« Il n'y aura ni angélisme, ni course effrénée aux chiffres », avait promis Manuel Valls le 17 mai 2012 à son arrivée place Beauvau, sonnant le glas de la « politique du chiffre ». « Cela n'a pas grand sens de déterminer en début d'année un pourcentage de baisse de la délinquance à obtenir impérativement ou un taux d'élucidation global à atteindre, avait ensuite expliqué l’ancien ministre de l'intérieur devant une promotion de nouveaux commissaires. Cette approche a pu conduire à des stratégies d'action ne correspondant pas aux vraies priorités de terrain, et parfois à faire perdre de vue la réalité du métier de policier. »
Si la présentation ritualisée du « chiffre unique de la délinquance » par le ministre de l’intérieur a bien été supprimée, la hiérarchie policière a manifestement encore du mal à rompre avec cette culture du chiffre. Dans les réunions de service, les objectifs et quotas chiffrés continuent à circuler, nous assurent plusieurs fonctionnaires. Mais rares sont les chefs de service à encore oser produire des instructions officielles écrites.
C’est pourtant le cas de cette note de service du 1er juin 2015 que nous nous sommes procurée, dans laquelle un commissaire divisionnaire fixe des objectifs chiffrés de verbalisation aux fonctionnaires du service de sécurité de proximité (SSP) sous ses ordres. Dans ce document, Xavier Laffitte, directeur départemental adjoint de la sécurité publique des Pyrénées-Orientales et chef du SSP, s’alarme des « données statistiques » en matière d’infractions au code de la route sur les quatre premiers mois de l’année 2015. Le commissaire divisionnaire rappelle à ses chefs de service les objectifs annuels de verbalisation avec prière d’« améliorer ces résultats ». Sont commandés « 172 » franchissements de feux rouges, « 915 » usages de téléphone portable au volant, et « 20 » conduites sous l’emprise de stupéfiants pour l’année 2015. Au coupable et à la verbalisation près, ce qui montre l’absurdité à la fois statistique et managériale d’une telle démarche.
La réaction de la direction générale de la police nationale, contactée mardi 2 juin au soir, assez tard, n'a pas tardé. « Cette note n'a pas suivi le circuit hiérarchique classique de validation par le directeur départemental de la sécurité publique et elle a été retirée ce matin », nous a répondu ce mercredi midi son service de communication. En précisant qu'elle ne correspondait pas « à notre philosophie ».
Cette note est un signe de plus que les chiffres de la délinquance enregistrés par la police et la gendarmerie continuent à mesurer l’activité policière, et non la délinquance réelle. Les utiliser pour décrire l’évolution de la délinquance est donc un leurre. Programmer le nombre d’infractions constatées reste en effet le meilleur moyen de ne pas avoir de surprise en fin d’année. Ce « management par objectifs et l’évaluation des résultats » avait été formalisé par Nicolas Sarkozy le 28 juillet 2006, dans une « instruction relative à l’exercice de l’autorité hiérarchique » révélée par le site Owni. Avec des effets pervers évidents.
Le 12 juillet 2013, un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) décrivait les fortes « dérives dans le contrôle de l’enregistrement des plaintes » causées par ce « management par objectifs ». Entre 2007 et 2012, près de 130 000 faits de délinquance s’étaient purement et simplement volatilisés sur l'ensemble du territoire. En mars 2014, un nouveau rapport concernant uniquement la préfecture de police de Paris enfonçait le clou, révélant un bidouillage à grande échelle allant de la requalification de faits en simple contraventions, à l'arrêt prématuré de l'enregistrement des plaintes en passant par la destruction pure et simple de faits. Selon ce rapport de l’IGA, certaines pratiques se sont poursuivies après l'arrivée du nouveau préfet de police Bernard Boucault, en juin 2012.
À l'automne 2014, le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, a créé un service statistique ministériel (SSM) dirigé par François Clanché, un inspecteur général de l’Insee, pour tenter de dépolitiser les chiffres de la délinquance en les faisant entrer « dans le champ labellisé de la statistique publique ». Le ministre a également mis en avant le déploiement de nouveaux logiciels de collecte (Pulsar pour la gendarmerie et LRRPN pour la police) « plus fiables et plus rigoureux ». Alors que les gendarmes et policiers tapaient autrefois leur procédure sans forcément comptabiliser immédiatement l'infraction, cet enregistrement est désormais automatisé. Ce à quoi s'ajoute une qualification beaucoup plus fine des infractions, les menus déroulants des nouveaux logiciels laissant peu de place à l'approximation. Plus moyen de garder des infractions sous le coude pendant des semaines, et surtout plus moyen de les requalifier sous des index moins visibles.
Des efforts louables, mais qui ne changent rien au fait que le travail policier continue à être principalement évalué et récompensé à l’aune du nombre d’affaires réalisées et non du qualitatif (satisfaction de la population par exemple). Sur le terrain, la « prime de résultats exceptionnels » (PRE) instaurée par Nicolas Sarkozy en 2004 existe toujours. Selon Le Monde, près d’un tiers des fonctionnaires de la police nationale l'ont touchée en 2013, pour un montant total de 25 millions d'euros. Manuel Valls puis Bernard Cazeneuve ont conservé cette prime, en privilégiant une approche plus collective : seuls 10 % des agents la perçoivent désormais à titre individuel, les 90 % restants étant récompensés par service ou groupe.
Les commissaires bénéficient, eux, toujours de leur indemnité de responsabilité et de performance (IRP), un système plus opaque créé en 2010. Une première partie de cette prime dépend de leurs « responsabilités, du niveau d'expertise et des sujétions spéciales » ainsi que de la difficulté du poste occupé, et une seconde partie de leurs résultats. Pour les 10 % de commissaires les plus « performants », cette part liée au résultat peut faire augmenter leur prime de 40 %, selon un document syndical datant d'octobre 2010. « Alors que la liste des primes de résultats exceptionnels, soit 500 à 1 000 euros par gardien de la paix ou gradé, est communiquée au comité technique, pour les commissaires, il n'existe aucune transparence sur les bénéficiaires et les montants », se plaint un syndicaliste policier.
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