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Le “système Baylet” au tribunal

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L’ancien préfet du Tarn-et-Garonne n’y va pas de main morte, à la barre de la XVIIe Chambre (affaires de presse) du tribunal de Paris : « Le droit français s’arrête aux portes du département. Après, c’est le code Baylet. Il l’avait dit à mon prédécesseur : “la loi, c’est moi !” » Alain Rigolet, né en 1943, est nommé à Montauban à l’été 2005. Il a pour mission de faire prévaloir les intérêts de la République plutôt que ceux du potentat local et régional, qu’il présente comme une anomalie démocratique : Jean-Michel Baylet, propriétaire et PDG d’un groupe de presse monopolistique (La Dépêche du Midi), élu cumulard (sénateur, à la tête du conseil général et d’une communauté de communes), président du parti radical de gauche...

Fin 2005, le préfet Rigolet fait triompher un projet auquel s’oppose le souverain du cru. L’ancien haut fonctionnaire d’autorité raconte à la barre : « Furieux, M. Baylet s’accorde une interview dans son journal et m’accuse de “forfaiture”. J’en réfère alors à Claude Guéant, directeur de cabinet du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy. Il m’engage à poursuivre M. Baylet en justice. Je finis par gagner le procès en diffamation. La Dépêche tarde le plus possible à publier cette décision de justice comme la loi l’y contraint. Quand elle s’en acquitte enfin, M. Baylet ajoute quelques lignes pour me diffamer à nouveau. Je le poursuis une seconde fois. »

Le tribunal écoute dans un silence respectueux cet officier de la Légion d’honneur raconter ses mécomptes : « J’ai alors complètement disparu de La Dépêche. Pas un mot sur moi. Les photographies étaient coupées. Par chance, sur certains clichés, j’ai pu sauver ma manche d’uniforme ! » Pour ne pas arranger son cas, le préfet Rigolet avait soulevé un lièvre : Jean-Michel Baylet se faisait voiturer à Paris, dans un véhicule du conseil général, par un policier récupéré d’une escorte du temps de la splendeur ministérielle de notre suzerain radical de gauche, au début du second septennat de François Mitterrand.

Mais les ennuis n’ont qu’un temps chez les puissants, qui savent se réconcilier sur le dos de la valetaille. Lorsque Nicolas Sarkozy, devenu président de la République en 2007, rechercha l’ouverture à gauche, il prit langue avec Jean-Michel Baylet. Dialogue au sommet rapporté devant le tribunal par Alain Rigolet : « Ton préfet commence à m’emmerder. — Je vais te l’enlever. » Muté sans affectation dès l’été 2007, le haut fonctionnaire soupire : « Je n’aurais de toute façon jamais insisté pour rester un jour de plus. Ce département, aux mains de la famille Baylet depuis 1904 – on parle d’un fils de Jean-Michel pour bientôt prendre une telle relève –, est infernal et inintéressant : tout y est verrouillé par un système qui fonctionne au clientélisme ; un clan qui se sent propriétaire du Tarn-et-Garonne ; la famille Baylet. »

Me Jean-Yves Dupeux est un avocat placide. Il joue la distinction chagrinée au-dessus de tant de bassesses sur lesquelles on l’obligerait à se pencher. Il défend Jean-Michel Baylet. Avec les moyens du bord : « Vous êtes un préfet de droite, vous avez commencé votre carrière au cabinet de Jacques Chaban-Delmas à la mairie de Bordeaux et vous vous êtes présenté aux législatives sous l’étiquette divers droite dans le bassin d’Arcachon. »

Me Dupeux ne semble pas avoir compris que dans une France à ce point corrompue et en crise, les citoyens lucides et progressistes en viennent à préférer un gaulliste honnête à un représentant symptomatique d’une “gauche-cassoulet” aux dérives infinies. Il n’est plus temps de prétendre resserrer des rangs inexistants...

D’où la démarche entreprise par Rue 89 en août 2011, afin de passer au crible chacun des candidats à cette “primaire citoyenne”, qui allait désigner, dans le sillage de l’affaire DSK, un champion apte à porter les couleurs socialistes lors de la présidentielle de l’année suivante. Le site d’information avait alors publié un article révélant que Jean-Michel Baylet, englué dans des affaires, était mis en examen à Bordeaux (Montauban s’étant dessaisi).

Ce jour-là, le dirigeant du PRG sentit qu’il ne serait pas ministre en cas de victoire de la gauche. Celui que le Sud-Ouest surnomma longtemps « le veau sous la mère » rêvait d’offrir à son antique génitrice, Évelyne, née le 14 juin 1913, une ultime vision consolante : le petit Jean-Michel, né en 1946, trônant dans un palais de notre chère République, si possible au Quai d’Orsay. Patatras ! Ce que ses journaux, serviles, et une vieille presse papier, fourbue, avaient tu, voilà qu’Internet, avec Rue 89, le faisait savoir...

Vengeance ! Le plat se mange froid, au nord comme au sud de la Loire. D’où cette audience, le 5 décembre 2013, devant la XVIIe Chambre, pour un article en date du 31 août 2011 – repris dans le mensuel imprimé de Rue 89 (aujourd’hui disparu) en septembre 2011, également poursuivi : deux fois 50 000 € réclamés, plus 15 000 € de frais d’avocats, sans oublier des publications demandées dans la presse. Voilà ce qu’exige du tribunal Me Dupeux au nom de Jean-Michel Baylet, en assignant pour diffamation Augustin Scalbert, auteur de l’article, ainsi que Pierre Haski, directeur de la publication.

Me Dupeux décrit son client comme vivant un calvaire judiciaire au milieu des tireurs embusqués d’une presse hostile. Place au monde à l'envers ! L’avocat se pose en arbitre des pratiques journalistiques. Selon lui, « la déontologie a été gravement mise en cause » par Rue 89, dont l'article s'avère « un cas d'école pour le Centre de formation des journalistes ». Le conseil de M. Baylet y va de son credo : tout vérifier, ne pas simplement relayer des accusations, ne surtout pas transformer le droit de savoir en frénésie de dénoncer, songer aux dégâts que peut provoquer chez les êtres humains mis en cause un article de presse...

L’excellent pénaliste s’en rend-il seulement compte ? Il décrit, en 2013, sous couvert de fustiger Rue 89, les agissements – pour le coup odieux et impardonnables – de La Dépêche du Midi en 2003. Voilà dix ans, pour se venger d’un concurrent – l’ancien maire de Toulouse – et pour punir un substitut du procureur, qui venait de faire condamner le clan Baylet pour abus de biens sociaux et recels en tous genres, La Dépêche lança en effet une campagne de presse abominable : la prétendue affaire Alègre. L’homme politique et le magistrat furent traînés dans la boue des mois durant, à partir de témoignages de prostituées controuvés grâce à la complicité de gendarmes, de magistrats, d’avocats et de journalistes, aveuglés ou stipendiés.

Rue 89 n’a pas commis le début de la moitié du quart de telles turpitudes ! Le site est poursuivi pour avoir écrit qu’existe un « système Baylet » fondé sur « le clientélisme dans l’attribution des subventions ». Me Antoine Comte, l’avocat de Rue 89, n’aura aucune peine, en guise de piqûre de rappel, à égrener les enquêtes de presse et les livres ayant documenté le système en question, à l’œuvre aujourd’hui au sommet de l’État, puisqu’à défaut d’être ministre, Jean-Michel Baylet a positionné au gouvernement Sylvia Pinel, sa « protégée ». Relevons tout de même ce vocabulaire d’initiés, qui trotte dans les assemblées, les ministères, les prétoires, ou les rédactions. Pour preuve, un dossier publié par L’Express en avril 2006, titré « le système Baylet » (et jamais poursuivi !), qui écrivait, à propos de Sylvia Pinel, ces lignes parfaitement codées : « Elle ne boude pas, dit-elle, le plaisir de se former auprès d’un homme “pour qui tous les détails comptent”. »

Me Dupeux ne s’attarde pas plus que de raison sur le système Baylet, sujet glissant par excellence. L’avocat concentre sa plaidoirie sur le pluriel abusif, à ses yeux, dérangé par Rue 89. Me Dupeux croit pouvoir lire que sont annoncées dans l’article incriminé plusieurs mises en examen contre Jean-Michel Baylet. Or celui-ci n’a finalement pas été mis en cause à propos des « frais de bouche » (appels aux services de traiteurs) engagés à la légère pour de lourdes sommes (150 000 €) par le conseil général du Tarn-et-Garonne. Et il y eut un non-lieu au sujet de l’utilisation de la fameuse voiture du conseil général avec chauffeur-policier mis à disposition… Par ailleurs, c’est le simple directeur des services et non le président Baylet qui écopa pour un contestable marché des transports scolaires ; le tout ayant été pointé par un rapport de la cour régionale des comptes de Toulouse en 2007.

Rue 89 produit des offres de preuve qui ont le don d’horripiler Me Jean-Yves Dupeux : ses factures d’honoraires ! Le cabinet de l’avocat, sous l’appellation « affaire Baylet contre ministère public », mentionne, par exemple, les imputations de « frais de bouche » et justifie ses émoluments par des activités correspondant à une « analyse de l’ordonnance de mise en examen ». Rue 89 entend ainsi montrer que plusieurs affaires étaient en cours, que Me Dupeux envisageait lui-même plusieurs mises en examen et qu’il ne saurait donc jeter la pierre au journaliste pour avoir fait de même de son côté.

Me Dupeux juge « extrêmement inélégant » d’avoir fourni ses factures. Ce sont pourtant des pièces publiques. Jean-Michel Baylet avait en effet pris soin de faire voter par “son” conseil général, pour lui-même et pour son directeur des services fautif, une “protection fonctionnelle”. Tous les honoraires de Me Dupeux étaient donc à la charge du conseil général, qui avait ainsi l’obligation d’en révéler le montant à qui en ferait la demande, au nom de la transparence.

L'avocat a visiblement beaucoup travaillé sur ce qui, néanmoins, devait déboucher sur la seule mise en examen de son client. Il s’agit d’un marché de prestation de services passé en cachette avec une société liée à La Dépêche du Midi, pour « la rédaction, la réécriture et la mise en forme infographique » du mensuel édité par le conseil général : Entre Tarn et Garonne. Me Dupeux, sur ce seul dossier, factura : 22 853 € (novembre 2011), 3 827 € (décembre 2011), 6 578 € (février 2012), 41 882 € (mars 2012), 7 869 € (mai 2012), 10 209 € (juin 2012), etc. Me Dupeux, à propos de ses honoraires aux frais du contribuable : « Je n’ai pas à m’en cacher. » « Vous les regarderez », déclare-t-il à l’adresse du tribunal (donc du peuple français).

Son confrère Antoine Comte, prenant la parole en dernier, leva sa grande carcasse de vigie rebelle aux lisières de la gauche de la gauche, pour voler au secours de Rue 89, client assurément moins lucratif que La Dépêche du Midi, mais qui suscite davantage de fougue voire de convictions. Nous passions du boudoir au meeting. Jean-Michel Baylet en prit pour son grade, du fait de ses postures et de ses impostures politiques usées jusqu’à la corde, en de vieilles terres radicales de plus en plus arides.

Lui, Jean-Michel Baylet, qui joue sempiternellement de l’ambiguïté entre l’homme privé, l’homme d’affaires, l’homme public et l’homme politique. Lui, Jean-Michel Baylet, qui verse dans les conflits d’intérêts en tablant sur des sociétés « qui sont des poupées russes ». Lui, Jean-Michel Baylet, qui prétendit se blanchir à l’occasion des primaires citoyennes du 9 octobre 2011, mais dont, juste à temps, « la parole fut prise en défaut par Rue 89 ». Lui, Jean-Michel Baylet, qui tenta de cacher sa mise en examen en organisant l’opacité hors de sa zone d’influence et la censure à l’intérieur de celle-ci. Lui, Jean-Michel Baylet, qui assèche toute information le concernant. Lui, Jean-Michel Baylet, qui menace de poursuites judiciaires brutales et ruineuses ceux qui tentent de briser l’omerta ; quitte à commettre une erreur – Rue 89 eut en effet le tort d’annoncer une mise en examen pour favoritisme et prise illégale d’intérêts, alors que la seconde qualification n’avait pas été retenue. Lui, Jean-Michel Baylet, qui défère, avec une animosité redoutable, un site jugé responsable de son échec à être appelé comme ministre auprès de François Hollande – celui-ci n’attendait sans doute que ce prétexte pour écarter le fâcheux au puissant fumet judiciaire…

Et Me Antoine Comte ajoute : « Il a fallu écrire cet article pour qu’enfin le Parquet de Bordeaux lâchât l’information sur la mise en examen de Jean-Michel Baylet. Jamais des journalistes dignes de ce nom ne se soumettront à la censure, jamais ! Ils avaient le devoir de révéler ce qu’il en était réellement d’un candidat, soi-disant irréprochable, à des primaires citoyennes, prétendues exemplaires. Il nous fallait agir ainsi, dussions-nous encourir les foudres de votre juridiction !... »

Jugement le 23 janvier 2014.

BOITE NOIREJ'ai publié en 2007 La Barbarie journalistique. Toulouse, Outreau, RER D : l'art et la manière de faire un malheur (Éd. Flammarion), qui démontrait comment les journalistes se perdent en jouant les justiciers au profit de calomniatrices hystériques et comment les médias passent du droit de savoir à la frénésie de dénoncer. J'analysais aussi comment leur forfait accompli, les journaux referment leurs colonnes comme des huîtres, avec un culot d'acier. La Dépêche du Midi de Jean-Michel Baylet se révéla le cas d'école le plus symptomatique et stupéfiant de ces dérives parfois organisées de main de (seul) maître (à bord), lors de l'affaire dite Alègre, en 2003.

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