est venu conclure de quelques mots la série de prises de parole. Ancien résistant, ancien maire et conseiller général de Plonévez-du-Faou, il a été président du mouvement post-poujadiste Cid-Unati, et l'infatigable président du Comité d'action pour la mise à deux fois deux voies de la RN 164. À la tribune, ce 2 novembre, il fait rire l'assistance, du haut de ses 87 ans combattants : « J'ai été condamné dans tous les départements, et je n'ai pas fait un jour de prison, parce qu'ils ne m'ont jamais trouvé ! »
Cette défiance du pouvoir central menace indirectement Jean-Yves Le Drian. « 90 % des Bonnets rouges, on travaille avec eux. Ça s’est envenimé avec les 10 % restants », dit-on dans l’entourage du ministre, qui ne goûte guère les « excès » d’Alain Glon : « Il dessert l’institution Locarn. » Dans l’entourage de Le Drian, on assure que le point de vue indépendantiste est « très minoritaire » à Locarn, et on ne cache pas son envie de voir Glon prendre enfin sa retraite. On préfère aussi mettre en avant la « culture bretonne foncièrement ouverte et tolérante, profondément modérée », qu’incarnerait l’entrepreneuriat de Locarn, plutôt que « ses vieux démons et ses heures sombres, ses extrémistes et ses radicaux ».
Beaucoup dans le personnel politique breton s’interrogent désormais : est-ce que « la créature de Le Drian » va se retourner contre lui ? « Le Drian a toujours vu Troadec comme un coq sur un tas de fumier, dont il suffit d’aider l’ancrage local pour le contenir, estime un bon connaisseur de la situation politique locale. Mais c’est une grosse erreur, car Troadec crève d’envie d’un destin national. » « Face à lui, il faut une réponse forte et arrêter de tergiverser, se désole un cadre socialiste. Avec le mouvement des Bonnets rouges, Le Drian a conseillé de gagner du temps. Cette mollesse lui a laissé de l’espace pour construire la constestation et la faire durer… Un autre socialiste local s’inquiète : « Troadec est en train d’échapper à Le Drian, et sa reprise en main va être très difficile. Mais il fera tout pour ne pas le perdre comme allié, quitte à verser encore plus dans le régionalisme. » Un élu proche du ministre se contente de prévenir : « Le prince de Bretagne veut sans doute devenir roi, mais le patron reste Jean-Yves. »
Christian Troadec manie la confusion idéologique avec talent. Son parcours politique depuis dix ans le voit ainsi fluctuer au gré des étiquettes et des soutiens, en leader sans parti. Et si ce régionalisme, qui l’anime jusqu’ici en plus de son penchant à gauche, était son réel socle idéologique ?
Dès son premier mandat, il a à ses côtés plusieurs élus de l’Union démocratique bretonne (UDB, centre-gauche), dont un deuxième adjoint « à l’identité bretonne et aux relations internationales ». Il consolidera aussi l’école Diwan, largement financée par les bénéfices des Vieilles charrues, et fera de sa ville de Carhaix l’une des villes en pointe dans la reconnaissance de la langue bretonne. Il encourt même actuellement six mois de prison pour avoir institué un livret de famille bilingue français/breton (une procédure judiciaire est en cours).
Sur le sujet, Troadec est intarissable, tout en se faisant avant tout pragmatique. « Je ne crois pas à la notion d'indépendance, dit-il, mais je respecte ceux qui la prônent, comme les autonomistes. Chacun son curseur. » Selon lui, la solution d’avenir se trouve en Espagne : « Leur système, avec des régions autonomes, est très bien bâti. C'est sain. Je crois en la capacité décisionnaire des habitants d'une région au plus près de leurs besoins. En France, on n'est jamais dans la discussion, tout est imposé. La politique est chiante. Il y a des préfets, des étages, trop de verticalité, c'est lourd. Il faut libérer les énergies ».
En 2010, il monte son mouvement « Nous te ferons Bretagne », inspiré d’une chanson du poète Xavier Grall, dont un vers dit: « On ne peut pas toujours prendre le train des autres. » Lui choisit de faire désormais la locomotive du Parti breton, classé régionaliste de centre-droit, au grand dam de l’UDB. « Il avait tellement envie de partir seul et d’être en première ligne », y regrette-t-on encore aujourd'hui. Cette fois-ci, Troadec se prononce pour la disparition des départements et veut « une région forte, dotée de nouvelles compétences, pour dialoguer avec d’autres pays, comme l’Écosse ou la Catalogne ».
C’est cet attachement régionaliste qui explique aussi sa sympathie pour la cause palestinienne, fréquente en Bretagne. « Les Bretons contre Paris, c'est comme les Palestiniens contre Israël, sans les check-points, s’enflamme-t-il. On ne peut pas comparer les degrés de souffrance, certes, mais, nous aussi, nos droits ne sont pas respectés ». À Carhaix, le drapeau palestinien flotte à l’entrée de la ville, au milieu des drapeaux breton, français, européen ou basque. L’ambassadrice de l’Autorité palestinienne en France, Leïla Shahid, a été reçue au début des années 2000 par Troadec. « Dès le début de son mandat, Christian a jumelé la ville avec le camp de réfugiés palestiniens El Arroub, près de Bethléem, explique l’ancien maire de Carhaix, Jean-Pierre Jeudy, qui se consacre désormais à l’association France-Palestine. Au printemps, on a fait venir une jeune Palestinienne. Il lui a obtenu un stage à l’office de tourisme et une subvention de la ville pour l’héberger. »
Pour Jeudy, ancien allié puis opposant, « Troadec est profondément régionaliste et au nom de ce régionalisme, il est prêt à s’associer avec des gens très loin des valeurs défendues par la gauche. Mais il est de gauche dans ses actes politiques ». Pour Marc Coatanéa, le premier secrétaire du PS finistérien, Troadec « sent ce qu’il se passe et l’accompagne avec grand talent. Ce coup-ci, il a senti le rejet de l’État, et le calque sur le sentiment régionaliste, avec un maximum de démagogie ». « Ce n’est pas parce qu’il est sans parti qu’il est une girouette », corrige Charlie Grall. Figure du nationalisme breton, ce journaliste a été condamné à quinze ans de prison avant d’être gracié par Mitterrand, et apparaît pour beaucoup comme le mentor de Troadec, ce que les deux réfutent, préférant parler de vieille amitié (ils ont créé ensemble l’hebdomadaire Le Poher hebdo et désirent désormais fonder ensemble un… « Mediapart breton »).
À ceux qui redoutent de le voir transformer Carhaix en « Corte breton » (en référence à la capitale de l'indépendantisme corse), Troadec se veut rassurant : « Notre terrorisme régional a échoué. Charlie l'a tenté. Cela aurait pu fonctionner, mais le mouvement n'était pas assez structuré. Il y avait aussi un État qui ne faisait pas rire en face. C'était la France de De Gaulle, Pompidou. Aujourd'hui, c'est autre chose. » Mais l'analogie corse semble lui aller : « On fait ce qu'on veut, ici à Carhaix. On n’a pas de RG aux basques. »
« C’est le PS qui vient chercher Christian, comme en cette fin d’année pour les municipales, explique Grall. C’est bien que son bilan est bon et qu’il est fréquentable. S’il voulait être tranquille, il aurait été militant PS, pas régionaliste, où tu n’as que des coups à prendre. » Il voit dans Troadec un homme « sincère et courageux », utile à la cause bretonne : « Ses enfants sont tous diwan. Si tu n’as pas la foi, tu n’envoies pas tes enfants là-dedans. Le premier chèque des Vieilles Charrues, en 1998, de 1,2 million de francs, a été dans les caisses de l’école Diwan, alors en redressement judiciaire et ses enfants, à l'époque, n'étaient pas nés ». « C’est quelqu’un qui se bat pour le pays, plaide aussi Jean-Luc Martin, le président des Vieilles Charrues. Il tire la couverture à lui mais on la lui laisse prendre. Qui oserait faire ce qu’il fait, se faire taper sur la tête ? C’est très facile de critiquer depuis des bureaux… »
Avec sa nouvelle aura médiatique, jusqu’où peut désormais aller Troadec ? « On a envie de discuter avec lui de la suite, dit Paul Molac, député EELV apparenté UDB. Nous avons un fond identitaire commun, nous convergeons sur la nécessité d’une décentralisation différenciée et il représente une bretonnité (sic) ouverte sur le monde. » Mais sur le fond, c’est encore la grande inconnue. « Son projet doit déboucher sur un projet de développement social », espère Molac, « pas sur de la déreglementation sociale et environnementale. »
Autre inquiétude chez son collègue conseiller régional UDB, Christian Guyonvarch’ : « la mise en cause de la légitimité des organisations syndicales, socio-économiques et politiques ». Sur le fond, il aimerait aussi entendre Troadec se positionner sur « l’avenir du poulet breton : le bas de gamme pour le grand export, ou un poulet de qualité pour l’export vers des classes moyennes émergentes ? Nous, nous sommes d’accord pour produire du cidre pour la Chine, mais pas pour élever des cochons alimentés au soja détruisant des forêts brésiliennes… »
Assuré d’être réélu en mars à la mairie de Carhaix, Troadec parle déjà des européennes de mai, sans trop encore évoquer les régionales de 2015. Comme s’il voyait plus loin encore. « La présidentielle, ça me tente. Je suis sérieux… », dit-il. Il s’emballe : « C'est stupide que les régionalistes ne soient pas candidats. Il y a suffisamment de maires, d'élus, de conseils régionaux, généraux, sensibles à notre cause pour trouver cinq cents parrainages dans cinquante départements différents. On aura les Basques, les Corses, les Auvergnats, les Alsaciens derrière nous car on défend une identité rurale, les services publics. »
En plébéien, Troadec voit les élections comme des opportunités tribunitiennes : « La présidentielle, c’est un moment important pour parler de nos idées. D'autant plus que la campagne officielle accorde un accès important aux médias et une aide financière. Quand on voit que Poutou, au début de sa campagne, était à 0,1 % et qu'il a fini à 2 %, que ça lui a ouvert toutes les lucarnes de la télé. Il faut qu'on cesse de passer par les autres pour transmettre nos revendications. »
Pour l’heure, la seule revendication commune à la « galaxie bretonnante » influente (régionalistes, autonomistes et indépendantistes) des Bonnets rouges demeure l’évolution institutionnelle permettant de davantage « décider au pays ». Une « dévolution » comme disent certains, en référence au processus autonomiste écossais. Ce vendredi 13 décembre, Jean-Marc Ayrault a dévoilé son pacte d'avenir (lire ici), accompagné de premières promesses, à titre expérimental, allant en ce sens, en expliquant que « la France n'a rien à craindre des identités régionales ».
Des premières mesures, pourtant plutôt modestes, qui ont provoqué le courroux de Jean-Luc Mélenchon. « Jean-Marc Ayrault vient d'offrir à la minorité autonomiste de Bretagne des droits qui rompent l'égalité de tous les Français, s’insurge le héraut du Front de gauche. L'expérimentation des compétences à la carte et la mise en œuvre des articles anticonstitutionnels de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires font franchir un palier sans précédent dans l'hexagone. » Troadec non plus n’est pas satisfait par les annonces du premier ministre. Il parle aussi fort que Mélenchon, et tonne contre le plan de Matignon, un « écran de fumée », « une escroquerie intellectuelle ». « On est face à un État centralisateur, le dernier en Europe, ajoute-t-il. Il est temps de casser le carcan jacobin. Nous demandons un statut particulier pour la Bretagne. On appelle ça comme on veut : relocalisation des décisions, régionalisation, autonomie ou dévolution. »
Le conseiller régional UDB, Christian Guyonvarch’, dont le parti participe aux manifestations mais pas au collectif des Bonnets rouges, ne cache pas son « admiration » devant « le culot incroyable de Troadec, qui irrite parfois, mais dont on se sent bien incapable ». S’il dit son accord avec « le renforcement politique et la réunification de la Bretagne, la reconnaissance de la langue et l’enseignement de l’histoire bretonne à l’école », il se dit aussi sceptique devant le « rapport compliqué à la collégialité » de Troadec. « Il dit et il fait ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut, et sans jamais rendre de compte à personne. On ne peut pas se marier avec Troadec, ou alors il faut prévoir à l’avance la date du divorce. » « Il sait jouer sur le collectif, et plutôt bien, nuance le journaliste René Pérez, mais il finit toujours par personnaliser. Et ce sont souvent ses décisions solitaires qui lui nuisent. »
Pour l’heure, Troadec entend continuer à tracer sa route et s’occupe de ses comités des Bonnets rouges, une référence historique à la révolte bretonne de 1675, qu’il mobilise depuis plusieurs années lors de ses discours de maire aux cérémonies carhaisiennes du 14-Juillet (en 2005, il dit son souhait d'en être un « hardi héritier »). Désormais, la trentaine de comités préparent ses cahiers de doléances avant la tenue d'«États généraux », le 8 mars prochain, (lire son interview au Figarosur le sujet). Il est désormais attendu au tournant politique par ceux qui suivent la mobilisation, qui approuvent la revendication régionaliste mais voudraient aussi connaître plus clairement de quel côté penche l’orientation politique des Bonnets rouges.
« Troadec a un fusil dans le dos, la question régionaliste l’a fait monter, mais la question sociale le met au pied du mur », dit le conseiller régional écolo René Louail, proche de la confédération paysanne : « Que va-t-il faire désormais des Bonnets rouges ? Quel va être son programme social, environnemental et agricole ? Ça ne peut pas être le même cercle qui a accompagné son ascension, qui pourra mettre en œuvre un programme de lutte contre les exclusions sociales et de valeur ajoutée dans l’agriculture ». « Il se voit en réincarnation de Le Balp (l’un des meneurs de la révolte de 1675 – ndlr), juge René Pérez. Au point d’en devenir médiéval, s’imaginant sur son cheval avec sa cuirasse, sans avoir forcément conscience des dégâts qu’il peut provoquer. » Tant que sa cause et son destin progressent…
BOITE NOIRECette enquête en deux volets, consacrée à la pratique du pouvoir municipal (lire ici) et à la ligne politique du maire de Carhaix, Christian Troadec, a été réalisée ces trois dernières semaines. Nous nous sommes rendus chacun à Carhaix, quelques jours avant le grand rassemblement du 30 novembre des Bonnets rouges. Nous nous sommes entretenus avec plus d'une quarantaine de personnes sur le terrain ou par téléphone. Nous avons aussi compulsé dix ans d'archives de presse locale, du Télégramme, de Ouest-France et du Poher hebdo.
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