Emmanuelle Cosse dirige ce week-end son premier conseil fédéral depuis qu'elle a été élue secrétaire nationale d'Europe écologie-Les Verts (EELV), il y a deux semaines. Dans un grand entretien à Mediapart, elle fait le point sur l'état de son parti et donne sa vision de l'écologie politique et des grands enjeux de la transition énergétique, socle programmatique du choix écolo de participer au gouvernement de Jean-Marc Ayrault.
La successeure de Pascal Durand, qui est une proche de la ministre du logement Cécile Duflot, revient aussi sur l'importance du mouvement social, dont est issue cette ancienne présidente d'Act Up, qui semble regretter la capacité d'écoute du gouvernement Jospin. Emmanuelle Cosse détaille ainsi sa vision du rapport de force avec les socialistes.
Vous accédez à la tête d’EELV à l’issue d’un congrès illisible et l’état du parti est aujourd’hui assez lamentable. Est-ce logique que le deuxième parti de gouvernement ne compte que 5 000 votants à son congrès, dont une majorité d’élus ?
Je refuse l’idée selon laquelle notre parti serait dans un état lamentable. Nous sommes à 13 000 adhérents, ce qui est l’un des étiages les plus hauts d’EELV dans son histoire. C’est vrai que nous avions eu 32 000 votants lors de la primaire présidentielle (ndlr, opposant Eva Joly à Nicolas Hulot), cela prouve que l'on peut grandir. La difficulté pour ce parti, c’est qu’il a toujours eu beaucoup de sympathisants et d’adhérents qui ne restent pas longtemps, du fait de sa culture libertaire et associative. Et qu’il est traversé par des débats récurrents sur sa participation au pouvoir. On a encore aujourd’hui des adhérents qui pensent qu’il ne faut pas se présenter aux élections.
En 2011, nous avons formalisé le souhait de participer à la gauche au pouvoir, et de passer un accord avec les socialistes sur la durée du quinquennat en faisant le pari que des réformes de fond pouvaient succéder au quinquennat Sarkozy. Pour préparer l’accord de législature PS/EELV, quarante responsables de chaque parti ont discuté longuement sur le fond. Mais il est vrai qu’une fois arrivés au gouvernement, nous avons eu du mal à retrouver cet esprit. Ce congrès insatisfaisant est aussi le résultat d’une année de flottements de notre parti qui n’a pas su expliquer clairement ces choix. Ce n’est en rien la responsabilité de Pascal Durand, notre conseil fédéral lui-même a du mal dans ses prises de décision, comme dans l’anticipation du calendrier politique.
Nous avons du mal à appréhender le rapport de force vis-à-vis du reste de la gauche. Le PS a changé de tête, le Front de gauche ne fonctionne pas non plus très bien, et ses deux principaux partis (ndlr, PCF et Parti de gauche) ne sont pas dans les mêmes dispositions de dialogue. Cela complique les initiatives que l’on pourrait prendre, par exemple, au Parlement. Typiquement, la bataille entre nous sur la loi des tarifs sociaux de l’énergie est un échec pour nous tous. Sur des sujets importants, on n’arrive pas à avoir si ce n’est une coalition large, au moins une discussion sérieuse et aboutie de la gauche.
Il ne faut pas non plus se mentir sur notre propre compte : quand dans le contexte social actuel, nos leaders se contredisent entre eux et se critiquent dans la presse, mélangent stratégie personnelle et tactique politique, on ne donne pas là une image désirable de notre parti et on retombe dans les travers des Verts.
Mais est-il normal qu’EELV plafonne à 10-15 000 adhérents ? C’est une des critiques que l’on a le plus entendues lors de votre congrès, à l’encontre de « la firme » (les proches de Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé) : la volonté de ne pas développer le parti, afin de mieux pouvoir le contrôler…
Mais cela est faux. La réalité, c’est que plus un parti est petit, plus la tactique prend le dessus. Notre objectif n'est évidemment pas de stagner en adhérents même si, je le dis franchement : je ne crois pas non plus à l’idée du parti de masse à 100 000 adhérents, car ce n’est pas notre étiage. Mais nous allons nous redévelopper : on a vu avec la primaire présidentielle qu’il y avait beaucoup de gens prêts à s’engager dans un processus partidaire qui nous soit proche. Je dis ça en connaissance de cause, pour avoir voté écolo pendant 15 ans et n’avoir pris ma carte qu’en 2010, après y avoir réfléchi longtemps.
Pour pouvoir adhérer à un parti, il faut pouvoir comprendre à quoi il sert. Pour y rester, il faut en être fier, et qu’il soit utile pour défendre un certain nombre de valeurs, pour remporter un certain nombre de victoires, ou au moins se battre jusqu'au bout. Notre difficulté ces derniers mois a été de nous faire entendre et, parfois, de nous faire comprendre : comme sur le diesel, par exemple, où l'on passe pour des sectaires et des taxeurs. Alors qu'il y a urgence : nous subissons en ce moment en Ile-de-France et dans plusieurs grandes villes une des pires alertes de pollution aux particules que l'on ait jamais connues. Des particules dont on sait désormais qu'elles provoquent cancers et maladies chroniques.
Je suis là pour donner des garanties aux militants, afin qu’on fasse ensemble un parti dont on soit fier, qui soit accueillant et agréable à vivre. On voit avec les campagnes municipales qui commencent qu’on a localement un fort capital de sympathie, grâce aux actions de nos élus et militants locaux. Les gens connaissent nos réalisations et ce qu’on apporte politiquement. Donc, oui, il faut une campagne d’adhésions, et il faut aussi que l’on s’améliore sur ce que l’on fait et ce que l’on dit. Que l’on valorise davantage le travail de nos ministres, de nos parlementaires et de nos élus locaux.
Ne risquez-vous pas d’être prisonnière de ces jeux tactiques, à la tête d’un parti qui ne vous a élue qu’à 55 % ? Comment envisagez-vous votre gouvernance ?
C’est plus compliqué. Notre motion a réalisé 55 % mais face à deux autres motions, sachant que plusieurs délégués du congrès ne nous ont pas soutenus parce qu’il n’y avait pas de synthèse générale, soit la solution que je proposais. Et au-delà des chiffres de congrès, il y a beaucoup moins de désaccords que l’on pourrait le croire. Notre direction aura obligation de dégager un maximum de consensus pour chaque décision et c’est tant mieux. Cela va donc nous obliger collectivement à discuter davantage et à être dans le compromis. Je ne minimise pas les difficultés, mais cela permettra de pousser plus loin les débats, en espérant que tout le monde sera responsable.
Pour nos militants, l’actualité immédiate est celle des municipales, et ils se battent tous sur le terrain pour expliquer concrètement l’utilité de l’écologie politique. Mettre le parti en mouvement, en action, est de notre responsabilité et de celle des 150 nouveaux membres du conseil fédéral. Aujourd’hui, le problème numéro un du parti, c’est qu’il ait plus de moyens pour travailler, notamment sur la question de la transition énergétique.
Au gouvernement, vous êtes pour l’instant cantonnés à une action défensive, sur l’action de Manuel Valls, sur le diesel, sur Notre-Dame-des-Landes, sur les gaz de schiste ou sur le nucléaire et Fessenheim. Est-ce que ça valait le coup politiquement de se retrouver assimilé au mécontentement de ce gouvernement, au vu des futures échéances électorales ?
Mais la question ne s’est jamais posée dans ces termes-là ! Quand j’ai défendu, avec d’autres, la participation gouvernementale et l’accord avec les socialistes, je n’ai même pas pensé aux risques électoraux à venir. Si l'on voulait encore plus d’élus aux municipales, on ne partirait pas en autonomie dans la majorité des villes de France, on aurait passé des accords avec le PS, le PCF ou même des centristes. La question d’être dans les institutions a été tranchée il y a longtemps dans notre parti. Si l'on a tenu à être présents au Parlement, c’est que dans les exécutifs locaux on arrive à faire changer plus de choses qu’en étant dehors. Même lorsque nous sommes peu nombreux, ou lorsque nous ne sommes pas chargés du dossier. Si l'on ne prend pas de risques dans cette gauche qui veut gouverner, on ne fait rien.
J’ai une vraie difficulté avec la posture d’être en dehors du gouvernement, même si je suis aussi très critique avec la politique économique menée par ce gouvernement. On a choisi la position la plus difficile, et peut-être qu’on en paiera le prix le plus lourd. Mais j’en ai assez de ceux qui, à gauche, ne se mettent pas en capacité de changer les choses, tout en réclamant des victoires politiques.
Mais qu’avez-vous gagné au gouvernement, à part tenir des digues ?
J’attends le texte de loi sur la transition énergétique pour voir si l'on a gagné cela. C’est un des enjeux du mandat, au-delà même des écolos, car c’est le modèle énergétique et industriel du pays qui va en dépendre. Ça, ce ne sont pas que des digues. Maintenant, je reconnais qu’on s’est parfois laissé enfermer dans une position défensive. Notamment sur la fiscalité écologique, qui est en fait le débat de la réforme fiscale en général.
Notre idée originelle de la fiscalité écolo, c’est supprimer des niches fiscales pour les remplacer par d’autres qui permettent la transition. Mais on voit bien que dans un contexte européen de réduction de la dépense publique, où le gouvernement fait le choix de taxer les ménages au profit des entreprises – ce qui est très discutable –, nous sommes en fragilité pour défendre notre position sur le diesel.
L’une de nos difficultés, c’est d’obtenir des gains, pas à pas, sur un certain nombre de sujets. Vous ne pouvez pas avoir ce débat-là d’égal à égal si vous n’êtes pas au gouvernement. Et la réalité, c’est que ni Mélenchon ni Pierre Laurent n’ont ce débat. Juger de notre présence au gouvernement ne doit pas se faire selon le système du tiroir-caisse. On y fait des choses. Quand Cécile Duflot met en place l’encadrement des loyers, c’est une mesure portée par la gauche depuis des années. Sur le nucléaire, si nous n’étions pas au gouvernement, le projet de fermeture de Fessenheim aurait sûrement déjà été enterré, vu le lobbying en ce sens d’EDF. D’ailleurs, le fait d’avoir pointé ce dossier dans nos exigences avec le PS a permis de mettre en lumière la complexité du dossier : le gouvernement a découvert grâce aux écologistes qu’il ne pouvait pas fermer une centrale nucléaire, que ce n’était pas prévu par la loi, et que c’est à la main d’EDF.
Le débat sur la sûreté du nucléaire que nous menons aujourd’hui, vous ne l’auriez pas sans parlementaires écolos, disposant d’un groupe d’inscrits ayant droit à un temps d’expression, et à des commissions d’enquête. Et avoir deux ministres au gouvernement permet aussi de relayer des rapports de force. Être dans une majorité de gauche quand tu es minoritaire, que ce soit au Parlement ou dans un exécutif, c’est constamment du combat. Ce n’est pas très sympathique. Ce sont les socialistes qui ont gagné l’élection, et ils n’ont pas totalement les mêmes idées que nous. Mais ils sont relativement ouverts à ce qu’on raconte parce qu’ils savent que nous représentons une partie de la gauche. Ne pas avoir le Front de gauche avec nous au gouvernement nous met dans un face-à-face très compliqué avec les socialistes. Du temps de Jospin, Voynet était la seule ministre écologiste, mais pas la seule représentante de la gauche plurielle, puisqu’il y avait aussi Jean-Claude Gayssot pour le PCF. Plusieurs discussions avaient cours parallèlement. Aujourd’hui, la gauche est scindée, ce qui complique les débats.
Les politiques prônées par les écologistes (écotaxe, réduction de la niche fiscale du diesel, contribution climat énergie…) cherchent à donner un coût économique à la pollution. Mais ces intentions vertueuses pour l’environnement risquent à court terme d’amoindrir le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes. Comment comptez-vous sortir de ce piège politique ?
Il ne faut pas tout mélanger. Il y a des sujets où une action de transition mal calibrée et pas pensée globalement peut en effet avoir des effets sociaux négatifs pour les gens. Mais sur d’autres, la crise est là bien avant et met en lumière la défaillance d’un modèle de développement. Contrairement à ce qu’on peut lire, l’écotaxe – qui je le répète est une taxe poids lourds – protège les gens et leurs emplois : elle induit les gens à produire localement et combat les pratiques du modèle agricole productiviste. C’est à cause de ce modèle que des emplois sont perdus, pas parce que les transports routiers polluants sont taxés.
Mais s’il n’y a pas les infrastructures, les projets, l’économie sur place, pour produire localement, à court terme, comment éviter la casse sociale ? En Bretagne, par exemple…
Mais il y a de quoi produire localement en Bretagne ! Et il n’est pas anodin que la grande distribution ait participé au mouvement contre l’écotaxe, parce qu’elle remet en cause leur modèle de production : produire de la basse qualité que personne ne veut acheter, faire du dumping social en faisant abattre des poulets dans des pays sans revenu minimum…
Si l'on mesure l’effet de la transition énergétique uniquement à l’aune de slogans du type « le diesel doit coûter plus cher », ça ne va pas. Ce n’est pas ce que nous disons. Il faut deux choses à fois : que l’économie arrête de financer des activités polluantes et nocives pour l’environnement et donc pour les individus, et que l’on trouve des solutions palliatives et d’accompagnement. Pour sortir de cette prise d'otage sur le diesel, cela nécessite un couplet de mesures. Cela se fera au long cours et pas en un an. Si l’on abaisse son avantage fiscal extrêmement progressivement, il faut aussi agir sur la production de l’industrie automobile. Tout en aidant financièrement les ménages à changer de voiture, par subvention ou crédit. Ça coûte de l’argent mais on peut en gagner en baissant des niches fiscales.
Prenons un autre exemple. Sur les rénovations des logements, au départ, il n’a pas été évident de mobiliser les bailleurs sociaux et les propriétaires privés. Il m’a fallu beaucoup batailler pour imposer que la région Ile-de-France ne finance que les réhabilitations de logements sociaux et de copropriétés atteignant un certain niveau d’exigence environnementale. Et que se passe-t-il ? Maintenant, on a de vrais résultats. On a un retour sur un immeuble HLM de bonne qualité mais ancien, à Vitry, que nous avons rénové : après travaux, les ménages économisent 400 euros par an sur leur facture de chauffage et d’eau chaude sanitaire. C’est immense. Et enfin, avec des plans massifs de rénovation des bâtiments, on assure des emplois non délocalisables !
Passer à la transition, ça exige du budget de l’État et des collectivités. Mais sur dix ans, ça représente en réalité peu de dépenses par rapport à ce qu’aurait coûté l’accompagnement de la situation actuelle. Ce sont en effet des réformes de long cours. La difficulté de notre temps politique, c’est qu’on dit travailler sur 5 ans alors qu’en réalité, il faut le faire sur 15 ou 20 ans. Ce que je regrette aussi, c’est qu’on scinde les débats : fiscal, industriel, emploi. Alors qu’il vaudrait mieux l’aborder depuis les filières et traiter le sujet globalement.
C’est aussi un problème de commande publique. On vient de mener une bataille à la région Ile-de-France sur les bus diesel commandés par le STIF pour Paris. On doit renouveler le parc de bus. Nous avons obtenu l'abandon du tout-diesel. À partir de maintenant, plus aucun bus diesel ne sera commandé. Les prochains seront en hybride, puis progressivement au GNV et à l'électrique. Notre objectif est qu'en 2025 les 9 000 véhicules de la flotte aient une motorisation alternative.
Mais il y avait une commande en cours de bus au diesel – contre laquelle les écologistes avaient voté à l'époque – que nous sommes désormais obligés d'accepter. En effet, les usines qui nous fournissent sont désormais prêtes à franchir ce cap de la fin du diesel, mais ont besoin de plusieurs mois supplémentaires pour adapter les chaînes de montage. Donc, si vous voulez améliorer votre commande sans casser plusieurs centaines d’emplois, vous êtes obligé d’accepter une partie de cette commande en diesel. Ou alors il faut trouver le financement pour mettre ces ouvriers au chômage technique. La commande publique n’est pas adaptée. On n’a pas anticipé à temps. Il y un énorme enjeu d’accompagnement de l’emploi et de la production.
Arnaud Montebourg, au lieu de sortir ces grandes théories sur les énergies du passé, ferait mieux d’accompagner ce type de mutation. Les industriels aussi ont tardé à accepter cette mutation, et n'ont pas non plus anticipé le virage technologique de la transition écologique. Ça ne coûte pas très cher d’accompagner une usine de ce type. Dans six mois, elle sort ses moteurs hybrides, puis ses moteurs à énergie alternative. Comme la région est donneuse d’ordres, notre commande publique va influencer la commande des autres.
Les responsables d’EELV ne devraient-ils pas s’adresser davantage aux banlieusards dépendant de leur voiture pour aller travailler, aux salariés des industries en crise, eux qui sont les premières victimes du système productiviste, même s’ils ne se vivent pas en tant que tels ?
Si l'on a autant d’élus régionaux, ce n’est pas que grâce à la proportionnelle ! C’est bien parce qu’on parle à ces gens-là et que nous connaissons leurs difficultés. On fait campagne sur ces sujets. Les gens isolés, dans le périurbain, savent de quoi l'on parle. Ils sont les premières victimes d’une économie productiviste mais aussi d’un système d’aménagement où l'on met les activités d’un côté, les logements de l’autre.
Vous leur parlez déjà suffisamment ?
On ne parle jamais suffisamment à personne ! Notre objectif, c’est de montrer que la transition écologiste est créatrice d’emplois. C’est le débat qu’on essaie d’avoir avec les syndicats du nucléaire. Nous ne sommes pas contre l’emploi, bien au contraire. Dans le cadre du débat sur la transition énergétique, on n’a jamais eu autant de débats avec les forces syndicales – c’est aussi lié au travail fait avec eux sur les retraites, y compris dans ces industries. On n’a jamais eu autant de contacts avec eux, et pour autant, on ne se gausse pas toutes les cinq minutes dans nos discours d’être le parti des syndicats, du peuple et des ouvriers. Une partie d’entre eux nous demande notre aide pour faire évoluer la pensée idéologique de leur organisation, même au sein de l’industrie automobile, à la CGT et à la CFDT.
En Ile-de-France, il y a beaucoup d’élus écolos dans des quartiers très populaires. Quand ils disent que l’énergie va coûter plus cher et que les pauvres ne devraient pas dépenser autant d’argent pour mal se chauffer et donc tomber malades, ils s’affrontent à leurs collègues dans beaucoup de villes communistes, qui pensent que ce n’est pas un sujet.
L’autre difficulté, ce sont les injonctions à nous exprimer sur des sujets écolos classiques, comme la protection des animaux, la biodiversité, la pêche en eau profonde… Parce que si l'on ne le fait pas, elles sont très peu présentes dans le débat politique.
Sur le nucléaire, il y a un problème d’arithmétique : comme les réacteurs ont été construits pendant un laps de temps très court, entre la fin des années 70 et le début des années 80, en 2027, 80 % des réacteurs auront 40 ans et plus. Donc mécaniquement, il faudra rallonger la durée de vie de certains d’entre eux. Anne Lauvergeon n’a-t-elle pas raison quand elle dit que l’objectif de baisse de la part du nucléaire à 50 % en 2025 n’est plus d’actualité ?
Il s’agit de deux problèmes différents. La réduction de la part du nucléaire dans la fourniture de l'électricité à 50 % en 2025, ce n’est pas seulement la fermeture des centrales qui le permet mais aussi le changement de nature de la production énergétique. Il faut arrêter de penser qu’on arrive aux 50 % uniquement en fermant des centrales. Il y a un enjeu de baisse de la consommation et un enjeu de changement du modèle de production. Je suis parfois étonnée, quand on est autant à la recherche d’emplois locaux, non délocalisables, qu’on ne se lance pas plus dans un grand plan de développement des renouvelables. Sur le solaire, on a perdu plus de 13 000 emplois sur un an, à cause des errements dans les choix du gouvernement. C’est malheureusement très lié à la volonté d’EDF. Et je ne vais certainement pas intérioriser l’arithmétique d’EDF.
Les réacteurs ont l’âge qu’ils ont, ce n’est pas l’arithmétique d’EDF, c’est une réalité physique…
La physique, ce peut être aussi, demain, un accident nucléaire. On fermerait alors toutes les centrales, comme au Japon et d’un seul coup, on se retrouverait à faire autrement sans l'avoir anticipé. L’arithmétique selon EDF, c’est comment on produit une électricité soi-disant pas chère parce que l’on ne prend pas en compte un grand nombre de coûts, y compris de remise aux normes. D'ores et déjà, pour arriver à une durée de 40 ans, un certain nombre de ces centrales devront faire d'importants travaux, qui ne sont pas financés aujourd'hui. EDF peut raconter ce qu'elle veut sur la nécessité de rallonger la vie des centrales, y compris pour assainir ses comptes. Mais l’équation posée à l’État français, c’est qu'il doit changer de modèle énergétique. Vous parlez de 2027 : nous avons donc 14 ans pour transformer notre modèle énergétique.
Vous pensez vraiment que c’est possible ?
Bien sûr ! Comme cela a été possible d’imposer le nucléaire en cinq ans en France. Aujourd’hui, il est possible d’avoir une filière solaire à la hauteur, d’avoir de l’éolien extrêmement producteur d’énergie, d’avoir de la biomasse et de la géothermie. Sans parler de la question de l’autoproduction. Beaucoup aimeraient bien, et pas par défiance vis-à-vis d’ERDF, accueillir sur leur toit des panneaux photovoltaïques pour leur propre consommation et pour en fournir vers l’extérieur. On est dans un modèle de société où l'on peut contribuer par une action, par un investissement personnel à une production d'énergie.
Sauf qu’aujourd’hui, vu les tarifs de l’électricité, ce n’est pas intéressant économiquement de vendre le courant autoproduit sur le réseau.
C’est pour cela que le seul enjeu de la loi sur la transition énergétique n’est pas la fermeture des centrales nucléaires, mais aussi celui de permettre l'autoproduction. Sur les renouvelables, ERDF veut garder le même monopole de production que sur le nucléaire, alors que de plus en plus de villes souhaitent sortir du système des délégations de service public pour produire elles-mêmes leur propre énergie.
De la même façon que l’État a décidé à un moment du programme nucléaire, on peut demain avoir un président de la République qui souhaite que les renouvelables soient le cœur de notre production énergétique.
Ce n’est pas ce que dit François Hollande…
C’est bien pour cela qu’il y a des écologistes au gouvernement ! Pour garder ce dialogue avec François Hollande. Il faut aussi regarder ce qui se passe autour de nous dans le monde. On a des exemples qui nous montrent qu’on peut faire autrement qu’avec le nucléaire, et pas pour repartir avec le charbon. La France a été cadenassée dans un schéma du tout-nucléaire. Mais je ne veux pas répondre à l’enfumage d’EDF. Le combat se déroule entre EDF d’un côté, les antinucléaires et pro-énergies renouvelables de l’autre. Ce combat se déroule devant le président de la République et le Premier ministre.
En ce moment se déroule la troisième intervention militaire française depuis que la gauche est au pouvoir. Même si les écolos ne sont plus par essence antimilitaristes, peut-on se satisfaire d’aller faire la guerre sans que le Parlement ne le vote ?
Objectivement non, je ne vais pas le cacher. Nos deux groupes parlementaires ont demandé un vote. La difficulté dans cette histoire, c’est qu’on est pris dans une contradiction : il y a le feu, ça se passe très mal en Centrafrique, et nous régissons très tard, comme pour le Mali. Et en même temps, mieux vaudrait que la France n'ait pas à intervenir et que les États africains soient en capacité de le faire. Je ne me satisfais pas de cette situation, mais je ne me satisferais pas non plus de ne pas y aller.
Au moment des votes américain et britannique sur l’intervention en Syrie, il y a deux mois, des voix s’élevaient pour exiger que l’on vote aussi sur la guerre en France. Et puis aujourd’hui, plus personne n’en parle…
C’est bien le problème de la Ve République. Ce qui est craint par les autorités militaires, c’est d’être placé sous le regard démocratique. Cela ne pose pas uniquement la question de la guerre, mais aussi celle de nos institutions.
Vous venez du mouvement social et avez été présidente d’Act Up, qui a développé une approche activiste du rapport de force, parfois contestataire du monde politique et de la légitimité des organisations. Pourquoi aujourd’hui assumer la direction d’un parti, qui est la version la plus bureaucratisée de la politique ?
Je comprends évidemment qu’on puisse se poser la question ainsi. Mais je n’associe pas le fait de diriger un parti avec une fonction bureaucratique. Cela tient à l’idée que chacun se fait d’un parti. Ma construction politique s’est faite via le mouvement associatif, effectivement contestataire, mais dans l’idée d’un réformisme contestataire, où la finalité de l’engagement est de gagner des batailles législatives et obtenir des nouveaux droits. Le remboursement à 100 % des frais médicaux pour les séropositifs, qui ne date que de 1993 en France, ou au niveau international la libéralisation des brevets des médicaments génériques, par exemple. Je suis donc issue d'une contestation qui a toujours misé sur l’action politique institutionnelle. Je n’ai jamais opposé les deux.
Mais le travail d’un chef de parti est par essence bureaucratique: gérer ses majorités, ses adhésions, ses courants amis ou opposés…
Ma fonction de chef de parti telle que je la vois, c’est représenter des valeurs et des revendications pour lui donner une crédibilité à l’extérieur, mais aussi garantir une cohérence interne. Évidemment que cela sous-tend des questions de majorité, mais pour cela il faut pouvoir discuter avec tout le monde, toutes les sensibilités d’EELV, pour tenter de les tirer vers un même objectif. C’est un exercice difficile, surtout dans un parti où certains semblent vouloir rejouer sans cesse les mêmes batailles, sur le vote du budget par nos parlementaires ou la participation gouvernementale. Des débats qu’on a déjà eus il y a quinze jours, deux mois, six mois.
La mission de secrétaire nationale n’est pas qu’administrative, le parti a un rôle à jouer parmi les pressions multiples permettant d’obtenir des victoires politiques. Par exemple, quand le ministre de l’écologie Philippe Martin décide de ne pas resigner les permis d’exploitation des gaz de schiste, il a entendu les messages des associations, des élus locaux socialistes, qui ont eux-mêmes été mis sous pression par les élus écolos, nos parlementaires, nos ministres. Personne n’a gagné tout seul. Il devra en être de même pour l'organisation de la conférence sur le climat Cop21, en 2015. Le parti, ses élus, ses militants seront rassemblés derrière Pascal Canfin au ministère du développement, qui devrait être chef de file pour l'organisation de cette conférence. Mais pour proposer des solutions d'adaptation au changement climatique, plus que jamais, associations, syndicats, citoyens, la participation de tous est indispensable.
Ce qui est certain, c’est que j’ai personnellement besoin de pouvoir déployer une action politique en lien avec mes idées et mes engagements, et peser sur des réalisations concrètes. C’est pour cela que j’ai tenu à conserver mon mandat de vice-présidente de la région Ile-de-France, chargée du logement.
Quand vous présidiez Act Up, vous avez déjà connu la gauche au pouvoir, et vous avez même été l’une des initiatrices de l’appel “Nous sommes la gauche”, avant les législatives de 1997. Quelle expérience gardez-vous du rapport de force avec les socialistes de cette époque ?
Ce qui est sûr, c’est que je pourrais signer le même texte à la ligne près aujourd’hui. “Nous sommes la gauche” ne s’est pas fait en opposition aux partis, mais aux partis qui se préparaient aux élections, pour qu’ils prennent en compte véritablement les revendications du mouvement social. Ce qui a fondamentalement changé, c’est qu’en 2014 nous sommes loin de la situation post-mouvement de décembre 1995, qui a été extrêmement fertile intellectuellement et en termes d’activisme politique à gauche, et utile programmatiquement pour le gouvernement Jospin. Il faut aussi noter qu’à l’époque, le PS n’est plus au pouvoir depuis seulement quatre ans, et qu’il n’a pas tout à réinventer. Les 35 heures, la réforme pénale ou la couverture médicale universelle (CMU) sont en discussion depuis un moment.
Le mouvement social n’est plus le même non plus. Une de nos grandes difficultés, c’est qu’à partir des mobilisations contre la réforme des retraites de 2003, il ne gagne rien ou presque sous Chirac et Sarkozy. Il y a des victoires de la société civile, comme celles obtenues par le Réseau éducation sans frontière (RESF). Il y a des initiatives formidables, comme l’Appel des appels, mais c’est devenu très difficile de durer et de traduire concrètement ces actions politiques. Et l’arrivée de la gauche au pouvoir n’arrange rien.
Pourquoi ?
L’arrivée de François Hollande a permis un changement d’air réel, où il n’y a plus de stigmatisations quotidiennes d’un nouvel ennemi chaque matin, chômeur ou étranger. Mais, sur un certain nombre de sujets, pas grand monde à gauche ne nourrissait d’illusions sur les choix du pouvoir socialiste, par exemple en matière migratoire. Le programme du PS puis de Hollande disait les choses très clairement, et on était déçus avant même l’élection.
Aujourd’hui, les mouvements sont moins forts et recueillent moins d’adhésion dans la société, ce qui est paradoxal quand on voit la campagne présidentielle réussie du Front de gauche, qui avait réussi à fédérer ces contestations passées. Mais c’est retombé aussi sec après la présidentielle. L’autre difficulté, c’est qu’on a l’impression que le personnel politique est moins ouvert « aux mouvements » que sous le gouvernement Jospin.
C’est-à-dire ?
Sans faire de généralités, car tous les ministres ne fonctionnent pas de la même façon, si je compare avec les relations d’Act Up avec Bernard Kouchner (alors ministre de la santé) en 1997, ça n’a rien à voir. Je mesure aujourd’hui avec le recul l’ouverture d’esprit des membres de son cabinet et de son directeur. On l’emmerdait sincèrement beaucoup, sur des sujets très compliqués, où l'on faisait fi de tous les barrages technocratiques et administratifs. Mais lui acceptait de nous recevoir, en évoluant sur notre terrain. Il nous utilisait aussi, on était un peu leur bonne conscience, mais il acceptait de faire la politique avec des associations. Je me rappelle aussi par exemple du débat sur l’aide médicale d’État, que l’on souhaitait voir mise au même niveau que la CMU. Ça n’a pas été possible avec Martine Aubry, mais on en a longuement discuté avec elle. Elle était d’accord pour nous écouter et rentrer dans le rapport de force. Elle ne nous recevait pas juste pour nous faire plaisir. Aujourd’hui, c’est peut-être une histoire de culture politique et de génération, on voit chez certains un impensé de ce que peuvent produire les associations, les syndicats ou les groupes de réflexion. On l’a d’ailleurs vu au début de la discussion sur la loi du mariage pour tous, où il y a eu des ratés dans la relation aux associations homos…
Ce double affaiblissement, du mouvement social et de la capacité d’écoute des partis au pouvoir, est problématique. Car il faut garder cette tension. Même nous, à EELV, on néglige un peu cette relation, comme celle aux intellectuels, à force d’être pris dans le temps court de l’action. Je trouve aussi que le mouvement social ne nous bouscule pas assez, estimant sans doute que les partis ne sont plus des interlocuteurs importants.
BOITE NOIRENous avons rencontré Emmanuelle Cosse jeudi 12 décembre en fin de matinée, dans son bureau au conseil régional d'Ile-de-France. L'entretien a duré une heure trente. Il a été relu et amendé (à la marge) par Emmanuelle Cosse.
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