La défense judiciaire de l’un des hommes clés du système Dassault à Corbeil-Essonnes (Essonne), actuellement incarcéré pour tentative d’assassinat sur fond de corruption électorale dans la ville du célèbre industriel et sénateur UMP, vient de prendre un très mauvais coup. La brigade criminelle de Versailles a recueilli, jeudi 28 novembre, un témoignage crucial. Il vient briser les arguments de Younès Bounouara, mis en examen par des juges d’Évry pour avoir tenté d’éliminer en février 2013 un habitant de Corbeil, Fatah Hou, co-auteur d’un enregistrement clandestin accablant pour Serge Dassault sur les soupçons d’achats de votes dans la ville.
Témoin direct de la fusillade qui a laissé la principale victime handicapée, Khaled T. n’est pas n’importe qui. Il fut pendant longtemps le bras droit du tireur, lui-même protégé de Serge Dassault. Après avoir témoigné devant la police au début de l’affaire en faveur de Younès Bounouara, Khaled T. est revenu sur ses premières déclarations. Il livre aujourd’hui un témoignage pris très au sérieux par les enquêteurs, dont il s’explique longuement dans un entretien à Mediapart.
« Il y en a marre des jeunes qui deviennent fous pour l’argent. Cela a été trop loin. Il y a eu des blessés. Qu’on le veuille ou pas, il faut que cela cesse. Il faut qu’ils dégagent, toute l’équipe municipale, toute la corruption, toute la mafia », déclare-t-il aujourd’hui pour justifier son revirement.
Le témoignage qu’il livre est capital (et embarrassant pour le clan Dassault) à plusieurs titres : oui, dit-il, l’argent touché par Younès Bounouara de Serge Dassault s’inscrivait dans un vaste schéma de corruption électorale, contrairement à ce qu’affirment, dans un même élan, les avocats du tireur et du sénateur ; oui, assure-t-il, Younès Bounouara avait prémédité son geste et a tiré pour tuer ce jour de février 2013 où, armé d’un revolver de calibre .38, il a logé trois balles dans le corps de Fatah Hou.
Khaled T. a grandi dans le quartier des Tarterêts, l’une des cités de Corbeil-Essonnes. Une jeunesse turbulente, quelques larcins et le voici au service de Serge Dassault pour lequel il œuvre, moyennant finances, pendant les campagnes électorales. Après les élections de 2008, il décide de se rapprocher de Younès Bounouara, le protégé du milliardaire et qui serait le principal bénéficiaire de ce système de donation. Ces revirements multiples valent à Khaled T. d’être parfois taxé d’« ingérable ».
Devenu le « lieutenant » de Younès, il décrit aujourd'hui un système pyramidal mis en place pour remporter les élections et redistribuer l’argent donné par l’avionneur. Afin d’éviter à Serge Dassault d’être dérangé par les réclamations des jeunes ayant participé aux élections, trois personnes furent désignées comme les principaux interlocuteurs du généreux donateur : Younès Bounouara, Machiré Gassama, directeur du service Jeunesse (qui avait été placé en garde à vue puis relâché dans l’enquête des juges d’Évry), et Hamza Bouguerra, employé municipal, chargés de redistribuer aux différents groupes l’argent. Khaled T. raconte :
- « Avant il n’y avait pas un seul interlocuteur. Donc les gens venaient réclamer, enfin, venaient se prendre la tête avec Serge Dassault. Donc pour éviter ça, nous avons créé un seul interlocuteur qui était Monsieur Younès Bounouara. »
Younès Bounouara n’a pas tout redistribué du 1,7 million d’euros reçu de Serge Dassault. « Il a été trop gourmand », regrette Khaled T. qui croyait son « ami » lorsqu’il lui disait n’avoir reçu « que » 800 000 euros.
Contrairement aux différentes explications des avocats de Serge Dassault et de Younès Bounouara, la somme de 1,7 million d’euros donnée par le milliardaire à son protégé n’était donc ni un don à « titre privé » ni lié à un marché public de la ville, mais bel et bien l’argent devant rétribuer toutes les petites mains à l’œuvre pour faire réélire, aux municipales de 2010, Jean-Pierre Bechter, bras droit de Serge Dassault.
- « Younès n’a pas été correct donc c’est logique que ça parte en vrille. (…). Il ne se sentait pas menacé parce qu’on était là. Les gens, ils nous respectent. Il y a énormément de gens qui venaient réclamer leur dû et qui n’ont pas eu leur argent. »
En bon lieutenant, Khaled T. soutient Younès Bounouara lorsqu’on vient lui réclamer l’argent qu’il n’a pas redistribué. Crédule, il ne se doute pas que Younès aurait gardé pour lui près de 1 million d’euros, lui qui n’a touché que « 4000 à 5000 euros » en fin de compte dans cette campagne. Khaled T. réserve la déclaration des sommes d’argent plus importantes qu’il a pu recevoir précédemment à la justice.
Il accepte néanmoins de nous expliquer les différentes façons d’être rétribué à Corbeil-Essonnes et notamment des prêts fictifs qui seraient faits par le notaire Bernard Monassier, connu des grandes fortunes à Paris, dont l’étude a été perquisitionnée le 17 septembre dernier par la police dans le cadre de l’instruction des juges parisiens Guillaume Daieff et Serge Tournaire ouverte pour “achat de votes”, “corruption”, “blanchiment” et “abus de biens sociaux”.
- « Younès et Macheri Guassama sont allés chercher l’argent au Liban. (…) Younès m’a donné l’argent à son retour du Liban. (…) Il y a plusieurs formes de rétributions. Il y avait l’argent cash (…) et il y a aussi une autre méthode avec la complicité de certains notaires. »
Younès Bounouara, le tireur, lui, a bénéficié d’un système plus particulier : un compte ouvert au Liban, assure-t-il. « Il suffit de regarder les passeports pour se rendre compte de ceux qui sont allés là-bas pour toucher », explique Khaled T.
En mauvais payeur, Younès Bounouara aurait redouté que la vérité n’éclate, d’après plusieurs témoins. Un enregistrement clandestin va compromettre tous ses plans, celui que tourne Fatah Hou avec René Andrieu, en novembre 2012, révélé par Mediapart en septembre dernier.
Serge Dassault avoue durant cette conversation qu’il est surveillé par la police et que « l’argent a été donné complètement ». « Moi j’ai donné l’argent, s’agaçait le milliardaire. Je ne peux plus donner un sou à qui que ce soit. Je ne peux plus sortir l’argent pour qui que ce soit. Y a plus de Liban. Y a plus personne là-bas, c’est terminé. Moi, j’ai donné l’argent. (…) Si c’est mal réparti, ce n’est pas ma faute. Je ne vais pas payer deux fois. Moi, j’ai tout payé, donc je ne donne plus un sou à qui que ce soit. Si c’est Younès, démerdez-vous avec lui. Moi je ne peux rien faire. »
Preuve du système de corruption électorale mis en place par Serge Dassault, cet enregistrement brise également le mensonge de Younès Bounouara, qui a bien touché 1,7 million d’euros et non 800 000 euros, comme il l’a fait savoir à son entourage (dans l'enregistrement, Khaled T. évoque, lui, 1,8 million d'euros. Les juges enquêteraient, eux, sur plusieurs versements atteignant 2 millions d'euros).
- « C’était plus une tentative préméditée parce qu’à plusieurs reprises, je l’ai calmé parce qu’il voulait vraiment faire cela depuis longtemps. »
Trois mois après l'enregistrement, le 19 février 2013, Younès Bounouara tire sur Fatah Hou, l’un des auteurs de l’enregistrement. Après une cavale de neuf mois en Algérie, il se rend à la police française et explique avoir tiré « sans viser » et « sans l’intention de tuer ».
Khaled T. dit aujourd'hui vouloir rétablir les faits. Il explique avoir reçu plusieurs appels de Younès Bounouara lui faisant part de sa volonté de régler la situation. Une heure avant le drame, Younès Bounouara l’appelle. Il lui dit s’être accroché avec Fatah Hou et souhaite en découdre. Inquiet, Khaled T. rejoint son ami dans son bar près du palais des sports, à Corbeil.
Le témoignage de Khaled T. est sans appel pour son ancien ami Younès Bounouara. Il a vu Younès tirer en visant Fatah, sans être menacé. Surpris par son geste, les trois coups partis, il tente de le maîtriser pour éviter d’autres victimes, d’autant que cela se passe à proximité d’une école. Ce que confirment d’autres témoins de la scène.
- « Il y en a marre des jeunes qui deviennent fous pour l’argent. Ça a été trop loin. »
Khaled T. souhaite aujourd’hui que le sang cesse de couler à Corbeil. Pour cela, il faut qu’« ils dégagent, l’équipe municipale, la mafia ». Les juges Tournaire et Daieff, en charge de l’enquête sur les soupçons de corruption électorale à Corbeil, viennent de demander la levée de l’immunité parlementaire de Serge Dassault. Le parquet de Paris a donné un avis favorable à cette demande.
Retrouvez ici tout notre dossier sur le scandale Dassault
BOITE NOIREPascale Pascariello est une journaliste indépendante qui travaille depuis plusieurs années sur Corbeil-Essonnes, notamment pour Radio-France. Dans cet article, Khaled T. n'a pas souhaité que son nom de famille figure.
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