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Programme de géolocalisation “Pergame”: ce que le cabinet Valls savait

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Le cabinet du ministre de l'intérieur, Manuel Valls, avait été informé dès le mois d’octobre 2012 du projet de système de géolocalisation téléphonique baptisé “Pergame”, selon de nouveaux documents et témoignages obtenus par Mediapart. Ce programme, activé au sein de la Police judiciaire sans les autorisations légales requises, avait provoqué l’ouverture d’une enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et une sévère mise en garde du ministère de la justice, qui avait évoqué un système de surveillance policière « constitutif de graves infractions pénales », dans une note déjà révélée.

Le programme “Pergame” a été mis hors service en catastrophe le 11 janvier 2013, quelques minutes après une visite du ministre Manuel Valls dans les locaux de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), à Nanterre, où le système avait été installé. Deux cents lignes de surveillance téléphonique par géolocalisation étaient alors activées et ont été débranchées, mettant en péril plusieurs enquêtes policières en cours, désormais menacées de vices de forme.

Manuel Valls, en janvier 2013, sur le perron de l'Elysée. Manuel Valls, en janvier 2013, sur le perron de l'Elysée. © Reuters

Le sujet d'une nouvelle plateforme de géolocalisation a été abordé lors de deux réunions place Beauvau le 23 octobre 2012, soit deux semaines avant son installation. Des réunions pilotées par Renaud Vedel, le directeur du cabinet adjoint de Manuel Valls. Ces nouvelles informations viennent battre en brèche la ligne tenue jusqu’ici par la hiérarchie policière, affirmant que l’illégalité de “Pergame” relevait d’un problème interne cantonné à la direction de la PJ. De nouveaux documents montrent, au contraire, que le cabinet du ministre connaissait parfaitement l'existence du programme. 

Mardi 23 octobre 2012, à 11 h, les salons 238 du ministère de l'intérieur accueillent plusieurs hauts responsables des directions générales de la police et de la gendarmerie. Le but, selon le mail d’un participant : « Faire le point au niveau cabinet sur ce sujet qui commence à devenir chaud bouillant », en l'espèce la gestion des écoutes judiciaires. Tous les protagonistes sont rassemblés autour du directeur de cabinet adjoint de Manuel Valls. Cet énarque brillant connaît parfaitement le sujet des interceptions.

Ancien bras droit du préfet de police de Paris Michel Gaudin, proche parmi les proches de Nicolas Sarkozy, Renaud Vedel est spécialiste des questions juridiques et a notamment présidé un groupe de travail sur la réglementation de l’accès aux « fadettes » (factures détaillées). 

Ce 23 octobre, il est principalement question de la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), qui doit être lancée en 2014, avec plusieurs années de retard. « L’objectif était de lister les enjeux et implications que la mise en œuvre d’une réforme aussi importante allait entraîner pour l’activité du ministère », explique aujourd’hui Renaud Vedel à Mediapart.

Dans les rangs policiers, beaucoup se plaignent alors d’un manque de visibilité autour du projet piloté par la Chancellerie et confié au géant de la défense Thales. Jusque-là, les interceptions étaient gérées par plusieurs petites entreprises, en coordination avec la place Beauvau. Une mainmise qui leur échappera dès l'entrée en vigueur de la PNIJ. À l’automne 2012, les travaux de la plateforme nationale sont déjà largement engagés, mais au ministère de l’intérieur, certains continuent à s’interroger sur la capacité de la justice à mener un projet de cette envergure. Au cours de la réunion, un participant s’inquiète également de la toute-puissance de Thalès dans le programme. « Qui pilote ?, interroge-t-il. La justice ou Thalès ? » Un autre va même jusqu’à évoquer un « futur scandale ».

Ce jour-là, Renaud Vedel ne gère pas simplement les inquiétudes de la haute hiérarchie policière. Dans l’après-midi, il reçoit également au ministère de l’intérieur les principales sociétés privées aujourd’hui chargées des interceptions, inquiètes à l’idée de voir ce gigantesque marché leur échapper. 

Quelques mois plus tôt, elles se sont constituées en GIE (groupement d'intérêt économique) pour afficher un front uni face au projet de la Chancellerie. Lors de leur rendez-vous avec Renaud Vedel, leurs représentants sont d’ailleurs venus accompagnés d'une lobbyiste bien connue dans les couloirs de l'Assemblée nationale, Véronique Queffelec. Eux aussi sont particulièrement remontés contre la future plateforme. « La délégation a développé des arguments critiques vis-à-vis de la PNIJ, confirme Renaud Vedel. Mais leur virulence excessive desservait leur propos. »

Les membres du GIE ne se contentent cependant pas de tailler en pièces la future plateforme nationale. Ils ont également décidé de mutualiser leurs moyens pour proposer une plateforme de géolocalisation centralisée, “Pergame”. « Le GIE s'est concentré dans son exposé sur ce qu'il croyait être à l'époque une insuffisance de la PNIJ, à savoir l'absence de prise en compte des besoins de géolocalisation, pour prétendre avoir des solutions », se souvient Renaud Vedel.

Mais s’il reconnaît que le sujet a bien été évoqué, le directeur adjoint de cabinet se défend en revanche d’avoir donné son blanc-seing à un tel projet. « Recevoir une délégation d'entreprises touchées par une réforme profonde n'équivaut nullement à se rallier à leurs préconisations », insiste-t-il, précisant que la plateforme Pergame n’avait pas été « identifiée comme telle » lors de la réunion.

Deux semaines plus tard, pourtant, “Pergame ”sera bien installé dans les locaux de l’OCLCTIC, avant que le projet ne vire au fiasco. Le 11 janvier 2013, le dispositif est débranché en urgence après une visite de Manuel Valls, déclenchant une enquête administrative de l'IGPN. Dans ses conclusions, la « police des polices » a déploré que certains « garde-fous » n’aient pas fonctionné. Sans préciser la nature de ces garde-fous.

En réalité, la mise en place de “Pergame” avait couronné plus de six mois d'intense lobbying opéré par les sociétés privées. Dès le mois de mars 2012, anticipant le changement de majorité, elles se constituent en GIE sous l’impulsion de la plus puissante d’entre elles, Elektron, dirigée par Michel Besnier. Depuis 2006, cette société basée à Neuilly est à la tête de la fronde contre la PNIJ.

Le criminologue Alain BauerLe criminologue Alain Bauer

Pour défendre ses intérêts, son patron peut notamment s’appuyer sur une personnalité très influente chez les policiers, le criminologue Alain Bauer. En mars 2010, Le Canard enchaîné révélait qu’Elektron avait payé Bauer pendant trois ans comme « consultant », entre 2006 et 2009. Joint par téléphone, ce dernier minimise aujourd’hui son rôle : il reconnaît avoir été rémunéré, mais seulement pour l’organisation d’un colloque. Tenu sous les ors du Sénat le 5 octobre 2006, ce colloque avait pour but de présenter les conclusions d'un rapport rédigé par trois chercheurs pour le compte du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines de l'Institut de criminologie (DRMCC). « Un rapport commandé par Bauer », confirme l'un des auteurs. 

Lors du colloque, le criminologue figure d’ailleurs en bonne place parmi les intervenants. Seule une représentante de la justice défend le projet de son ministère et critique à demi-mot les prestataires d'alors, pointant le manque de sécurité de leurs dispositifs. Durant son intervention, Alain Bauer lui répond en dénonçant une plateforme « élaborée par des ingénieurs très compétents mais qui ne prend pas en compte toutes les réalités du terrain ».  Bref, une « usine à gaz ». Également invité à s’exprimer, Michel Besnier n’a plus qu’à conclure. « Des sociétés comme la nôtre sont capables d’amener les techniques, les évolutions, les prix », martèle ce jour-là le patron d’Elektron au Sénat.

Mais en dépit des efforts déployés par la société, ce lobbying va s’avérer infructueux. Moins pour des motifs financiers que pour des raisons de sécurité. C’est l’époque de l’affaire Clearstream et dans les ministères, beaucoup s’inquiètent du rôle de certaines officines. Persuadé d’être lui-même sur écoute, Nicolas Sarkozy s’en méfie comme de la peste et le fait savoir.

Durant cette période, certaines sociétés chargées des interceptions judiciaires seront également épinglées pour leur porosité. Dès février 2005, la patronne de la PJ parisienne, Martine Monteil, alerte sa hiérarchie sur des « problèmes de sécurité et de déontologie » liés au matériel d’Elektron. Dans le dossier Clearstream, la Direction nationale des investigations financières (DNIF) ira jusqu’à transmettre directement ses écoutes à la place Beauvau sans passer par la société pour éviter les fuites. « Des fantasmes, s’emporte Michel Besnier. Nos techniciens peuvent entrer dans le système pour en assurer la maintenance mais en aucun cas ils n’ont accès aux écoutes. L’étanchéité est totale. »

Mais une fois à l’Élysée, en dépit des conseils toujours insistants d’Alain Bauer, Nicolas Sarkozy se prononcera ouvertement en faveur de la PNIJ, jugée plus sécurisée. Pour enterrer la hache de guerre entre l’Intérieur et la Justice, un protocole est finalement signé en 2010 entre les deux ministères. Par ce document, les cadres de la police acceptent le principe de la PNIJ et s'engagent à ne pas court-circuiter la Chancellerie dans la mise en œuvre de ce projet. Le document est signé par Frédéric Péchenard, alors directeur général de la police nationale. Ce cadre prévaudra jusqu’en mai 2012. 

Mais l’élection de François Hollande change la donne. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et le retard accumulé par la PNIJ, les sociétés privées sentent le vent tourner. Étiqueté « sarkozyste », Alain Bauer a officiellement perdu toute influence place Beauvau. Mais il est resté très proche de Manuel Valls, son ami de trente ans et le père de son filleul. Quand Renaud Vedel est nommé directeur adjoint de cabinet au ministère de l’intérieur, beaucoup y voient aussitôt l’ombre des réseaux Bauer (http://www.mediapart.fr/journal/france/130612/les-cabinets-sans-curiosites-du-nouveau-pouvoir). Les deux hommes se connaissent très bien. Ils ont coécrit deux rapports sur la sécurité qui ont marqué l’ère Sarkozy (celui sur la sécurité au quotidien en 2007, puis le Livre blanc sur la sécurité publique en 2011).

Pour les membres du GIE, c’est l’occasion de relancer la machine à lobbying et à projets. En juillet 2012, le patron de Foretec, un des membres du GIE, interpelle directement Manuel Valls par l’intermédiaire d’un sénateur. Un mois plus tard, les sociétés font parvenir au ministère de l’intérieur les schémas et l’architecture de leur projet de géolocalisation. Puis le 23 octobre, ils sont reçus place Beauvau par Renaud Vedel. Deux semaines plus tard, “Pergame” est installé. En toute illégalité. 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : L’autorégulation du capitalisme, ca ressemble à ça


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