Le gouvernement a entrepris d’encadrer et d’élargir l’usage de la géolocalisation en temps réel, à la fois pour les enquêtes judiciaires et dans le domaine du renseignement. La loi de programmation militaire (LPM), débattue à l’Assemblée nationale depuis mardi 26 novembre 2013, étend son usage administratif. Et, dans le domaine judiciaire, un autre projet de loi, légalisant la géolocalisation lors d’enquêtes menées sous la direction du parquet, devrait être présenté début décembre au Conseil de ministres. Dans les deux cas, il s’agit d’encadrer des pratiques existantes, mais sans base légale. Zoom sur cette technique, alors que Mediapart a révélé l’utilisation par la police entre fin 2012 et début 2013 d’un programme illégal de géolocalisation des suspects.
Même s’il n’a pas été conçu dans ce but, le téléphone portable est un véritable mouchard, que ce soit via les bornes relais ou par satellite. « C’est une fonction inhérente : dès que le téléphone est allumé, il est identifié sur le réseau pour pouvoir acheminer les appels depuis la borne la plus proche, explique Sébastien Crozier, président du syndicat CFE CGC d’Orange-France Télécom. Avec une fragilité technique, car sa vocation première n’est pas d’identifier l’emplacement précis des usagers, mais de se raccrocher à la borne la plus efficiente. »
L’apparition du GPS, puis du Wifi, a permis d’affiner cette triangulation à l’origine très sommaire. « Mais si vous désactivez le GPS, l’opérateur ne peut savoir où vous êtes, et le GPS ne fonctionne pas dans les tunnels et le métro », nuance le syndicaliste. Cette donnée d’exploitation est très appréciée des applications commerciales, des services de secours et des policiers, qui ont multiplié les réquisitions judiciaires ces dernières années. Dans un flou juridique complet. « Il n’y avait aucun cadre jusqu’alors : la géolocalisation était considérée comme une technique d’enquête classique », souligne Christophe Régnard, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats (USM).
Mais le 22 octobre 2013, la Cour de cassation a estimé, dans deux arrêts, que la géolocalisation de portables constituait « une ingérence dans la vie privée, dont la gravité nécessite qu'elle soit exécutée sous le contrôle d'un juge ». Et non sous le seul contrôle du parquet qui, pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), n’est pas une autorité judiciaire indépendante. Dans la foulée, le ministère de la justice a donc demandé le 29 octobre 2013 l’arrêt des géolocalisations en cours dans des enquêtes conduites sous la direction du parquet, sauf à les confier à des juges d’instruction.
La circulaire étend cette exigence aux balises, des capteurs GPS posés sous des voitures et pudiquement passés sous silence par les policiers dans la majorité des dossiers judiciaires. « Nous avions des procédures où on balise le véhicule sans aucune autorisation, reconnaît un policier. Ça permet (en filature - ndlr) de suivre un véhicule à distance sans se faire repérer. » Il ajoute malicieusement : « Nous n’avions pas forcément besoin d’indiquer que le véhicule était balisé. Il pouvait réapparaître opportunément… »
La circulaire demande également aux parquets de supprimer dans tous leurs dossiers les actes d'enquête liés à la géolocalisation. Les procureurs renâclent. « Il n’y a pas eu de requêtes en annulation pour l’instant et, face à des situations d’urgence, des géolocalisations ont été faites », affirme Robert Gelli, président de la conférence des procureurs.
Face à l’urgence, le gouvernement devrait présenter début décembre 2013 devant le conseil des ministres un projet de loi encadrant ces géolocalisations. Selon le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas (PS), le texte devrait ensuite être adopté en procédure accélérée (une seule lecture par chambre) avant l'interruption fin février 2014 de la session parlementaire.
En attendant, « plusieurs affaires sensibles qui auraient pu permettre l’interpellation de trafiquants ont été mises à mal, affirme Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). À la PJ de la préfecture de police, des gars, qui étaient sur une bande organisée, ont monté une planque. Ils se sont fait semer au bout de deux sens interdits, car ils n’avaient pas de balise. »
L’impasse était pourtant prévisible. Le 2 novembre 2010, dans une affaire de tentatives de meurtres et d’attentats à la bombe en Allemagne, la CEDH avait estimé que la géolocalisation pouvait se justifier, mais uniquement si elle était prévue dans la loi et susceptible d'un contrôle judiciaire. Pour la CEDH, les géolocalisations représentent toutefois une ingérence moins importante dans la vie privée que des écoutes. « Comme d’habitude, la France n’a pas anticipé la jurisprudence européenne et on légifère dans l’urgence après coup », regrette Jean-Marc Bailleul.
D’après le syndicat policier, le futur projet de loi prévoit que le parquet garde la main sur les géolocalisations en temps réel de moins de quinze jours. Le juge des libertés et de la détention (JLD) n’interviendrait qu’après cette période pour autoriser ou non une éventuelle prolongation. Avec la possibilité pour les officiers de police judiciaire, en cas d’urgence, d’agir de leur propre initiative en avisant au plus tôt le procureur. « Une partie des balisages se font à titre préventif, indique le député Jean-Jacques Urvoas. Ça paraît compliqué d’aller réveiller un JLD à 3 heures du matin, juste parce qu’on suppose qu’une voiture pourrait servir à commettre une infraction. »
La mesure concernerait les infractions condamnées de plus de trois ans d’emprisonnement, soit un champ très large comprenant par exemple les vols simples. « On part parfois d’un vol simple pour arriver sur de la criminalité organisée : un véhicule puissant volé est susceptible d’être utilisé par une équipe qui monte un braquage », justifie Carlos Garcia, du SCSI. Le régime des géolocalisations sera beaucoup moins restrictif que celui actuel des écoutes judiciaires, déjà encadré par la loi de 2004 sur la criminalité organisée. En enquête préliminaire, ces dernières ne sont en effet autorisées que pour les infractions les plus graves et uniquement sur autorisation du JLD, pour une durée de quinze jours, renouvelable une fois.
Selon Le Monde, policiers et gendarmes effectuent 5 000 mesures de géolocalisation par an grâce à la pose de balises sous des véhicules et 20 000 grâce à la téléphonie. Ce dernier chiffre a presque doublé depuis 2010 (11 000 géolocalisations). « Les balises sont résiduelles, seule une cinquantaine par an aboutissent à l’ouverture d’une enquête judiciaire, explique Christophe Régnard, de l’USM. En revanche, les géolocalisations par téléphone sont beaucoup plus importantes et utilisées pour des dossiers moins graves. Cela concerne souvent des affaires de stupéfiants, mais aussi des violences intra-familiales avec des cas de non-présentation d’enfant. »
Pour lui, « il serait paradoxal de ne pas suivre l’évolution de la délinquance » qui utilise ces « nouvelles techniques ». « C’est un moyen pour vérifier des infos et laisser tomber ou non une piste », explique Jean-Marc Bailleul. Les syndicats policiers estiment qu’une géolocalisation est bien moins intrusive qu’une filature à l’ancienne. « Le filochage n’est pas réglementé et pourtant on voit parfois des choses beaucoup plus personnelles », souligne Carlos Garcia.
Mais c’est la massification et la systématisation des réquisitions judiciaires en matière de télécommunication qui inquiètent. Selon la Cour des comptes, les écoutes judiciaires « ont augmenté de 65 % en quatre ans pour atteindre en 2011 le chiffre de 43 000, contre 10 500 en 2003 ». Désormais, ce sont les données de connexion (factures détaillées, géolocalisation, identification d’un abonné, etc.) qui ont pris le relais, les voyous se montrant très méfiants au portable. Il faut lire l'arrêté du 24 mars 2012 pour constater l'étendue de ce que la police peut obtenir des opérateurs.
En 2012, les réquisitions aux opérateurs ont coûté 40 millions d’euros au ministère de la justice. « Les parquetiers affirment qu’on pourrait faire beaucoup moins de géolocalisation, ça devient une solution de facilité, déplore Françoise Martres, présidente du syndicat de la magistrature (SM). Et dans le moindre dossier aujourd’hui, vous avez des écoutes téléphoniques. Ça coûte cher, et pendant qu’on fait ces écoutes, on nous dit qu’on ne peut pas faire des enquêtes de personnalité par exemple. »
Du côté des opérateurs de télécommunication, Sébastien Crozier constate une « explosion des demandes » des services enquêteurs et de renseignement. « La dérive, c’est qu’on stocke tout au nom de la sécurité et de la lutte antiterroriste, dit-il. Entre leur téléphone portable, leurs mails, ce qu’ils publient sur Internet, la vie des gens qui naissent aujourd’hui sera enregistrée, seconde par seconde, sur un disque dur. En tant qu’individu, vous avez le droit de vouloir être protégé. Mais si quelqu’un veut vous nuire, il va avoir accès à toute votre vie privée. Même si vous n’avez rien fait de répréhensible au regard de la loi, cela peut servir à une manœuvre de déstabilisation. C’est toute la question sociétale qui se pose : qui doit avoir accès à ces données et dans quel cadre. »
Pour Françoise Martres, l'affaire du programme de géolocalisation illégal de la police, révélée par Mediapart, montre bien « combien la tentation est grande de généraliser ce type de dispositif, inadmissible dans une démocratie ».
Les services de renseignement français sont également friands de ces données techniques de communication. Comme l’explique un rapport parlementaire, cette technique permet de localiser « un objet, téléphone ou ordinateur portable par exemple », via « satellite, mais également par GSM ou Wifi, ou encore par le biais de l’adresse IP ». Et de détecter le numéro d’un mobile étranger d’un suspect « dès lors qu’il apparaît sur les réseaux de téléphonie mobile de notre pays ». Entre août 2011 et août 2012, le Groupement interministériel de contrôle (GIC) a traité 197 000 demandes des services de renseignement, dont 180 000 d’identification d’un usager et 3 900 mesures de détail de trafic (fadettes et éventuellement géolocalisation - ndlr).
Une des dispositions du projet de loi sur la programmation militaire, actuellement en discussion à l’Assemblée nationale, vise d’ailleurs à encadrer la géolocalisation en temps réel, qui n’était pas jusqu’alors explicitement prévue dans la loi française. La loi antiterroriste de 2006 permettait déjà la collecte des données de connexion, mais a posteriori et uniquement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le futur texte prévoit que les données de connexion pourront désormais « être recueillies sur sollicitation du réseau et transmises en temps réel par les opérateurs ».
Et cette technique concernera des objectifs bien plus vastes, allant de la recherche de « renseignements intéressant la sécurité nationale » à « la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France », en passant par la prévention « de la criminalité et de la délinquance organisée » ainsi que « la reconstitution de groupements dissous ». Comme pour les écoutes administratives, les services de renseignement devront obtenir le feu vert d’une personnalité qualifiée placée auprès du premier ministre et seront soumis a posteriori au contrôle de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS).
L’association des sites internet communautaires (ASIC), un groupement de professionnels, regrette que la future loi de programmation militaire étende le « régime d’exception (prévu en 2006 - ndlr) au-delà des cas de terrorisme ». Dans un communiqué du 20 novembre, l’Asic s’inquiète également d’un possible glissement technique et juridique qui donnerait directement accès aux réseaux aux autorités : « Est-ce que cette “sollicitation du réseau” signifie que les autorités souhaitent donner un cadre juridique à une “interconnexion directe” sur les réseaux ? ».
Ce n’est pas l’interprétation de Jean-Jacques Urvoas, selon qui les services de l’État auront toujours besoin de passer par les opérateurs de télécommunication. « Une fois la réquisition traitée, les autorités ont accès à une application interconnectée directement sur le réseau, du style "Uber" (une application qui permet de localiser sur son portable le taxi le plus proche - ndlr) qui va y chercher les données de géolocalisation », précise Sébastien Crozier.
La LPM encadre également les écoutes administratives, qui portent non sur le contenant mais sur le contenu des correspondances, qu’il s’agisse de courriels ou de coups de fil. La durée d’autorisation des collectes pourrait passer de quatre mois à un mois, voire dix jours selon un amendement déposé par le Sénat en première lecture.
BOITE NOIREContactés mardi, ni le ministère de la justice, ni celui de l'intérieur en charge du futur projet de loi sur les géolocalisations dans le cadre d'enquêtes judicaires, n'ont pour l'instant donné suite.
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