C'était le 30 novembre dernier. À Carhaix, dans le Finistère, les « Bonnets rouges » déroulaient l'acte deux de leur résistance pour « vivre, décider et travailler en Bretagne ». Au sud de la ville, sur le site de Kerampuilh, où se joue chaque été depuis plus de vingt ans le festival des Vieilles Charrues, 30 000 personnes jouaient des coudes en buvant de la bière, entonnaient avec Gilles Servat « la Blanche Hermine » l'hymne officieux des régionalistes bretons et infligeaient des cartons rouges à « l'État central », devant près de deux cents journalistes, dont la BBC.
En fin d'après-midi, la marée humaine s'abattait sur le bourg de 8 000 âmes, sous les binious et les tonnerres d'applaudissements des riverains et des commerçants, à l'occasion d'un défilé passant sous les fenêtres de l’hôtel des impôts. En tête du cortège, les animateurs des « Bonnets rouges » qui ont conduit le gouvernement à plancher fissa sur « un pacte d'avenir pour la Bretagne » qui sera signé ce vendredi 13 décembre à Rennes par le premier ministre Jean-Marc Ayrault. Dont Christian Troadec, le maire de Carhaix. Bien au centre, face caméras.
Quand, arrivées dans la grand-rue, des dizaines de voix l'acclament et hurlent « Chrissssiiiian député, Chrissssiiiiian député ! », l'édile, écharpe bretonne, noire et banche flanquée d'hermines, sur le poitrail, est devenu rouge comme sa coiffe. Presque gêné que l’on « pense que cette interpellation est calculée et que je veuille tirer les draps sur moi ». Avant de se ressaisir, et d'asséner à Mediapart, qu’il n’arrive pas à vouvoyer, fier comme un coq : « Tu vois bien que les gens m'aiment. »
Au même moment, pourtant, dans les PMU du coin ou dans leur salon, des habitants s'étranglent devant leur télé, branchée sur les chaînes d'information en continu qui suivent en direct le grand rassemblement de Carhaix. Sous couvert d'anonymat pour la plupart, par « peur de représailles », ils décrivent un « titan-tyran », « chef de clan manipulateur », « insatiable du pouvoir », « sanguin et retors ».
Beaucoup évoquent « le système Troadec », bien loin de l'image du « village gaulois qui résiste à l'empire » vendue par les médias parisiens, que l'édile sait se mettre dans la poche : lui, l’ex-journaliste du Télégramme qui a fondé ensuite un hebdomadaire, « le Poher », avant de dédier sa vie à la politique. D’autres refusent carrément de s’exprimer sur « l'animal Troadec », « pour leur carrière » ou parce qu’ils en ont « trop pris dans la gueule ». En boucle, les mêmes formules reviennent, y compris parmi ses soutiens actuels : « On est avec lui ou contre lui », « son esclave ou son ennemi, jamais son partenaire ou son adversaire ».
L’entrepreneur, qui lutte contre la désertification de son centre-Bretagne adoré, qui a cofondé le festival des Vieilles Charrues avant de racheter et relocaliser de Morlaix à Carhaix la brasserie Coreff, n’est pas homme sans défauts. Mais il possède un allant qui fascine, et une disponibilité qui séduit. « C’est un journaliste, donc un pro de la communication, dit l’une de ses anciennes collaboratrices. Il retient tous les prénoms, tutoie d’emblée tout le monde et cela a un impact considérable sur la population, notamment sur les personnes âgées qui sont émerveillées. »
Il suffit de marcher dans les pas de Monsieur le maire, que la plupart des Carhaisiens interpellent par son prénom, pour mesurer sa popularité ; de le suivre, le soir venu, dans sa tournée quasi quotidienne des grands ducs. Chez James, « p’tit Zef de Casablanca » qui tient la brasserie au pied de la mairie, son QG avec la pizzeria de Colette et le bar de l’hôtel Noz Vad.
Il lance à la cantonade en bombant le torse que Mediapart réalise « un portrait “ombres et lumières” » de sa personne, qu’il n’en prend pas ombrage, qu’« on a tous des défauts même (lui) » et qu’il n’a rien « à cacher ». Il claque des bises, serre des poignées de main, demande des nouvelles de la famille, de « la mémé malade », « du petit dernier qui vient de naître », tout en enchaînant les tournées, les litrons de vin, de bière ou de whisky, « selon l’humeur du foie ». Avec lui, son cercle rapproché. Des adjoints, des paysans, de petits patrons, des ouvriers.
Christian Troadec appelle ça « être au comptoir de la vie ». Avec sa gouaille de Blondin des campagnes qui récite l’histoire de France et de Bretagne (toujours en les dissociant), il prend le pouls de ses administrés, éponge leurs soucis, démonte leur envie de voter Le Pen par désespoir. « La plupart des élus de la République de gauche et de droite ne savent plus mettre les pieds sur le terrain », fustige-t-il en levant le coude et en invitant « les censeurs poujadistes de Paris à venir vivre avec le peuple ». C’est aussi la « démocratie de bistrot », où l’apéro dure jusqu’à l’aube s’il le faut et « libère les énergies », l’une des ses formules fétiches reprises aujourd’hui en boucle par le collectif des « Bonnets rouges ».
C’est ainsi, assume-t-il, par « une cuite monumentale entre potaches cabochards », qu’ont démarré les Vieilles Charrues, devenant l’un des festivals les plus courus d’Europe. Mais aussi que s’est organisé le combat pour l’hôpital de Carhaix, immortalisé par un film à succès (Bowling). C’est aussi comme ça qu’est née la fronde hétéroclite des Bonnets rouges contre l’écotaxe, lorsqu’il s’est enivré un soir d’octobre avec Thierry Merret, le leader de la fédération des syndicats d’exploitants agricoles du Finistère. Sans se douter alors de « l’effet papillon » que cela produirait deux mois plus tard au sommet de l’État.
« Christian la tempête », comme certains le surnomment, est en route vers une réélection triomphale aux prochaines municipales. « Même sans les Bonnets rouges et la folle médiatisation qui les accompagne, sa victoire était assurée », lâche un détracteur. Élu maire en 2001, devançant d’une poignée de voix le PS et la droite au terme d’une triangulaire où il fit alliance avec l’ancien maire historique Jean-Pierre Jeudy (exclu du PCF en 1988 pour avoir suivi Juquin et non Marchais à la présidentielle), Troadec a un bilan solide derrière lui. Et des équipements multiples à faire valoir pour une ville de moins de 10 000 habitants (complexe aquatique, centre de congrès, salle de spectacles, maison de l’enfance, école de musique, foyer de jeunes travailleurs, médiathèque, salle omnisport, centres équestres...).
En dix ans de mandat, il est parvenu à incarner une dynamique volontariste dans un territoire rural du bout du monde, en difficulté, ancré à gauche mais marginalisé. Mais ce volontarisme connaît le revers de sa médaille, quand son charisme et sa bonhomie se transforment en autoritarisme brutal. Très rapidement, il fait du conseil municipal, diffusé à la radio (sur Radio Canal Centre), une arène permanente, « un western où il ne respecte personne », décrit un conseiller municipal de l’opposition qui tient à rester anonyme.
Ouest-France s’étonne, dès avril 2001, que « le nouveau maire a quitté son costume de rassembleur pour enfiler celui de maître de cérémonie houleuse », et note le « ton des plus autoritaires » employé par le nouveau maire. Au fil des conseils, il traite ses opposants de « malhonnêtes », de « personnes hostiles », de « fourbes » ou « consternants ». Au point d’entraîner progressivement la rupture avec son allié Jean-Pierre Jeudy, « excédé par les querelles incessantes » et la « dérive autoritaire » de Troadec. À bientôt 70 ans, dont 35 de politique, Jeudy ne veut « plus prendre parti » dans la vie politique locale et dit entretenir des rapports « cordiaux » avec Troadec. Désormais, il a passé l’éponge sur ses joutes passées. « Il n’est pas autoritaire, dit-il. On disait aussi de moi que j’étais un dictateur, mais il faut bien prendre les décisions. Christian est très carhaisien jacobin. Autant il critique Paris et son pouvoir central, autant il est centralisateur à l’échelle de Carhaix. »
L’ennemi numéro un de Christian Troadec, c’est le socialiste Richard Ferrand, qui emmène l’opposition municipale socialiste. Jeune collaborateur de cabinet ministériel auprès de Kofi Yamgnane, il a échoué en 2001 à prendre la ville de Carhaix, mais conteste (et bat) souvent le futur Bonnet rouge aux autres élections (aux cantonales ou, récemment, aux législatives). Le désormais député refuse net de discuter de Troadec. « Je me suis trop épuisé dans cette opposition, alors je ne m’exprime plus dans la presse sur lui. Désormais, je me consacre à mon boulot à l’assemblée », lâche-t-il. Dans les archives de la presse locale, on comprend rapidement combien le rôle d’opposant à Troadec peut éreinter.
Exemple le plus saisissant de cette rivalité de Clochemerle, l’affaire dite des « faux électeurs », en décembre 2006. Alors que tous les regards sont tournés vers les prochaines municipales, sur la base d’un tract anonyme, un ancien militant de l’Adsav (l’extrême droite bretonne) saisit le préfet du Finistère et le procureur de la République, pour dénoncer la fausse carte d’électeur de Richard Ferrand et de son épouse. Ayant déménagé à la sortie de Carhaix (dans le village voisin de Motreff), il est accusé d’avoir truqué sa domiciliation à la maison des services publics, où se trouve son local de conseiller général. Une histoire qui tournera à la non-affaire, Ferrand n’ayant jamais fait lui-même cette demande.
Pour autant, elle donna lieu à de sévères accusations en plein conseil municipal. Il est demandé à Ferrand des « explications publiques ». Un adjoint de Troadec explique ne plus vouloir siéger tant que ne seront pas apportés des « éclaircissements indispensables ». On parle de « plainte déposée », on fait voter le conseil sur la « nécessité d’ester en justice », et Ferrand y est qualifié de « prévenu », avant que ne soit créée une « commission secrète pour évaluer l’intérêt de cette action ». Avant de quitter la salle, Ferrand dénonce alors un « tribunal de l’inquisition ». À la suite d'un courrier du procureur, l’affaire fera pschitt (Ferrand est éligible, payant des impôts à Carhaix). Un an plus tard, Ferrand sera battu par Troadec aux municipales.
L’avantage de cette méthode, c’est qu’elle décourage peu à peu toute opposition, même dans son propre camp. « Il a complètement asséché toute concurrence dans sa ville, dit Marc Coatanéa, premier fédéral PS du Finistère. Ça lasse, vous savez… » Même lui ne « conseille pas aux copains » de se présenter face à Troadec en mars prochain, préférant un ralliement au premier tour. « Au nom des valeurs, certains ont envie de monter une liste, ne supportant pas qu’on nous demande d’être régionaliste avant d’être socialiste, explique-t-il. Mais on a tout à perdre à s’opposer à Troadec. »
Ce comportement « rude et rustique », ainsi que le définit le journaliste René Pérez, qui connaît depuis longtemps « l’animal », Troadec ne le réserve pas qu’à ses adversaires politiques. Ses relations difficiles avec la presse locale sont aussi de notoriété publique, bien loin des tapes dans le dos et des tournées offertes à la presse nationale. Intimidations, coups de fil aux directions, courriers avec accusé de réception, interpellation lors des conseils municipaux… Aucun de la demi-douzaine de journalistes interrogés, qui ont fréquenté les « locales » de Carhaix (au Télégramme, à Ouest-France, ou au Poher), ne tient à s’exprimer publiquement sur le sujet.
« Avec les journalistes, c’est “je te paie à boire, et tu es au bout de ma laisse” », dit l’un d’entre eux. Un autre raconte les « menaces » l’empêchant de pouvoir se rendre dans un bistrot le soir. « Il est dans l’inféodation totale avec la presse locale, à l’opposé des belles idées qu’il peut défendre », regrette encore un autre. « Il a une susceptibilité de vierge effarouchée, confirme René Pérez, désormais responsable des éditions du Finistère pour le Télégramme. La façon dont il traite les journalistes peut être détestable. Il se conduit comme un notable, brut et sanguin, et j’ai souvent dû défendre nos journalistes face à ces tentatives de pression ». Pour autant, il tient à ne « pas trop accabler » Troadec, disant malgré tout son « estime » pour sa « sincérité » et son « admiration » pour « son flair et ses prises de risque ».
La soixantaine, Jean-Yves Quéméner, le responsable de l’agence Ouest-France de Carhaix, est l’un des rares journalistes à trouver grâce aux yeux de Troadec. Au fil des années, les deux hommes sont devenus comme larrons en foire. On les retrouve le midi à la pizzeria de Colette, à deux pas de la mairie où ils cassent la croûte, puis le soir venu, l'édition bouclée, chez James. Quéméner dément en bloc les pressions de Troadec sur les médias locaux : « Il faut démystifier tous ces bruits que fait courir principalement le PS local. Christian est proche des journalistes locaux, mais ce n’est pas une terreur. Ce n’est pas parce qu’il est mon ami que je suis son porte-parole. Il m’arrive d’avoir des explications musclées avec lui sur certains articles. » Troadec, lui, refuse de « commenter les ragots ».
Dans sa gestion des affaires publiques, le maire de Carhaix semble aussi goûter la confrontation, et ne fait pas de détail. Bateleur qui sait sonner le tocsin, il se montre dès 2003 assez peu sensible à la question sociale, rameutant par mégaphone la population, un appel quasi militaire, pour faire une chaîne humaine protégeant les Vieilles Charrues des intermittents CGT. À l’été 2005, il soutient les riverains pétitionnaires ne voulant pas d’un projet de 10 logements sociaux, après avoir été mis en minorité par son propre conseil sur le sujet. « Il se définit volontiers comme un chef d’entreprise, parle plus souvent de “libération d’énergies” que de centres sociaux », dit un journaliste.
En 2008, il évince sans ménagement de la direction artistique de l’espace Glenmor, haut lieu de promotion musicale, Christian Thenadey, dont il juge au bout de dix ans la programmation en musiques du monde « trop élitiste », préférant le théâtre de boulevard et la variété française. « J’aime les amants dans le placard », dit-il alors à la presse. C’est “l’affaire Thenadey”, qui agitera durant des mois le landerneau culturel breton. Un collectif pour la scène de Bretagne, rassemblant des personnalités comme le musicien Erik Marchand, voit le jour, et exige la réintégration de Thenadey. Leur pétition rassemblera près de 1 600 signatures. Troadec ne cillera pas. Il accusera le collectif d’être « des revanchards envoyés par le parti socialiste », puis critiquera durement les institutions et l’État qui retireront par conséquent leurs subventions…
Même dans son entourage, ceux qui ont le tort de ne pas être d’accord avec lui le paient. Nombre d’anciens collaborateurs en ont fait l’amère expérience. Mais rares sont ceux qui acceptent de témoigner à visage découvert. À l’image de Brigitte Pastor, son adjointe déléguée aux personnes âgées et handicapées de 2001 à 2004, l’une des premières à claquer la porte, « en désaccord avec sa manière de faire de la politique ». Aujourd’hui présidente du Bagad de Carhaix (orchestre traditionnel breton), elle refuse de s’exprimer : « J’ai tourné la page », abrège-t-elle.
Si Brigitte Pastor choisit le silence, c’est aussi, glisse un de ses proches, « par peur de perdre la subvention municipale annuelle de 2 000 euros, et le local municipal mis à leur disposition ». Cette crainte revient souvent chez les nombreux associatifs rencontrés, qui préfèrent se taire plutôt que de risquer de voir le robinet des subventions brutalement coupé : « Christian peut être redoutable si l'on ne lui baise pas la main », confie un président d’association.
« C’est très compliqué de s’opposer à lui. Il a un fonctionnement très manichéen, c’est soit blanc, soit noir, jamais gris », abonde Laetitia Gaudin-Le Puil. Elle fut la chargée de communication de Troadec d’octobre 2006 à avril 2008, avant de démissionner au lendemain de sa réélection à la mairie. « Tout se passait bien, j’étais même plutôt heureuse de travailler pour lui, il me laissait faire le journal municipal en toute liberté, raconte-t-elle. Jusqu’à ce que je le voie faire et dire des choses qui me déplaisaient. J’avais droit aux yeux noirs à chaque fois qu’il me voyait discuter avec quelqu’un de la majorité qu’il considérait comme un dissident. Il me disait : “Si tu veux rester en poste, tu ne t’assois plus à côté d’untel” et pouvait du jour au lendemain cesser de me parler. C’était une forme de harcèlement moral. »
Aujourd’hui « loin de Carhaix », Laetitia Gaudin-Le Puil peut « parler sans craindre de représailles ». À l’époque, elle a dû déposer des mains courantes, après « les noms d’oiseaux tagués sur (sa) boîte aux lettres », ou les invectives lancées dans les rues… « Des pressions de la bande de fans de Troadec, prêts à tout pour le défendre », dit-elle. Avant de se lancer dans une carrière indépendante, elle a été durant quelques mois la porte-parole du groupe “La Gauche rassemblée”, qui fédérait des déçus de Troadec, comme l’ancien maire Jean-Pierre Jeudy. Puis, en septembre 2009, elle a rejoint la com’ de l’entreprise Yprema de Claude Prigent, un colistier du socialiste Richard Ferrand lors des municipales de 2008.
Ce chef d’entreprise a bataillé de longues années avec Troadec, jusque devant le tribunal administratif, pour pouvoir lancer en 2005 le golf de Carhaix, sur un terrain agricole. Quand il a fallu renouveler, quelques années plus tard, la convention pour louer les 10 hectares de terrain – « car le maire fait acheter à la commune tous les terrains pour mieux régner » –, Troadec lui a mis des bâtons dans les roues. Dix-huit mois d’échanges de courriers et de bataille administrative avant d’obtenir le renouvellement pour vingt ans. Aujourd’hui, leurs rapports se sont normalisés : « Il me salue de nouveau mais s’il peut m’éviter, il m’évite. »
Dernière querelle de terrain du maire en date ? Celle qui l’oppose à Pascal Briand, un agriculteur de Goastaillen, un de ses cousins très éloignés. Depuis 2011, ce dernier cultive sept hectares de terre, du blé et du maïs, à Kernabat, un petit village sur la commune de Carhaix. L’autorisation court jusqu’en 2014. Mais un beau matin, en août dernier, la municipalité lui a signifié son intention de récupérer ce terrain communal. Selon Pascal Briand, il a été proposé à un autre paysan, « proche de son adjoint à l’agriculture », en échange d’une parcelle de 9 000 mètres carrés en périphérie de la ville.
La commune a engagé une procédure d’expulsion, arguant que l’agriculteur s’était approprié le site illégalement. Mais le 30 septembre dernier, le juge des référés a donné raison à Pascal Briand. L’affaire n’est pas terminée pour autant aux yeux de Troadec. La ville fait appel de la décision et saisit en parallèle le tribunal des baux ruraux, plus compétent en la matière. Et le maire aime jouer avec la loi quand la cause lui semble juste. Comme lorsqu’il institue un livret de famille bilingue en français et en breton (procès en cours, il risque six mois de prison). Pour Pascal Briand, l’esprit d’initiative de Troadec a pris la forme, le 15 novembre dernier, d’une visite d’huissier de justice. Accompagné d’un élu et d’un policier municipal, il vient planter sur son champ un panneau : « Propriété communale, entrée interdite à toute personne étrangère aux services communaux »...
Gérard Alle connaît lui aussi bien « le personnage ». Il est l’une des plumes du site internet Dilhad Sul, qui cloue régulièrement au pilori le maire de Carhaix dans ses billets de blog (lequel est passé de 200 visites en moyenne par jour à 1 500 au lendemain de la première grande manifestation de Quimper des Bonnets rouges). En 1996, cet écrivain journaliste, qui a longtemps vécu à Carhaix, lance un hebdomadaire local, Nekepell (« C’est pas loin », en breton). Il cherche des alliés, parle de son projet à Troadec, alors journaliste au Télégramme. « On a bu un coup ensemble, il a trouvé l’idée géniale mais je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Jusqu’à ce que je découvre un matin qu’il avait monté son propre hebdo, Le Poher, dans notre dos, et fait le forcing pour le sortir une semaine avant le nôtre. »
S’il peut paraître brutal, Christian Troadec impressionne aussi, jusque chez ses contempteurs. Et sa force de caractère permet parfois de déplacer des montagnes. Quitte à parfois friser la mégalomanie. De quelques ruines gallo-romaines, cinq hectares de « richesses archéologiques » rebaptisées Morgium (le nom antique de la cité), il veut faire le « Pompéi breton », et vient de signer une convention avec le musée Herculaneum en Italie. D’une plaque en hommage aux sœurs Goadec (figures locales du chant traditionnel breton), il réaménage une place pour finalement accueillir une statue grandeur nature, dont le coût se transforme au passage de 25 000 euros à 135 000 euros (pour la seule statue).
« Il y a chez lui une grande différence entre le dire et le faire, constate un observateur local. Mais il parvient par ces incessants effets d’annonce à donner matière à des choses qui n’existent pas. Dans une zone sinistrée comme le centre-Bretagne, cela suffit à redonner une fierté. » Apôtre de l’ultimatum et du jusqu’au-boutisme, son action publique s’accompagne fréquemment d’une demande incessante de subventions.
Dix ans durant, il annoncera des projets ambitieux autour du site de Kerampuilh, là où se tiennent les Vieilles Charrues. Un “mini-Bercy breton”, puis un “Futuroscope breton”, puis un musée des Vieilles Charrues, « sur le modèle du musée de Woodstock ». Autant de projets abandonnés, qui lui font accuser à chaque fois les collectivités locales et l’État, lesquels n’ont pas donné suffisamment d’argent pour les financer.
Mais Troadec n’aime rien tant qu’incarner les événements, pour en tirer politiquement parti. Ainsi en va-t-il avec les Vieilles Charrues. Fête folklo-potache du début des années 1990, créée en réaction à la mode des festivals de vieux gréements du littoral breton, le festival est aujourd’hui devenu incontournable dans l’agenda culturel de l’été. Parti d’un budget de moins de deux millions en 1991, les « Charrues » drainent aujourd’hui une affluence de près de 200 000 personnes pendant cinq jours, pour un budget de treize millions d’euros.
S’il l’a fondé avec une bande de potes, et qu’il n’est plus aujourd’hui dans le comité d’organisation, Troadec personnalise et profite au maximum de la notoriété du festival. Au passage, il ne rate jamais une occasion de souligner l’absence d’aides publiques, oubliant un peu vite la prise en charge des transports à un euro, la multiplication des effectifs hospitaliers et de pompiers, ou l’incinération des déchets, le tout gracieusement mobilisé, soit environ un million d’euros…
Pour certains, l’organisation des Vieilles Charrues permet aussi à Troadec de disposer d’une « machine électorale ». « Il a industrialisé le vieux système breton du “bénévolat rémunéré”, explique un élu finistérien. Cela permet de faire du clientélisme associatif de haut niveau, que ne permet pas le budget de la mairie. » Un procès d’intention que rejette Jean-Luc Martin, l’actuel président du festival : « En distribuant 120 000 euros d’aides à plus d’une centaine d’associations, nous maintenons la santé associative du centre-Bretagne. Sans nous, beaucoup auraient mis la clé sous la porte. »
Pour Jean-Luc Martin, membre actif des Bonnets rouges et aussi patron d’une société d’équipement de bâtiments d’élevage, rémunérer les associations en échange de leur participation à l’organisation, « c’est comme quand la Sacem donne du pognon » : « Le bénévolat est un élément hyper-fort en Bretagne, mais on sait tous que le “jour J” d’un événement, il n’y a plus personne pour conduire les gosses au match de foot, tenir les stands. C’est une façon de motiver les troupes. » Pourtant, Jean-Luc Martin ne méconnaît pas les mauvais côtés de Troadec. Mais il ne les juge pas non plus rédhibitoires. « Il est autoritaire, veut avoir raison, faire ce qu’il a dit mais dans sa fonction, il le faut bien, dit-il. Je suis la preuve qu’on peut se bagarrer avec lui à partir du moment où l'on a le courage de l’affronter. » Le rapport de force fonctionne, à l’en croire. « Longtemps, il s’est cru le chef du festival. Nous sommes allés au conflit pour qu’il comprenne qu’il ne l’était plus depuis des années, dit Martin. Aujourd’hui, il n’a plus de positions au sein du festival, il est seulement président d’honneur. Mais on travaille en étroite collaboration, ne serait-ce que parce que les 80 hectares du site appartiennent à la communauté de communes. »
Autre combat emblématique de la méthode Troadec, celui de la maternité et de l’hôpital de Carhaix. Quatorze semaines de lutte contre la fermeture décidée par l’agence régionale de santé, des femmes enceintes jusqu’aux dents manifestant dans les rues de Carhaix sous les gazs des CRS, images qui tourneront dans le monde entier. Avec un slogan (« Le droit de naître, de se soigner et d’être opéré à Carhaix ») qui rapelle celui des Bonnets rouges, voulant « vivre, décider et travailler en Bretagne ». Troadec mène la lutte, mais la récupère aussi. « C’est un meneur, qui a un vrai réseau, se remémore Laurence de Bouard, cadre infirmière devenue ensuite candidate du NPA aux dernières européennes. Les actions musclées, on a pu les mener grâce à lui et ses amis. Après, il a beaucoup tiré la couverture à lui… » Alors qu’il publie un livre (Carhaix résistance, en septembre 2008) deux semaines avant les sénatoriales, il rétorque à ceux qui l’interrogent sur cette personnalisation de la mobilisation : « La lutte appartient à ceux qui l’ont menée. »
Pendant le mouvement, Troadec assume la violence du combat. Et ce sont les camions municipaux qui sont réquisitionnés pour défoncer les grilles de la sous-préfecture. « Ce n’est pas le contribuable qui a payé les 40 000 euros de dégâts, explique aujourd’hui sereinement Troadec. On a fait jouer les assurances de la ville et de la préfecture, en disant que le camion avait fait une marche avant au lieu de faire une marche arrière. » Aussi vrai qu’il est alors parvenu à mobiliser au-delà des clivages politiques, il trouve là validation de son approche brutale et conflictuelle. « Si cinquante mille personnes avaient défilé sous les portiques pacifiquement, le gouvernement n’aurait jamais suspendu l’écotaxe, tonne-t-il au comptoir d’un bar. C’est bien quand il y a de la casse que l’on obtient des avancées. »
Lorsqu’il a vu Troadec réapparaître sur les écrans des journaux télévisés avec les Bonnets rouges, Bernard Dupont, l’ancien directeur de l’hôpital de Carhaix, n’a pu s’empêcher de sourire : « C’est un homme qui n’existerait pas sans les médias. » À l’époque, le fonctionnaire, aujourd’hui en poste à Nancy en Lorraine, craignait que « le tonus du maire, sa rudesse, son rapport de force en permanence ne désespèrent les forces médicales. Sur des dossiers très techniques, cela peut avoir ses limites. Sur ce coup-là, il a eu de la chance. Cela a marché. Mais sans la fusion, il n’y aurait plus d’hôpital ».
Car s’il agite beaucoup les bras, Troadec a choisi de ne pas les mettre dans le cambouis, au moment de résoudre concrètement le problème de l’hôpital. Estimant que le projet de fusion avec le CHU de Brest « n’apporte pas les garanties suffisantes » et qu’il s'agit du produit du « jacobinisme parisien et rennais », il se refuse à entériner la solution proposée par les élus régionaux et l’État. Au conseil municipal (en février 2009), il organise la mise en scène de son refus : « On nous impose une fusion, je vote contre ! », lâche-t-il alors, rejoint par deux de ses adjoints. En revanche, sa majorité refuse opportunément de participer au vote, permettant ainsi à l’opposition UMP de valider la fusion, avec seulement quatre voix.
« Or cette fusion a sauvé l’hôpital, et aujourd’hui il propose de nouveaux soins et de nouveaux services, remarque Christian Guyonvarch, élu régionaliste de l’UDB au conseil régional. Dans l’imaginaire collectif, il a sauvé l’hôpital. Mais si l'on avait retenu son schéma, il n’y aurait plus aujourd’hui qu’un centre gériatrique… » « On obtient une victoire, et on s’est fait houspiller, se souvient un autre acteur du dossier. Sur le thème de la trahison, de ceux qui ont “vendu Carhaix à Brest”. Son vote au conseil municipal, c’était une façon de dire : “Je suis le sauveur, mais si ça marche pas, je vous l’avais bien dit.” Il mène la bataille, mais il laisse les autres trouver une solution… »
Une attitude qui rappelle à certains la situation actuelle de l’usine agroalimentaire Marine Harvest de Poullaouen, où 300 emplois sont sacrifiés. Comme cet élu socialiste, pour qui « franchement, le plan social est exemplaire ». Et d’expliquer : « On va avoir de réelles difficultés pour une vingtaine de jeunes salariés qui sont vraiment en galère mais qu’on va aider. Pour les autres, ce sont de bonnes indemnités et certains nous remercient de pouvoir faire autre chose que d’éviscérer des saumons jusqu’à leur retraite. Mais Troadec, lui, il préfère traiter les délégués du personnel de traîtres, et leur mener la vie dure, en disant "les syndicats sont résignés, je prends le flambeau…" Mais on ne le voyait pas auprès d’eux jusque-là ! » Interrogés, lesdits délégués du personnel (un de la CGT, deux autres non syndiqués) refusent de nous répondre, et de « se frotter à l’animal »… « Cela se voit que vous n’êtes pas de la région, que vous ne connaissez pas ses pratiques », coupe net Michel Crespin, le délégué CGT.
Ultime part d’ombre du personnage Troadec, surgi dans les radars médiatiques nationaux de cet automne 2013, son appétit indéniable pour la concentration des pouvoirs. À force de décourager toute concurrence municipale, il s’est peu à peu transformé en petit baron de son territoire, se présentant à tous les scrutins quels qu’ils soient, cumulant tous les mandats possibles (mairie, conseil général, communauté de communes, syndicat de la collecte des ordures…). Une attitude cumularde pas franchement en accord avec la « modernité politique » qu’il cherche à insuffler à la mobilisation des Bonnets rouges. « Pourquoi s’embêter avec ça, ironise Marc Coatanéa, premier fédéral du PS finistérien (en pointe sur le non-cumul des mandats depuis plusieurs années). Son accaparement des pouvoirs correspond bien à sa stratégie d’occupation maximale de l’espace. »
Une belle rente de situation, aussi, pour l’entrepreneur passé à la politique, qui confie gagner « environ 5 000 euros nets par mois ». Il vous le glisse à l’oreille, préfère « ne pas s’en vanter ». Dans un territoire rural comme le centre-Bretagne, ouvrier et paysan, où le revenu moyen par ménage ne dépasse pas 10 000 euros par an, « cela pourrait apparaître blessant et indécent comme revenu », dit-il. Tout en précisant : « Je ne suis ni riche, ni pauvre. » Guère enthousiasmé par la transparence, l’ex-patron refuse de dire combien il a vendu son hebdo Le Poher au Télégramme, puis la brasserie Coreff, sinon qu’il les a « bien vendus ».
Cette assise financière « confortable » lui permet de « bien élever » ses trois enfants, tous “scolarisés diwan”, « de se payer deux fois par an des voyages dans des pays lointains », « de ne devoir rien à personne et d’être indépendant économiquement, pour faire de la politique ». Quant au cumul des mandats, ce n’est pas tant sa faute mais celle du « système politique français, de son organisation institutionnelle », et « parce que ce n’est pas concevable d’être maire d’une ville comme Carhaix et pas président de la communauté de communes : tu es obligé de défendre ton bifteck sur tout le territoire ».
Quand on lui parle du « système Troadec », il éclate de rire. Comme ses partisans. « La ville est trop petite pour cela. Il n’est pas autoritaire mais il a du caractère, comme tous les gens d’ici », plaide son ami et conseiller le journaliste Charlie Grall, figure du nationalisme breton (condamné à quinze ans de prison, puis amnistié par Mitterrand, avant d’être condamné à deux ans avec sursis, en octobre 2012, pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste »). Grall défend Troadec tout en réfutant être le « mentor » que l’on décrit : « Christian est un gros bosseur, qui fait des journées de dingue et qui donne sa vie à son territoire ».
« Ceux qui le critiquent sont des jaloux, s’enflamme Yann Manach, un jeune paysan qui est son adjoint à l’agriculture. Quand ça bouge, ça dérange. Il est fédérateur. On ne demande qu’à le suivre, comme Sébastien Le Balp (ndlr, l’un des meneur des Bonnets rouges de 1675). » Soutenu dès le premier tour par le Modem, il bénéficie également de la bienveillance du NPA local. Son leader, Mathieu Guillemot (dont la mère est la première adjointe – divers gauche – de Troadec) est un des acteurs de premier plan de la mobilisation des Bonnets rouges, « une lutte incomprise, ni gauche, ni droite, ni syndicats, qui perturbe les élites de Paris et les médias ». Le jeune restaurateur, qui tient la pizzeria “Ar bonedou ruz’’, "Les Bonnets rouges” dans le centre de Carhaix, l’affirme haut et fort : « Je suis son adversaire politique mais son camarade de lutte. Ici, l’histoire nous a appris que si nous ne nous unissions pas, nous étions morts. »
Dans sa ville, Troadec a toutes les chances d’emporter haut la main la prochaine municipale. Si le PS décide de ne pas présenter de listes et de se ranger derrière lui, son seul véritable adversaire serait Jérôme Yvinec. Conseiller municipal d’opposition divers droite depuis 2010, il sera le candidat de l’UMP. À 30 ans, ce contrôleur de gestion industriel, qui revendique d’être né à la maternité de Carhaix quand Troadec est né à Plevin (à quelques kilomètres), se lance un défi qu’il sait impossible : « Le centre-Bretagne est une terre de mission pour la droite. » Mais il mise sur « les déçus de Troadec », qu’il juge « de plus en plus nombreux avec le mouvement des Bonnets rouges ». Et attaque Troadec sur son positionnement politique, qu’il estime « à la gauche de l’extrême droite ».
De son côté, Christian Troadec s’amuse presque face à ceux qui le jugent inclassable, balaie d’un revers de main ceux qui le disent autoritaire et s’agace que « des mauvaises langues passent leur temps à dire qu’(il) se fait chier pour une notoriété personnelle ». Il assure qu’il préférerait « lire, écrire, sortir (son) bateau dans la baie de Morlaix pour aller pêcher trois poissons avec les copains », « se reposer dans un petit gîte rural sur la route du Chianti en Italie » plutôt que mener la révolte bretonne. Mais il est investi, presque habité, par sa cause, « dès le matin, en se rasant ». « Je respecte les gens qui pensent différemment de moi, et je ne fonctionne pas en termes de clivage, argue-t-il. Tant mieux si les gens me contestent. C’est sain, il faut du débat. Et puis les élections ont lieu en mars. Que ceux qui ne sont pas contents me sanctionnent ! »
BOITE NOIRECette enquête, en deux volets, consacrée à la pratique du pouvoir municipal et à la ligne politique du maire de Carhaix Christian Troadec, a été réalisée ces trois dernières semaines. Nous nous sommes rendus chacun à Carhaix quelques jours avant le grand rassemblement du 30 novembre des Bonnets rouges. Nous nous sommes entretenus avec plus d'une quarantaine de personnes sur le terrain ou par téléphone. Nombre d'entre elles, comme nous le racontons dans l'article, principalement ses détracteurs, ont refusé de témoigner à visage découvert de peur de se mettre un peu plus en difficulté avec Christian Troadec « parce que Carhaix est une petite ville où tout le monde se connaît » et que « le maire y a des oreilles partout ». Nous avons aussi compulsé dix ans d'archives de presse locale, du Télégramme, de Ouest-France et du Poher hebdo.
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