C’est un texte obscur et ultra-juridique. Une « directive d’application », dans le jargon bruxellois, mais dont le gouvernement français veut faire le symbole de son combat pour une Europe sociale. En luttant contre la fraude sur le détachement des salariés européens, Hollande et ses ministres veulent contrer le Front national qui en a déjà fait un argument de campagne, à six mois des européennes.
Lundi, les ministres du travail européens se retrouvent à Bruxelles pour une ultime séance de négociation sur les conditions de détachement des salariés européens. En amont, Michel Sapin, le ministre français, a multiplié les interventions publiques et médiatiques pour afficher sa fermeté. « Je choisirai l’absence de compromis plutôt qu’un mauvais compromis. L’Europe n’a rien à gagner dans la concurrence effrénée de ses travailleurs entre eux. L’Europe n’est pas faite pour fragiliser mais pour renforcer », a-t-il encore dit jeudi 5 décembre devant la commission nationale de lutte contre le travail illégal.
Trois jours plus tôt, à l’occasion d’un débat sans vote organisé sur le sujet à l’Assemblée nationale, il s’en était plus longuement expliqué : « Quelles seraient les conséquences, si nous laissions passer un mauvais compromis, un compromis trop faible, celui que cherchent les libéraux européens et que soutient le PPE, auquel adhère l’UMP ? La dérégulation sociale encore aggravée, et certains – suivez mon regard – n’hésiteront pas à en profiter pour attiser les haines ! Ils diront aux salariés licenciés ou à ceux qui ne trouvent pas de travail “voyez, ils vous prennent votre travail” (…). Dans un contexte de chômage important, c’est ravageur ! Au-delà de la préservation de l’ordre public social, (…) c’est le poison de la xénophobie qu’il faut combattre. »
Pour une fois, toute la majorité est soudée. C’est même d’elle qu’est venue l’alerte et il a fallu attendre plusieurs mois avant que le gouvernement et le président de la République ne s’en saisissent.
La question du détachement des travailleurs n’est pas nouvelle : la directive qui l’encadre date de 1996 et elle visait, au départ, à limiter le dumping social. Une entreprise polonaise ou portugaise qui serait chargée d’un chantier de bâtiment en France doit respecter le droit du travail français (durée du travail, salaire minimum, etc.), à la seule exception des cotisations sociales qui sont réglées dans le pays d'origine (en l'espèce la Pologne ou le Portugal). Les salariés français sont aussi parmi les premiers à en bénéficier : la France est en effet le deuxième pays, derrière la Pologne, à détacher le plus de personnes dans un autre pays de l’Union, pour l’essentiel des cadres.
Mais ces dernières années, l’élargissement de l’Union européenne (à la Pologne en 2004 et à la Roumanie et la Bulgarie en 2007) et la crise économique ont provoqué une explosion du phénomène. Selon les derniers chiffres fournis par le ministère du travail, la France accueillera cette année huit fois plus de salariés détachés qu’en 2005 (210 000 estimés contre 26 500). En 2012, ils étaient 170 000, dont près de 32 000 Polonais, 20 000 Portugais, 17 000 Roumains et 13 000 Allemands. La moitié a travaillé dans le secteur du bâtiment (lire notre reportage en Auvergne).
Mais il ne s’agit là que des travailleurs légalement déclarés. Le ministère estime en effet que la fraude a elle aussi explosé. Selon une estimation de la direction du travail, les salariés détachés en France étaient plus proches des 350 000 que des 170 000. « Lors d’une vaste opération nationale de contrôle de mes services le 25 juin dernier, sur 87 entreprises pratiquant la prestation de service internationale, une sur deux n’avait pas fait de déclaration ! » explique Michel Sapin. À titre de comparaison, la France a détaché l’an dernier 140 000 salariés dans un pays tiers.
Dans certains départements, le phénomène est ancien – certains syndicalistes, comme la CGT des chantiers navals de Saint-Nazaire, et quelques députés communistes, l’ont dénoncé depuis longtemps, dans l’indifférence quasi générale. Mais il s’est répandu dans d’autres régions jusqu’à devenir un des symboles de la révolte des Bonnets rouges en Bretagne. Les abattoirs bretons, dont le site de Gad de Lampaul-Guimiliau aujourd’hui fermé, souffrent en effet de la concurrence des sites allemands qui embauchent, en détachement, beaucoup d’ouvriers polonais, dans un secteur qui n’est pas soumis à un salaire minimum outre-Rhin. À l’inverse, d’autres sites en France embauchent des ouvriers étrangers, ce qui leur permet, légalement, de payer moins de cotisations sociales, ou illégalement, en ne déclarant pas toutes leurs heures, en les payant moins ou en les logeant dans des conditions indécentes. L’image des salariés de Gad de Lampaul-Guimiliau (Finistère) allant bloquer le site Gad de Josselin (Morbihan), où travaillent aussi des salariés étrangers, est devenue le symbole de la colère provoquée par le détachement.
Depuis, les élus bretons font partie des plus actifs à l’Assemblée pour batailler sur le détachement des salariés. « Depuis un ou deux ans, c’est devenu une pratique industrielle ! C’est un des premiers dossiers qui m’a éclaté à la figure quand j’ai été élu », témoigne Gwenegan Bui, député PS du Finistère, qui a suivi de près les plans sociaux chez Gad et Tilly-Sabco. Il raconte les abattoirs, mais aussi les bâtiments agricoles construits par des salariés détachés et la rumeur, persistante dans sa circonscription, d’étrangers assurant la récolte des échalotes.
Même chose dans la circonscription voisine, celle du socialiste Richard Ferrand, qui raconte avoir « pris conscience par hasard et de façon empirique » du phénomène. « Début 2013, je visitais une exploitation agricole. Ils construisaient un nouveau bâtiment. Mais les gars ne parlaient pas français. C’était de la sous-traitance. Des artisans du coin m’ont ensuite raconté qu’ils recevaient des pubs par fax pour embaucher des salariés étrangers… »
« Dans les grands groupes de l’agroalimentaire, du bâtiment ou sur les chantiers navals civils et militaires, cela existait depuis longtemps. Mais la nouveauté, c’est que les petites et moyennes entreprises ont pris le relais en s’inspirant de ces pratiques », raconte aussi Gwendal Rouillard, député PS de Lorient où il voit des travailleurs étrangers logés dans des conditions extrêmement précaires, « au camping ».
Tous s’inquiètent de l’exaspération provoquée par cette pratique et du rejet de l’Union européenne qu’elle renforce. « Si on ne fait rien, on pourrait voir un drapeau allemand qui brûle… Chez Gad, on parle déjà de “Boches”. On sent monter une détestation de l’Europe qui peut être facteur de désagrégation électorale », selon Gwenegan Bui. En clair : ces députés bretons ont peur de la montée du FN.
Quand ils s’en sont émus, ils ont pu s’appuyer sur le travail qu’avait mené parallèlement une poignée de députés et de sénateurs – dont le communiste Éric Bocquet au Sénat et le socialiste Gilles Savary à l’Assemblée, auteurs de deux rapports qui font aujourd’hui référence. « Le réveil est brutal », s’exclame d’emblée le député Savary qui parle de « trading de main-d’œuvre low cost » à coups de publicité sur Internet (voir ci-dessous). « J’ai découvert qu’on était passé dans un autre monde. On est entré dans l’ère de l’optimisation sociale de masse, avec une brutale accélération à partir de 2006. »
Mais là encore, le gouvernement a d’abord fait la sourde oreille – à l’exception de quelques ministres comme Guillaume Garot, délégué à l’agroalimentaire, Benoît Hamon ou Arnaud Montebourg, et d’allusions passées inaperçues de Jean-Marc Ayrault. « Nous avons travaillé dans une certaine indifférence », raconte Savary, qui a également préparé une proposition de loi sur le sujet, en cours de finalisation. C’est la crise bretonne et la menace du Front national, à six mois des européennes, qui ont tout changé.
La mobilisation est venue de l’Élysée, où les élus bretons disposent de plusieurs relais (les ministres Le Drian ou Le Foll, mais aussi le maire de Quimper, conseiller de François Hollande, Bernard Poignant), après un conseil des ministres le mois dernier où le président de la République « a appuyé sur l’accélérateur », selon Savary. Depuis, « Sapin est en ligne et il est à fond », dit le député qui rappelle que « rien n'a été fait sous Sarkozy ». « Hollande était réceptif, ses conseillers nettement moins », glisse de son côté Gwendal Rouillard.
Pendant plusieurs mois, l’incertitude sur les élections allemandes a gelé toute prise de position publique de la France. « Notre trouille du populisme et le risque que l’esprit européen se dissipe rencontrent aujourd’hui une situation politique conjoncturelle en Allemagne qui redevient active sur les dossiers sociaux. C’est le sujet de la grande coalition et on peut refaire un axe franco-allemand sincère et non pas seulement de compromis », veut croire un ministre du gouvernement.
« C’est un dossier à connotation politique très forte à l’horizon 2014 (les élections européennes, ndlr), perçu comme le symbole d’une Europe incapable de lutter contre le dumping social et le retour de l’image du “plombier polonais”. Aujourd’hui, la France mène un combat politique sur ce dossier avant les élections européennes qui doivent aussi servir le rapport de force », explique aussi Thierry Repentin, le ministre délégué aux affaires européennes. « Cette bataille est un élément fédérateur : on parle des travailleurs, du respect des conditions de travail, de la lutte contre le dumping social, de la santé au travail, de la relance de l’idée européenne. Voilà des beaux marqueurs de gauche ! Puisqu’on en cherche parfois… », résume le député Gwendal Rouillard.
Mais ce discours laisse parfois pantois à Bruxelles (lire l’article de Ludovic Lamant) où l’agitation française dans cette négociation semble disproportionnée eu égard aux enjeux réels de la direction en préparation. Car il ne s’agit pas de revenir sur le texte datant de 1996 mais d’en redéfinir les conditions d’application pour renforcer les contrôles. Pas question donc de remettre en cause le détachement ni de revenir sur le non-paiement des cotisations sociales dans le pays d'accueil qui est déjà, à lui seul, une cause de dumping.
À Paris, certains conseillers en charge du dossier l’admettent : l’attitude française est surtout question de politique intérieure. « Sapin en a fait un enjeu symbolique, et un combat très personnel. Quoi qu’il arrive, le texte négocié à Bruxelles ne va pas permettre de régler les problèmes bretons ! Les attentes sont beaucoup trop élevées », glisse l’un d’eux, sous couvert d’anonymat.
Elles le sont d’autant plus que le problème principal posé par le détachement est celui de la fraude. Et donc du contrôle. « C’est d’abord un problème national, pas tellement européen », dit un autre conseiller français qui a suivi les discussions. Si les négociations en cours à Bruxelles visent justement à renforcer le cadre juridique de ces contrôles, ils dépendent ensuite des services nationaux – en France, de l’inspection du travail. Une administration dont les moyens ont été considérablement réduits ces dernières années et qui se rebelle actuellement contre la réorganisation décidée par Michel Sapin. Mais pour les élections européennes, c’est nettement moins spectaculaire.
BOITE NOIREToutes les personnes citées ont été interrogées entre mardi et vendredi par téléphone.
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