Pour l’affaire Karachi, c’est l’annonce importante d’un premier épilogue. Et l’initiative en revient à Olivier Morice, l’avocat qui avait déposé, en 2010, au nom des familles des victimes de l’attentat de Karachi, la plainte à l’origine de l’enquête financière sur les ventes d’armes au Pakistan et à l'Arabie saoudite du gouvernement Balladur. Me Morice a déposé, mercredi 4 décembre, une demande officielle de dessaisissement des juges anti-corruption Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire au profit de la Cour de justice de la République (CJR), concernant « les faits mettant en cause Édouard Balladur, François Léotard et Nicolas Sarkozy », en leur qualité respective d’anciens premier ministre, ministre de la défense et ministre du budget dans le volet financier de l’affaire Karachi.
« Il existe des indices graves et concordants ou des indices rendant vraisemblable leur participation comme auteur ou complice (des) infractions », souligne Me Morice dans sa requête, dont Mediapart a pu prendre connaissance. L’avocat demande aux juges de constater leur incompétence, s’agissant de faits commis par les trois ministres.
Anomalie juridique française, que le candidat François Hollande avait promis de supprimer pendant la campagne présidentielle – annonce non suivie d’effets, voire enterrée à ce jour –, la Cour de justice de la République est un tribunal d’exception pour les membres du gouvernement français, seule juridiction autorisée à juger les actes délictueux commis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions.
« Les familles que nous représentons ont eu pour seule réponse de ces hommes politiques depuis que leur nom est évoqué dans l’information judiciaire que ces accusations relevaient d’une fable grotesque, rappelle Me Morice dans sa requête. Elles souhaitent maintenant que les juges d’instruction rendent une ordonnance de dessaisissement à l’encontre des trois ministres susvisés confirmant ainsi que nous sommes bien en présence d’un des plus grands scandales de la Ve République. »
Les trois ministres sont soupçonnés d’avoir favorisé, à des degrés divers, le versement de commissions illégitimes lors de ventes d’armes gouvernementales en 1994 au Pakistan et en Arabie saoudite en faveur de l’intermédiaire Ziad Takieddine et de ses deux associés, Abdul Rahman el Assir et Ali Ben Mussalam – ce dernier est décédé en 2004.
Trois ans après avoir saisi la justice, l’avocat constate que les juges ont « mis en examen différents protagonistes, dont des proches conseillers des ministres susmentionnés ». De fait, Nicolas Bazire, directeur de cabinet d’Édouard Balladur avant d’être le directeur de sa campagne présidentielle, Renaud Donnedieu de Vabres, conseiller de François Léotard, et Thierry Gaubert, conseiller de Nicolas Sarkozy, sont tous trois poursuivis pour « complicité d’abus de biens sociaux », plus un délit de « recel » pour les deux derniers.
Les juges ont longuement enquêté sur les dérogations administratives et ministérielles qui ont permis ces paiements, et sur les avantages qui ont pu en découler, notamment la contribution des intermédiaires à la campagne présidentielle de Balladur, ou le train de vie de MM. Balladur, Léotard, Bazire, Donnedieu de Vabres et Gaubert.
Dans sa demande, Me Olivier Morice rappelle l’attente qui était celle des milieux judiciaires devant la promesse de François Hollande d’abroger la Cour de justice de la République, afin que « les hommes politiques soient jugés comme des citoyens ordinaires ». « À ce jour, non seulement cette cour est toujours en exercice, mais questionné par les familles en septembre 2013, M. François Hollande a fait savoir que ladite abrogation n’était plus envisageable à défaut d’un consensus politique à cet égard », déplore Me Olivier Morice.
Contrairement à ce que l’on pouvait imaginer, les faits mettant en cause des ministres dans le volet financier de l’affaire Karachi ne pourront donc être examinés par les juges du pôle financier, c’est-à-dire dans le cadre d’une procédure ordinaire de droit commun. D’où l’urgence de saisir la CJR, trois ans après le début de l’enquête, et presque vingt ans après les faits.
« Les familles entendent protester vigoureusement sur le maintien de cette Cour de justice de la République qui une fois de plus nourrit la suspicion que les plus faibles ne sont pas traités comme les puissants », commente l’avocat, qui souligne que ce « fonctionnement à deux vitesses » prive en outre les parties civiles de la possibilité d’intervenir devant la CJR.
Dans le cas, peu probable, où ils ne donneraient pas suite à la demande d’actes déposée par l’avocat de familles, les juges resteraient saisis d’une demande d’audition des trois ministres par la partie civile. Me Morice a précisé ces questions, qui seront peut-être celles de CJR. Certaines concernent les trois responsables politiques : « Les circonstances de la conclusion des contrats Agosta et Sawari II [les sous-marins vendus au Pakistan et les frégates vendues à l’Arabie saoudite, ndlr] et Mouette [contrats de remise à niveau de vieilles frégates saoudiennes, ndlr] » ; « le rôle des intermédiaires imposés dans ces contrats » ; « le cheminement des différentes décisions ministérielles prises en relation avec ces contrats, ainsi que les arbitrages interministériels effectués ».
Certaines questions visent plus directement à éclaircir le rôle de Nicolas Sarkozy dans les circuits financiers, en particulier celle « sur les motifs des créations des sociétés Heine et Eurolux, de leur fonctionnement et des manœuvres utilisées pour faire disparaître toute trace de versement de rétrocommissions ». Ces sociétés créées au Luxembourg pour les paiements les plus sensibles ont en effet nécessité l’aval de l’ancien ministre du budget, comme par ailleurs le paiement anticipé des commissions occultes sur le contrat Mouette, une décision prise contre l’avis de l’administration du budget, comme Mediapart l’a déjà rapporté (ici et là), témoignages et documents à l’appui.
Les juges ont notamment découvert que les sommes versées de manière dérogatoire en marge de Mouette, avec l’accord du gouvernement, font partie de celles qui ont été immédiatement retirées en espèces en Suisse par le réseau Takieddine, dans les semaines qui ont précédé le premier tour de l’élection présidentielle de 1995. Thierry Gaubert, alors conseiller du ministre Sarkozy, est aujourd’hui suspecté d’avoir été l’un des porteurs de valises du réseau.
La requête de Me Morice va concrètement obliger les juges à déterminer une éventuelle responsabilité pénale de l’ancien ministre du budget dans cette chaîne de décision gouvernementale qui a abouti au détournement de plus de 500 millions de francs (80 millions d'euros) sur des marchés officiels d’armement. Aux côtés de M. Sarkozy, Édouard Balladur et François Léotard apparaissent clairement aujourd’hui comme les deux principaux organisateurs du système, à l'échelon politique.
Dans sa demande d’actes, Me Olivier Morice tient également à rappeler qu’au moment du dépôt de la plainte des familles, dès décembre 2009, auprès de l’ancien procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, puis auprès du doyen des juges, en juin 2010, « tout a été mis en œuvre, à l’époque, par le parquet de Paris pour empêcher la recherche de la vérité dans ce scandale d’État ».
« Ainsi dès le 15 décembre 2009, le procureur de la République de Paris s’exprimait publiquement pour affirmer que les faits dénoncés dans cette plainte n’étaient à l’évidence pas constitués ou prescrits et qu’en tout état de cause, les familles n’étaient pas recevables à déclencher l’action publique, dans ce qui est communément appelé le volet financier de l’attentat de Karachi », dénonce l’avocat.
Le « combat procédural », engagé « pour faire valoir la recevabilité de leur plainte », s’est d’ailleurs prolongé jusqu’à la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui l’a finalement validée, deux ans plus tard seulement, en avril 2012. Ironie du sort : l’éventuelle transmission à la CJR du volet ministériel de l’affaire Karachi devra préalablement atterrir sur le bureau du procureur général de la Cour de cassation. Soit… Jean-Claude Marin, qui a été nommé à ce poste prestigieux en juillet 2011. « Celui qui a tant freiné et tant fait obstacle aux démarches des parties civiles (…) sera en charge de soutenir éventuellement l’accusation devant la Cour de justice de la République », note, amer, Me Morice, à ce sujet.
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