Une enquête de Jean-François Poupelin (le Ravi) et Louise Fessard (Mediapart)
352,26 millions d'euros. « Ahurissant » pour certains, « pas forcément énorme sur ce type de contrat ancien » pour d'autres, ce joli grisbi correspond au cash dégagé par la Société des eaux de Marseille (Sem, filiale de Veolia) de 1996 à 2012 sur l'adduction et la distribution d'eau de Marseille, Allauch et Septèmes-les-Vallons, selon un document interne à la communauté urbaine Marseille Provence Métropole (MPM). Soit de 18,6 millions d'euros à 24,6 millions d'euros selon les années des 110 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel du contrat dit « du canal de Marseille »....
Tombé dans les bras du Ravi et de Mediapart, ce joli tableau Excel, réalisé début 2012, n'a jamais été rendu public et n'est connu que d'une poignée de chanceux. Selon nos informations, il devait permettre d'avoir une « vision équilibrée et honnête du contrat » et « être une arme » dans les négociations de la fin du contrat de délégation de service public (DSP) signé par Gaston Defferre en 1960, qui arrive à terme 53 ans plus tard ce mois de décembre. Principale cible, un « avenant délicat signé (par Jean-Claude Gaudin, ndlr) sur la reprise de 16 millions de retraites complémentaires des agents de la Sem », précise un bon connaisseur du dossier.
Les quelque 20,5 millions d'euros annuels de trésorerie mis en évidence par le document correspondent à la trésorerie générée par le contrat, c'est-à-dire à sa rentabilité. Soit, plus ou moins 20 % par an. Ses sources sont multiples : les faibles obligations contractuelles du contrat initial, la connaissance et la gestion parfaites de son réseau par la Sem, des indices de révision du prix du mètre cube, une répartition des charges (personnel, frais de siège, etc.) particulièrement favorables à la filiale de Veolia, mais également des prix surévalués parfois de moitié sur les travaux, souvent confiés à des filiales de la Sem, et des frais financiers faramineux. Liste non exhaustive.
Difficile de connaître la destination de cette trésorerie. Pour un spécialiste, plusieurs hypothèses sont envisageables, sans faire le tour du sujet : « Permettre de présenter des offres en dumping sur un autre territoire, soutenir les activités annexes du groupe ou des opérations de marketing et autres forums hagiographiques ou encore créer des produits financiers par placements. » En dehors du contrat historique marseillais, la filiale de Veolia a progressivement conquis un portefeuille de plus de 80 communes dans les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes-de-Haute-Provence.
À quelques semaines de l’entrée en vigueur de la nouvelle DSP, Martine Vassal, adjointe de Jean-Claude Gaudin et présidente de la commission Ager (Agglomération éco-responsable) de la communauté urbaine, reconnaît : « Ce qui me paraît aberrant, c’est que pendant 60 ans on ait gardé un contrat comme ça. » Le sénateur-maire UMP de Marseille devrait apprécier... Contrairement au socialiste Eugène Caselli, son successeur à la tête de MPM, qui a signé de nouvelles DSP contestées (lire page 3) mais lancé des audits sur les comptes du contrat, Jean-Claude Gaudin n'a jamais exercé de contrôle sur le travail de la Sem. Il disposait pourtant de belles cartouches pour infléchir le contrat antédiluvien.
La dernière en date est une enquête nationale de novembre 2007 d’UFC Que choisir ? sur le prix de l’eau. Selon les calculs du mensuel, la Sem décrochait le pompon dans les « records de surfacturations » avec une eau « 2,2 fois plus chère que ce qu’elle coûte ». Mieux, dès juin 2000, la chambre régionale des comptes avait pointé les principales bizarreries à l’origine de la miraculeuse trésorerie de ce contrat. Suite à cet avertissement, la Ville s’était contentée de signer un nouvel avenant (le 12e) baissant d’un franc le prix du mètre cube d’eau, sans remettre en cause le pactole. Pour preuve, on retrouve les critiques de la Chambre régionale des comptes (CRC) dans tous les audits réalisés par Finance Consult pour MPM entre 2008 et 2012.
Pourquoi cette apathie du sénateur UMP ? Parce qu’à Marseille, les maires ont toujours considéré la Société des eaux de Marseille (Sem), dont ils nommaient le PDG et où ils pouvaient faire entrer leur clientèle, comme une annexe des services municipaux. En 1991, le socialiste Robert Vigouroux installe ainsi à la direction générale adjointe de la Sem l’actuel patron de la filiale de Veolia, Loïc Fauchon, alors son secrétaire général à la mairie et ex-directeur de cabinet de Gaston Defferre, afin de garder un œil sur l’entreprise. Six ans plus tard, Fauchon est nommé PDG avec la bénédiction de Jean-Claude Gaudin. « Il n’y a jamais eu d’adjoint à l’eau, ni sous Defferre, ni sous Vigouroux, ni sous Gaudin, car le PDG de la SEM faisait fonction d’adjoint à l’eau », affirme un autre proche de Gaudin, Jean-Pierre Chanal, ex-directeur de communication de la SEM. Toujours conseiller de Loïc Fauchon, Jean-Pierre Chanal a également aidé sur ses heures perdues Jean-Pierre Gaudin à rédiger ses mémoires (pas encore parues). « C’est Gaudin et le cabinet qui ont gardé la gestion de l’eau potable durant tout le premier mandat, se souvient Robert Assante, adjoint à l’environnement du maire de Marseille de 1995 à 2008. C’était très clair : "Tu as la délégation mais nous gérons l’eau". C’était la Sem le vrai service de l’eau de MPM. » Aujourd’hui encore, la communauté urbaine fait une telle confiance à ses agents de la direction de l’eau et de l’assainissement (DEA), qu’elle a préféré ne pas les associer à l’élaboration de la nouvelle délégation de service public... « À la DEA il y a des gens qui travaillent depuis plus de quinze ans avec la SEM, donc c’était logique de confier la négociation à des gens extérieurs », indique un cadre de MPM.
Une longue histoire de famille donc, avec ses petits arrangements. « Pas mal d’élus ou de candidats ont travaillé à la Sem, quel que soit leur bord », assure ainsi le conseiller général PS, et ancien dauphin de Defferre, Michel Pezet. Sans se souvenir de noms précis, comme beaucoup de nos interlocuteurs, en dehors de l’ancien député UMP et adjoint au maire de Marseille, Jean Roatta, qui a émargé dans une filiale de la filiale de Veolia entre 1990 et 1997. La Sem est aussi un puits généreux : en 2011, elle a par exemple versé 3 millions d’euros pour la rénovation du musée d’histoire de Marseille, un projet cher à l’équipe Gaudin.
Mais ce n’est rien au regard du soutien de la ville de Marseille au Conseil mondial de l’eau (CME), un lobby des multinationales de l'eau présidé jusqu’en 2012 par Loïc Fauchon. Logé aux frais de la ville, dans des locaux qu'elle a refaits, l'association reçoit chaque année 440 000 euros de subvention de Marseille. La directrice ainsi qu’une secrétaire sont des fonctionnaires, généreusement mises à disposition par Jean-Claude Gaudin au grand dam de la CRC dans son dernier rapport sur la gestion de Marseille, comme l'a révélé Marsactu. Une situation que Martine Vassal promet de régulariser d’ici « mars 2014 ». Membre du triumvirat d’élus chargé de mener les négociations de la nouvelle DSP, l’UMP est par ailleurs depuis 2012 trésorière du CME et ne cache pas son amitié pour Loïc Fauchon, avec lequel elle a préparé le forum mondial de l’eau de 2012 à Marseille. « C’est un homme remarquable, d’une bonté, d’une générosité, il fait de l’associatif, il va au Mali, il donne de l’eau à des enfants en train de mourir », assure-t-elle.
Alors que certains comme Marc Poggiale, élu PCF à MPM, l’accusent d’être surtout un « très bon VRP du CME et de la Sem », Martine Vassal rétorque n’avoir vu « ni Fauchon, ni Chaussade (PDG de Suez Environnement - ndlr) » pendant les négociations. Et de glisser : « Ce qui n’est pas le cas de tout le monde ! » Toujours cette pudeur...
Louise Fessard (Mediapart) & Jean-François Poupelin (le Ravi)
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Un nouveau contrat moins « pourri »
Après 53 ans de bons et loyaux services, la Sem a remporté en novembre 2013 la nouvelle délégation de service public Eau de la communauté urbaine Marseille (CUM). Soit quinze ans de “rab”, à partir du 1er janvier 2014, pour quelque 2,25 milliards d’euros. Pour Bernard Mounier, de l'association Eau bien commun, le nouveau contrat « par rapport à l’ancien, particulièrement pourri, est dans les standard actuels ». La principale victoire de la communauté urbaine est d’avoir obtenu plus de transparence en imposant une société dédiée, des travaux mieux encadrés, une meilleure connaissance du service de l'eau et le retour à une comptabilité lisible. L’objectif de la CUM étant de s’offrir la liberté d’un retour en régie, ou non, en fin de contrat.
Un audit des nouveaux contrats réalisé par l’expert-comptable Patrick du Fau de Lamothe, élu ex-EELV au conseil régional d’Aquitaine, pointe cependant de nombreux points négatifs. Liste non exhaustive : une baisse en trompe l'œil de la facture des usagers (1,8 % en valeur 2012, à cause de l’assainissement, donc quasi nulle en 2014), des frais généraux importants (plus de 15 millions d’euros par an pour les seuls frais d’administration, près de 2 millions d’euros pour de mystérieux « remboursements de frais de Groupe ») ou des objectifs environnementaux et un contrôle citoyen quasi absents.
Cerise sur le gâteau : l’audit relève que la future société a prévu de financer tous ses investissements par l’emprunt, tout en distribuant entre 2014 et 2019 un montant de dividendes (27 millions d’euros) équivalent… à celui emprunté ! Un mauvais présage ? À la CUM, certains craignent en effet un « détricotage » du contrat une fois les élections municipales de 2014 passées. « Imposer une société dédiée à la Sem a été un véritable bras de fer, avant et après les négociations, souligne l’un des négociateurs. L'objectif de son PDG, Loïc Fauchon, est de la faire revenir dans le groupe pour en extraire la trésorerie et les dividendes. »
Audit DSP Eau Marseille (2014-2028) by
Fessard
Louise
BOITE NOIREContacté, Jean-Claude Gondard, secrétaire général des services de Marseille, nous a indiqué que la ville ne souhaitait pas s’exprimer sur ce sujet.
Mediapart s'est associé pour réaliser cette enquête avec le journal satirique de la région Paca, le Ravi. Petits moyens, diffusion d'environ 5 000 exemplaires par mois et grosse ambition éditoriale, le Ravi a besoin de vous. Il manque encore 3 000 euros au Ravi pour passer le cap de son 10e anniversaire. Pour participer au Couscous Bang Bang, c'est par ici.
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