S’il y a un dispositif qui symbolise le quinquennat de Nicolas Sarkozy et les injustices qu’il a générées, c’est assurément celui du bouclier fiscal. À juste titre, c’est ce que n’a cessé de faire valoir la gauche en général et les socialistes en particulier : ce mécanisme qui faisait obligation à l’État de rendre des millions d’euros aux contribuables les plus fortunés assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) était assurément très emblématique de la politique conduite à l’époque par le « président des riches ».
Eh bien voilà que le symbole fonctionne aujourd’hui en sens contraire. Car depuis que François Hollande, sitôt arrivé au pouvoir, a décidé de conduire une politique d’austérité budgétaire et salariale, de relever le plus inégalitaire des impôts qu’est la TVA, d’apporter 20 milliards d’euros aux entreprises sous forme de crédit d’impôt sans la moindre contrepartie, de flexibiliser encore davantage le marché du travail, de renier sa promesse faite aux ouvriers de Florange, de conduire une réforme des retraites qui épargne le capital et accable le travail, il est apparu au fil des mois qu’il ne restait plus grand-chose qui distinguât sa politique économique et fiscale de celle impulsée par son prédécesseur. Il ne restait plus guère précisément que la suppression de ce fameux bouclier fiscal, si vivement et si justement dénoncé par la gauche.
Eh bien non ! Même cette différence n’en est plus une. Et la droite va pouvoir, à bon droit, se moquer d’une gauche qui, après lui avoir fait un procès en injustice fiscale, pratique exactement la même politique fiscale qu’elle, y compris dans le cas de l’ISF. C’est ce qui transparaît très clairement des statistiques sur l’ISF que le président (UMP) de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Gilles Carrez, est arrivé après bien des difficultés à obtenir du ministre des finances, Pierre Moscovici. Évoqués jeudi matin par le quotidien Les Échos, les chiffres livrés par Bercy font en effet très clairement apparaître que le gouvernement socialiste a mis au point un dispositif très proche de ce fameux bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy. Dans le cadre de la loi de finances pour 2013, il a instauré un mécanisme de plafonnement permettant de limiter à 75 % des revenus l’ensemble des impôts payés, ISF compris. Du même coup, 7 630 contribuables assujettis à l’ISF ont bénéficié en 2013 de ce plafonnement, ce qui a diminué le montant de leur impôt de 730 millions d’euros.
Par un courrier en date du 24 septembre, Gilles Carrez avait en effet demandé aux ministres des finances et du budget de lui transmettre des données sur les effets du nouveau plafonnement à 75 % instauré pour 2013, et qui a donc pris effet pour l’ISF payable cette année, au plus tard le 15 juin dernier. Les deux ministres ont visiblement traîné des pieds puisqu’ils n’ont transmis une réponse que le 3 décembre. À la lecture du document, on comprend le peu d’empressement de Bercy, tant les chiffres sont embarrassants pour le gouvernement.
Voici les documents transmis par les deux ministres à Gilles Carrez :
Des deux tableaux transmis, c’est le second qui apparaît comme le plus important :
Ce tableau fait apparaître que sur les quelque 300 000 contribuables assujettis à l’ISF (pour un rendement l’an passé de près de 5 milliards d’euros), une infime minorité, soit 7 630 contribuables, ont profité d’un cadeau de 730 millions d’euros, du fait de ce plafonnement. C’est même encore plus spectaculaire que cela ! Ce sont 2 674 contribuables, ceux qui disposaient d’un patrimoine net taxable supérieur à 10 millions d’euros, qui se sont partagé l’essentiel du magot, soit 640 des 730 millions.
En somme, exactement comme sous les années Sarkozy, ce sont les ultrariches qui ont bénéficié de ce cadeau. À preuve, pour ces 2 674 contribuables chouchoutés par le gouvernement socialiste, la minoration d’ISF induite par le plafonnement a été en moyenne de 237 663 euros.
Sous Nicolas Sarkozy, ce n’était certes pas exactement le même dispositif. Les contribuables payaient leur ISF, et ensuite, c’était l’administration fiscale qui leur restituait le trop-perçu, si la somme de tous les impôts payés par le contribuable dépassait 50 % de ses revenus. Mais en vérité, il n’est pas certain que le dispositif inventé par les socialistes soit moins critiquable. C’est même exactement l’inverse. Au moins, sous Sarkozy, c’était l’administration fiscale qui faisait le calcul du trop-perçu, tandis qu’en 2013, ce sont les contribuables, lors du paiement de l’ISF, qui ont eux-mêmes arrêté le cadeau qu’ils se faisaient à eux-mêmes. Et puis, sous Nicolas Sarkozy, les effets du bouclier fiscal étaient… moins spectaculaires. Pour l’année 2010, le journal Le Monde avait par exemple révélé que 14 443 contribuables avaient au total profité du bouclier, pour un montant total de 591 millions d’euros. Le nombre de contribuables avait donc été supérieur à celui de l’année 2013, mais le cadeau fait par Nicolas Sarkozy avait été nettement inférieur à celui décidé par François Hollande. La seule chose qui, d’un quinquennat à l’autre, n’a pas changé, c’est la clientèle la plus chouchoutée. Sous le quinquennat précédent, c'étaient aussi les ultrariches qui avaient été les plus choyés, un peu moins de 1 000 contribuables assujettis à l’ISF se partageant 352 millions d’euros de restitution d’impôt.
Gilles Carrez fait donc remarquer, à bon droit, que le dispositif si critiqué de Nicolas Sarkozy avait au moins le mérite d’être plus transparent que celui inventé par les socialistes – sur le modèle de ce que Pierre Bérégovoy avait institué à la fin du second septennat de François Mitterrand. Au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy, les services de Bercy étaient en effet dans l’obligation de rendre public le montant des restitutions, ce qui n’est plus le cas. Et l’on parvenait ainsi à savoir parfois, avec un peu de pugnacité, le montant du chèque fabuleux que le Trésor public faisait à certains contribuables. Mediapart avait ainsi révélé que pour 2008 Liliane Bettencourt avait perçu un chèque de restitution de 30 millions d’euros (lire Liliane Bettencourt : cherchez l’impôt !). Mais pour 2013, quel a été le gain offert par le gouvernement à la même milliardaire ? Mystère et boule de gomme…
Ce cadeau apparaît d’autant plus spectaculaire qu’il n’est pas le seul et surtout qu’il est en contradiction totale avec les engagements pris par François Hollande. Pendant la campagne présidentielle, le candidat socialiste mène en effet la charge contre le « président des riches » et promet qu’il supprimera le bouclier fiscal et rétablira un ISF vidé de sa substance. La promesse est consignée dans la plate-forme du candidat (elle est ici) – c’est sa proposition n° 17 : « Je reviendrai sur les allègements de l’impôt sur la fortune institués en 2011 par la droite, en relevant les taux d’imposition des plus gros patrimoines. »
Mais François Hollande n’a pas, ensuite, honoré son engagement. S’il a rétabli des taux d’imposition progressifs pour l’ISF, il a porté le taux marginal à seulement 1,5 %, pour les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros, comme on peut le constater dans le tableau ci-dessous, qui présente les tranches d'imposition en vigueur pour 2013.
Mais, sans que personne ne le remarque et sans que cela ne fasse débat, François Hollande n’a en fait pas honoré totalement son engagement, car au tout début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, le taux marginal de l’ISF était non pas de 1,5 % mais de 1,8 %.
Et puis surtout, il y a eu une autre reculade. Pendant son quinquennat, Nicolas Sarkozy avait en effet décidé que la première tranche d’imposition à l’ISF commencerait à partir de 800 000 euros de patrimoine comme par le passé, mais à la condition – et c’était cela la mesure de Nicolas Sarkozy – que le contribuable dispose d’un patrimoine d’au moins 1,3 million d’euros. En clair, le barème de l’impôt était resté inchangé, mais le seuil de déclenchement de l’impôt avait été relevé de 800 000 euros de patrimoine à 1,3 million d’euros. On trouvera ici, sur le site internet de l’administration des impôts, les détails du mécanisme.
Or, sans tambour ni trompettes, cette mesure pour transformer l’ISF en gruyère, avec plein de trous permettant aux contribuables d’y échapper, a été maintenue par François Hollande. Et précisément, le seuil de déclenchement de l’ISF a été maintenu à 1,3 million d’euros, et non pas rabaissé à 800 000 euros, comme on aurait pu le penser au vu de la promesse du candidat.
Pour la petite histoire – mais n’est-ce que la petite histoire ? –, on peut d’ailleurs relever qu’il y a un contribuable qui n’a sans doute pas à se plaindre de ce choix : c’est… François Hollande lui-même ! Si l’on en croit sa déclaration de patrimoine (elle peut être consultée ici), le président socialiste dispose d’un patrimoine total de 1,17 million d'euros, constitué pour l'essentiel par des biens immobiliers. Officiellement, il n’est donc pas redevable de l’ISF, compte tenu des contours actuels de l’ISF. Mais sans doute le serait-il s’il avait choisi d’honorer sa promesse.
Pour qui connaît François Hollande, ce stupéfiant conservatisme fiscal n’est, en vérité, pas très surprenant. Déjà lors d’un face-à-face enregistré en vidéo par Mediapart le 28 janvier 2011 avec l’économiste Thomas Piketty (lire Hollande – Piketty : confrontation sur la révolution fiscale), François Hollande avait fait montre de beaucoup de prudence sur l’ISF.
Et, dans une drôle de formule (à écouter vers 12’00’’), il avait fait comprendre le bonheur qu’il y avait à être propriétaire : « L'ISF pour l'essentiel est un impôt immobilier, ce qui n'est d'ailleurs pas choquant dès lors qu'une façon de vivre sa richesse est de la connaître dans l'immobilier. »
Mais par-delà sa situation personnelle de contribuable, il y a quelque chose de beaucoup plus choquant : avec François Hollande, l’un des rares symboles qui subsistaient encore pour distinguer une politique économique hollandaise d’une politique économique de droite s’est d’un seul coup effondré. Le premier ministre a beau appeler de ses vœux une « remise à plat de la fiscalité », le constat malheureusement saute aux yeux : de différence, il n’y en a presque plus aucune. Alors que François Hollande avait, bien avant le Front de gauche, plaidé pour une « révolution fiscale », c’est aujourd’hui, avec la hausse de la TVA ou le plafonnement de l'ISF, une contre-révolution qui est en cours…
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