De Bernard Tapie, on ne parle le plus souvent que pour évoquer le scandale de l’arbitrage Adidas – Crédit lyonnais, qui lui a valu en juin dernier une mise en examen pour « escroquerie en bande organisée ». Et de son fils, Laurent Tapie, on ne parle presque jamais. Tout juste a-t-il fait quelque bruit au printemps dernier, quand il a créé un site Internet (il est ici) pour prendre la défense de son père – et vitupérer contre l’auteur de ces lignes – ou alors quand Mediapart a récemment révélé qu’il venait de s’exiler en Belgique (lire L’associé et fils de Bernard Tapie s’exile en Belgique).
Mais du père et du fils, on ne parle guère dans les activités qu’ils mènent ensemble. Et c’est un tort. Car la société BLT Développement (pour Bernard et Laurent Tapie Développement), dont le père est le propriétaire et dont le fils est le gérant, mérite que l’on s’y intéresse. Mediapart y avait déjà consacré un premier article que l’on peut retrouver ici : Enquête sur les affaires de Bernard et Laurent Tapie. Mais cette société, dont le nom commercial, selon ses statuts, est « Les combines à Nanard » (voir reproduction ci-dessous), justifie une attention encore plus grande que nous ne le pensions. Procédures expéditives, pratiques sociales musclées, inobservations des règles comptables et légales : les méthodes de gestion de l’entreprise sont pour le moins surprenantes, et donnent des deux associés une image assez rugueuse. L’image de deux patrons de choc.
Vincent Diaz est l’un de ceux qui en a fait l’amère expérience au cours de ces dernières années. Il est le fondateur d’une petite PME dénommée Créditec, qui est spécialisée dans ce que l’on appelle le rachat de crédit (ici la définition sur Wikipedia). En résumé, il s’agit d’une société financière qui propose à des consommateurs qui sont surendettés, et qui ne peuvent pas faire face à leurs échéances, de racheter un ou plusieurs de leurs emprunts et de leur consentir un nouveau prêt mais assorti d’un taux souvent plus bas et amortissable sur une durée beaucoup plus longue. C'est le type même de société qu'il faut donc gérer avec une extrême humanité si l'on ne veut pas verser dans la surexploitation de la misère ou de la détresse humaine.
Pendant plusieurs années, la petite société se développe convenablement. Mais au lendemain de 2007, quand la crise financière submerge la France, Créditec commence progressivement à rencontrer des difficultés. Juste avant la crise, l’entreprise a embauché dix-huit personnes et, fils de syndicaliste, Vincent Diaz, qui exerce ce métier depuis 1994, n’a pas le cœur à procéder à des licenciements. En 2008, les difficultés pourtant se précisent car pour parvenir à capter des clients, Créditec est liée à des publications par des contrats de publicité, et même si son chiffre d’affaires s’effondre, il n’a pas la possibilité de résilier ces contrats. C’est l’effet de ciseau : la société est financièrement étranglée.
C’est alors que Vincent Diaz croise sur sa route les Tapie. Cela commence par un coup de téléphone : le petit patron reçoit un appel de Laurent Tapie, qu’il ne connaît pas, qui se dit intéressé par Créditec. Quelque temps plus tard, en 2010, le même Laurent Tapie fait un pas de plus et vient le voir au siège de la société, qui est à Besançon. Selon le récit qu’il fait lui-même de ses premiers contacts, son visiteur, qui jouit de la notoriété de son père, fait tout pour lui « en foutre plein la vue ». Finalement, c’est même « le grand jeu » : Vincent Diaz est invité par Bernard Tapie à venir lui rendre visite dans son grandiose hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, et son hôte affiche une formidable générosité : il lui parle de la fameuse indemnité au titre du préjudice moral de 45 millions d’euros qu’il a perçue lors de l’arbitrage et lui dit qu’il compte l’utiliser pour venir en aide aux personnes victimes de surendettement.
Et c’est ainsi, de fil en aiguille, que les Tapie, via leur société BLT Développement, vont progressivement prendre possession de la société Créditec. Vincent Diaz sait qu’il n’a guère le choix : soit il fait affaire avec les Tapie, soit il devra un jour ou l’autre déposer le bilan. Le 30 novembre 2010, la société BLT Développement fait donc un prêt de 405 000 euros à Créditec, avec pour garantie une hypothèque sur la maison de Vincent Diaz. Puis, le 31 décembre 2011, ce dernier abandonne la présidence de sa société. Et pour finir, en fin d’année 2012, BLT Développement convertit sa créance en parts de la société, reprend ses dettes et devient ainsi l’unique propriétaire de la société.
Et c’est alors pour la famille Diaz, pour Vincent le fondateur mais aussi pour son fils Alexandre, qui travaille également dans la société, et tout autant pour une bonne partie des salariés qui y sont employés, une cascade d’ennuis à n’en plus finir.
D’abord, à peine quelques mois plus tard, le clan Tapie procède à une curieuse opération. Le 18 mars 2013, il fait l’acquisition auprès du Crédit agricole d’une autre société de rachat de crédit, qui se dénomme BC Finance, laquelle est, elle, implantée à Lille. Une curieuse acquisition car il ne s’agit pas, comme les salariés de Créditec peuvent initialement le penser, d’agréger deux sociétés pratiquant le même métier et d’en faire un acteur important sur ce marché, par une opération de croissance externe. Non ! Le clan Tapie procède visiblement par foucade et dans le désordre, sans stratégie cohérente, car à peine acquiert-il la société BC Finance qu’il procède, dès la fin du mois de mai suivant, au licenciement de presque tous les salariés de Créditec : au total, près de onze lettres de licenciements sont envoyées sur les treize salariés que compte encore l’entreprise. Pour les salariés concernés, c’est donc le coup de massue. Et dans les semaines qui suivent, cinq au moins de ces salariés, selon les informations recueillies par Mediapart, ont décidé d’engager un recours devant les prud’hommes pour licenciement abusif. Car ils ont bien compris que l’achat de BC Finance, concurrent direct de leur société Créditec, est la cause directe de tous les licenciements.
Contestée au plan social, l’opération est aussi financièrement curieuse. Car, selon nos informations, c’est Créditec, devenue filiale de BLT Développement, qui achète BC Finance à un prix très élevé, soit 3,6 millions d’euros. Concrètement, BLT Développement fait plusieurs apports à sa filiale Créditec : 2 millions d’euros d’abord, puis 900 000 euros, et enfin 100 000 euros. En outre, 21 000 euros sont prélevés sur la trésorerie de Créditec. Et le solde est pris sur celle de BC Finance. En somme Créditec est mise à contribution non pas pour se développer mais pour une opération qui va contribuer… à sa propre asphyxie et donc au plan social.
Les salariés de Créditec ne sont pas les seuls à faire les frais des pratiques financières et sociales de leur nouvel actionnaire. Jusqu’au Maroc, le clan Tapie va aussi faire parler de lui pour des raisons similaires. Les sociétés de rachat de crédit parviennent en effet à exister le plus souvent grâce à des centres d’appels téléphoniques qui prospectent activement des clients. Dans le passé, Vincent Diaz s’est donc aussi doté de cet instrument : il a installé une société près de Tanger qui exploite un centre d’appels téléphoniques employant quinze personnes – pour l’essentiel des femmes.
Très vite, Laurent Tapie qui gère la société BLT Développement se rend donc compte qu’il a commis une erreur en mettant la main seulement sur Créditec et pas dans le même mouvement sur le centre d’appels téléphoniques de Tanger, qui est le nerf de la guerre de ce métier. Il finit donc par convaincre Vincent Diaz en janvier 2012 de lui céder aussi la société marocaine, qu’il rebaptise BLT Phoning.
Mais quinze mois plus tard, en mars 2013, nouvelle foucade du gérant de BLT Développement : il change d’avis et décide finalement de se passer de ce centre d’appels. Du jour au lendemain, les salariées marocaines perdent donc leur emploi et ne perçoivent plus leurs salaires.
Oui ! Presque du jour au lendemain. Le 24 avril 2013, Laurent Tapie, qui est directeur général de BLT Développement, la maison mère de Créditec, adresse un courrier recommandé avec accusé de réception au responsable de la plate-forme d’appel marocaine pour l’informer que l’acquisition de BC Finance lui permet de se passer de ses services. Bon prince, Laurent Tapie concède juste un délai de grâce de six jours, pour aller jusqu’à la fin du mois d’avril 2013. Six jours plus tard, tous les salariés de BLT Phoning se retrouvent donc à la rue, parmi lesquelles de nombreuses Marocaines prénommées Asma, Houda, Amal, Jihane, Ghizlane, Souhaila, Bouchra, Fatiha, Jamila, Rajae ou encore Souad.
Mais problème ! En droit marocain, c’est à l’acquéreur que revient l’obligation de faire enregistrer l’opération de cession, ce à quoi n’a pas pris soin de procéder Laurent Tapie. Vincent Diaz est alors pris dans la nasse : ayant perdu une bonne partie de ses biens dans l’opération avec les Tapie, habitant une maison sur laquelle les mêmes Tapie disposent d’une hypothèque qu’ils ont d’ailleurs renouvelée de manière arbitraire au printemps 2013, il est de surcroît considéré par les autorités marocaines comme le responsable de ce gâchis social à Tanger. Visé par des poursuites engagées par des salariées marocaines, il peut, à terme, espérer faire prévaloir sa bonne foi. Mais forcément, ce sera long, car pour y parvenir Vincent Diaz n’a d’autre possibilité que de se retourner ultérieurement contre Laurent Tapie et engager un recours devant le tribunal de commerce de Paris pour défaut d’enregistrement de l’opération de cession au Maroc.
Pour Vincent et Alexandre Diaz, les ennuis ne s’arrêtent toujours pas là. Car s’ils sont écartés de Créditec l’un après l’autre, la société est implantée à Besançon dans des locaux qui leur appartiennent et pour lesquels ils perçoivent un loyer. Mais à partir de début juillet 2013, nouvelle tuile : Laurent Tapie cesse d’honorer le loyer, et les Diaz doivent, sur ce nouveau front aussi, engager une autre procédure pour obtenir, en garantie des loyers non payés, une saisie du mobilier de bureau dans les locaux de Créditec, saisie qui a lieu le 26 novembre dernier.
Les turbulences qui affectent la société Créditec ne s’arrêtent toujours pas là. La gestion financière interne suscite tout autant la perplexité ou l’inquiétude des salariés ou des responsables qui ont connaissance des pratiques y ayant cours – l'inquiétude à cause des bonnes grâces qui sont accordées au gendre de Bernard Tapie, un certain Stéphane Michaux. Dans le courant de l’année 2012, Laurent Tapie prend en effet la décision de faire travailler pour Créditec l’époux de sa sœur. Mais les choses sont ainsi faites que cela fait des vagues. D’abord, Laurent Tapie demande à l’un des responsables de la société de former son beau-frère au métier du rachat de crédit, dont il ignore tout. De bonne grâce, le spécialiste s’exécute mais sans savoir qu’il prépare les conditions de son propre… licenciement. Quand son élève a appris quelques ficelles du métier, il est en effet aussitôt licencié et c’est Stéphane Michaux qui devient le patron du pôle. Intronisé président de BC Finance, il devient aussi gérant de Créditec.
Mais ce qui choque les salariés, c’est aussi la situation personnelle de Stéphane Michaux. Arrivant dans la société en mars 2012 avec au début un titre de mandataire général qui ne correspond à aucune fonction précise, il travaille une bonne partie de l’année sans être déclaré, ni comme salarié ni comme prestataire extérieur.
Durant une bonne partie de l’année 2012, le gendre de Bernard Tapie ne cesse pourtant de demander au mandataire social de Créditec, ou même directement à son beau-frère, des avances sur commission ou des remboursements de frais. Ni officiellement déclaré, ni même officiellement rémunéré, Stéphane Michaux perçoit ainsi pendant de longs mois des sommes importantes puisées dans la trésorerie de Créditec, selon les pièces comptables que Mediapart a pu consulter : 6 000 euros par exemple le 25 mai 2012, 3 000 euros le 3 août, 3 000 le 9 août, 3 000 euros le 3 septembre, 3 000 le 14 septembre, 6 000 le 1er octobre, 6 000 le 2 novembre, 6 000 le 30 novembre, 6 000 euros le 28 décembre, 5 000 euros le 31 janvier 2013, 7 000 le 11 février, 5 346 euros le 5 mars puis à nouveau 5 000 le même jour. Selon nos informations, Stéphane Michaux obtient dans le même temps d’autres versements de la maison mère, BLT Développement.
Le plus souvent, les chèques ou les virements sont faits non pas au nom de Stéphane Michaux mais à celui de son épouse, qui est l’une des filles de Bernard Tapie, fille qui n’a officiellement aucune fonction au sein de la société. De temps en temps, c’est Stéphane Michaux qui réclame de l’argent, signalant dans un mail que c’est urgent parce qu’il est « à découvert »... En d’autres circonstances, c’est Laurent Tapie qui adresse un mail au gérant de la société pour lui donner son feu vert : « OK pour l’avance à mon beau-frère de 5 K€ pour juillet », écrit-il par exemple le 11 juillet 2012.
Mais ledit gérant comprend bien que tout cela n’est peut-être pas très régulier, que Stéphane Michaux effectue un travail mais sans être déclaré à l’administration fiscale et sans les versements des cotisations sociales obligatoires. Pour finir, le gérant de la société, qui ne veut pas endosser la responsabilité de ces éventuelles fraudes, prend donc le 6 mars 2013 sa plus belle plume pour envoyer à Stéphane Michaux une lettre recommandée qui a des allures de mise en demeure : « Monsieur, malgré nos multiples rappels, vous n’avez pas cru devoir vous mettre en conformité avec la réglementation du travail et notamment nous produire tout document attestant votre inscription au RCS [registre du commerce] ou au registre des professions libérales. Or, nous vous rappelons que la société Créditec vous octroie des remboursements de frais, des avances sur commission ou des montants représentant des rémunérations depuis votre arrivée dans l’entreprise le 1er mars 2012 », écrit-il en particulier.
Pourquoi Laurent Tapie a-t-il donc accepté cette situation ? Selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart auprès de salariés qui en ont reçu la confidence de la bouche même de l’intéressé, Stéphane Michaux aurait en fait choisi cette situation parce qu’il aurait été à l’époque officiellement au chômage, percevant des allocations des Assédic, et cela sans doute jusqu’en novembre 2012. Nous avons donc cherché à en obtenir confirmation auprès de Laurent Tapie et de Stéphane Michaux, mais ni l’un ni l’autre n’ont voulu répondre à nos questions.
L’affaire, en interne, a quoi qu’il en soit fait tellement de vagues que l’un des salariés de Créditec a même fini par dénoncer à l’administration fiscale, à Bercy, le non-respect par la société de nombreuses obligations légales ou sociales. Preuve qu’il règne dans la galaxie des sociétés Tapie un climat décidément détestable…
BOITE NOIREAvant de mettre en ligne cette enquête, j'ai cherché à joindre Laurent Tapie. Me reprochant les enquêtes de Mediapart sur son père et l'affaire de l'arbitrage, il m'a proposé un débat public sur le sujet, mais a refusé de répondre à toute question sur les sociétés qu'il gère et qui sont au cœur du présent article. J'ai eu beau insister à deux reprises, il m'a répondu par mail à chaque fois qu'il refusait de me parler de ce sujet.
J'ai eu également son beau-frère Stéphane Michaux brièvement au téléphone pour lui expliquer l'objet de mon enquête et solliciter ses éclairages. Ce dernier a toutefois très vite écourté la conversation. Je lui ai donc précisé par mail les questions que je voulais lui soumettre, mais il n'a pas plus donné suite.
Enfin, j'ai transmis à Bernard Tapie une copie du mail que j'avais adressé à son fils et lui ai demandé s'il voulait également m'apporter ses propres éclairages. Souvent prolixe, il a cette fois choisi de ne pas revenir vers moi.
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