Marine Le Pen ne pourra plus dire le contraire, le Front national est officiellement mis en cause dans une « affaire » de financement illicite. L’information judiciaire ouverte sur les relations entre le micro-parti de Marine Le Pen – Jeanne –, et l’agence de communication Riwal, dont les principaux responsables ont déjà été mis en examen, débouche désormais sur l'implication présumée de l'état-major du parti. Le trésorier du Front national, Wallerand de Saint-Just, ancien avocat, a été entendu et placé mercredi sous le statut de témoin assisté par les juges Renaud Van Ruymbeke et Aude Buresi.
Le Front national pourrait pour sa part être poursuivi en tant que personne morale prochainement. Même si elle n’a de cesse de répéter que son parti n’a « rien à se reprocher » dans ce dossier, Marine Le Pen se gardera sans doute de venir le représenter au pôle financier du palais de justice de Paris. Mais il n'est pas exclu qu'elle soit elle aussi convoquée par les juges, en sa qualité de présidente du FN, et compte tenu de ses liens avec l'un des mis en examen, Frédéric Chatillon, le patron de Riwal. De source judiciaire, le montant des détournements est estimé à 10 millions d'euros sur le financement des campagnes présidentielle et législatives de 2012.
Depuis un an maintenant, les juges épluchent le dispositif électoral du Front national, articulé autour de l'association Jeanne et de l’agence Riwal. Ils ont procédé ces cinq derniers mois à huit mises en examen. Outre Frédéric Chatillon, Axel Loustau, trésorier de Jeanne et actionnaire de Riwal ; Olivier Duguet, trésorier de Jeanne entre 2011 et 2012 et associé de Chatillon ; Sighild Blanc, actionnaire de Riwal et proche de Chatillon ; Nicolas Crochet, commissaire aux comptes de Jeanne, conseiller économique de Marine Le Pen pendant la campagne. Récemment Jean-François Jalkh, le vice-président du FN en charge des questions juridiques et secrétaire général de Jeanne, a été mis en examen, ainsi que Jeanne et Riwal, en tant que personnes morales.
L'association Jeanne, fondée en 2010 pour assurer une autonomie financière à Marine Le Pen, est devenue la pièce maîtresse du dispositif électoral du Front national, offrant des « kits électoraux » fabriqués par Riwal et des prêts à un taux élevé aux candidats FN. Ce dispositif de financement a été confié à des proches de la présidente du FN, et notamment le cercle des anciens du GUD (Groupe Union Défense), après que l'imprimeur historique du Front national a été écarté.
Après un an d'enquête, les juges visent des faits de « faux et usage de faux », d'« escroquerie en bande organisée », d'« abus de biens sociaux », de « blanchiment en bande organisée » mais aussi de « financement illégal d’un parti politique et de campagne électorale » et d'« acceptation d’un financement provenant d’une personne morale ». Décryptage de ces incriminations et du rôle des acteurs de cette affaire.
- Quelle est la responsabilité de Marine Le Pen et de l'état-major du parti ?
En 2007, Marine Le Pen missionne l’un de ses proches, l’ancien avocat Philippe Péninque, pour « réaliser un audit politique, administratif et financier du Front national » qui va provoquer l’éviction de l’imprimeur historique du parti, Fernand Le Rachinel. Outre le procès qui s’ensuivra, perdu par le FN, Marine Le Pen entérine le recours à un nouveau réseau d’entreprises, chargé de son matériel électoral, précisément lié à Péninque. Ces prestataires sont aujourd'hui au cœur de l'enquête, de même que l'association Jeanne, contrôlée par le même groupe.
Si la présidente du FN n'apparaît pas nommément dans Jeanne, son vice-président, l'eurodéputé Jean-François Jalkh, en est le secrétaire général, et le maire d'Hénin-Beaumont Steeve Briois, son mandataire financier. À sa tête, on retrouve également l'une de ses amies de fac, Florence Lagarde. L'association, chargée de collecter des fonds pour les campagnes du FN, et la candidature de Marine Le Pen à la présidentielle, est donc parfaitement intégrée dans le dispositif frontiste.
Dans un procès-verbal de synthèse dévoilé par Le Monde, les enquêteurs relèvent que « Marine Le Pen s’enquiert et est informée du choix des imprimeurs et de la répartition des quantités pour chacun d’eux et semble influencer ces décisions ». « Elle est en lien direct avec Nicolas Crochet (le commissaire aux comptes de Jeanne, ndlr) et se tient très au courant au sujet de Chatillon, des articles de presse le concernant ainsi que concernant Loustau, Jeanne et Riwal. Elle semble d’ailleurs en être contrariée et être informée et au courant de tout. » Selon les policiers, Frédéric Chatillon « informe » aussi Marine Le Pen « de [leurs] investigations ».
Des écoutes téléphoniques évoquées dans cette synthèse le confirment. En avril 2014, Axel Loustau, le trésorier de Jeanne, relate au téléphone l’énervement de Marine Le Pen face à l'ouverture d'une information judiciaire sur les financements de campagne du FN : « J’viens d’avoir Marine, elle est un peu agacée. » « Elle est au courant de tout depuis le début… », répond son interlocuteur, Frédéric Chatillon. « Nous faut qu’on ferme notre gueule […]. J’vais te dire, avant qu’on soit mis en examen hein, moi, chez Jeanne, j’ai les couilles propres », dit Loustau, qui sera pourtant mis en examen un an plus tard pour « escroqueries ».
- Les soupçons d’« escroquerie »
À l'origine de l’enquête, les fameux « kits de campagne » (affiches, tracts, “journaux de campagne”, sites web) proposés – puis imposés – aux candidats frontistes. Jeanne achète ces kits à Riwal, les revend 16 650 euros pièce aux candidats, et ceux-ci seront ensuite remboursés par l’État – quand ils ont recueilli plus de 5 % des voix. Le chiffre d'affaires de ces kits pour les législatives de 2012 s'est élevé à 9,3 millions d'euros.
D’après les enquêteurs, ce matériel a été largement surfacturé, au préjudice final de l'État. Certaines prestations seraient même fondées sur de « fausses factures », estiment les policiers. Selon la synthèse des enquêteurs, les marges bénéficiaires de Riwal se sont élevées en 2012 à 2,43 millions d’euros, soit 44,5 %. À ces marges s'ajoutent celles de l'association Jeanne, ce qui permet aux juges d'estimer les détournements à 10 millions d'euros.
Les kits, déjà proposés aux cantonales de 2011, sont devenus « obligatoires » lors des législatives de 2012. C’est ce qu’atteste un document intitulé « instructions sur le kit de campagne » envoyé aux secrétaires départementaux : « L’investiture du FN n’est validée qu’après signature du bon de commande relatif aux kits de campagne. Celui-ci est donc obligatoire et s’impose à tout candidat investi par le FN », peut-on y lire.
Pour acheter ce kit, Jeanne propose aux candidats un prêt du même montant – il leur faut cocher une case sur le même bon de commande que le kit. Le taux proposé est très élevé (6,5 %), mais qu’importe : les candidats déclarent les intérêts payés comme frais de campagne et sont remboursés de leurs dépenses par l’État. Cela permet au micro-parti de réaliser une marge, aux frais de l’État. De source judiciaire, la mention obligatoire figurant sur les kits, le fait qu'ils ne correspondent pas aux besoin des candidats, et leur surfacturation, justifient l'incrimination d'escroquerie retenue par les magistrats, ainsi que le taux d'intérêts facturé par Jeanne.
- Les soupçons de « faux et usage de faux »
Comme Mediapart l’avait révélé, des conventions de prêts semblent avoir été antidatées, et donc falsifiées. Des responsables de Jeanne auraient demandé à des candidats frontistes de signer a posteriori des contrats de prêts. Le but était encore et toujours d'obtenir un remboursement par l'État de cette dépense imputée à la campagne.
« Ces faux permettaient le remboursement par l’État de dépenses de campagne dont la réalité, mais aussi le véritable besoin étaient difficilement vérifiables, dépenses qui semblaient surfacturées au bénéfice de l’association Jeanne et de la société Riwal », ont conclu les enquêteurs dans leur note de synthèse.
- Les soupçons de « financement illicite de parti politique » et de « campagne électorale »
La loi du 11 mars 1988 encadrant le financement des partis politiques interdit les financements indirects tels que les dons matériels, en l'occurrence la rémunération de personne.
Le groupe Riwal, comme Amboise Audit, le cabinet d'experts chargé de la validation des comptes de campagne du Front national, ont rétribué plusieurs cadres du Front national. Le premier d'entre eux, l'eurodéputé Jean-François Jalkh a été mis en examen, le 19 mai, pour escroquerie, abus de confiance au préjudice de Jeanne, et acceptation par un parti politique d'un financement provenant d'une personne morale. Jalkh avait confirmé avoir été salarié par Amboise Audit, « pour les assister sur les problèmes juridiques ». « Ce n'est pas un emploi fictif, ni une rétro-commission », avait-il justifié. La justice reproche au cabinet d'experts d'avoir rémunéré Jalkh via des facturations de l'association Jeanne, d'où l'abus de confiance.
En sa qualité de secrétaire général de Jeanne, l'eurodéputé a aussi accepté du groupe Riwal des avances de trésoreries, des services, une mise à disposition d'employés, et la prise en charge d'une facture. Aujourd'hui, il explique vouloir « réserver [ses] explications détaillées en exclusivité aux magistrats ».
Riwal est aussi mis en cause pour des financements par personne morale aux candidats : l'entreprise a également salarié, en mai et juin 2012, deux responsables du Front national, David Rachline et Nicolas Bay, lors des campagnes présidentielle et législatives 2012.
Outre ces prises en charge, c'est l'ensemble du dispositif mis en place à travers Jeanne et Riwal qui pourrait conduire le parti à se trouver en infraction vis-à-vis des lois instituant le financement public des partis. En effet, le vice-président Jalkh, le trésorier Saint-Just, mais aussi, d'après l'enquête, la présidente du Front national, semblent avoir validé le choix des prestataires et les procédures de financement, et d'emprunt. L'état-major du FN apparaît donc tout à la fois comme le donneur d'ordre, et le benéficiaire du système Riwal. Marine Le Pen a d'ailleurs à plusieurs reprises renouvelé sa confiance à ses prestataires.
- Les soupçons d'« abus de bien sociaux » et de « blanchiment » par la galaxie Riwal
« On a des prestations du sous-traitant, il est normal que la justice vérifie si elles sont réelles, ou surfacturées, avait commenté Jean-François Jalkh, répondant à Mediapart. Tout est suspect par définition, pour les policiers. Ils se demandent s’il n’y a pas un grand manitou qui est arrivé, et qui a pompé du fric sur la boîte ou filer sous la table des retours à je ne sais pas qui. »
L'enquête porte donc sur l'utilisation par Riwal de ses importants bénéfices – 2,43 millions d’euros en 2012. Le service anti-fraude Tracfin a relevé des flux financiers suspects entre les sociétés de sécurité détenues par Axel Loustau, par ailleurs trésorier de Jeanne, et Riwal. De même, d’importants retraits en espèces sur le compte de Riwal ont été notés. Pour justifier de ces flux, des conventions de prêt ont été remises aux policiers.
Riwal aurait encaissé 7 millions d’euros de Jeanne entre avril 2012 et janvier 2014. Les investigations se poursuivent sur des fonds qui ont transité par Hong Kong et Singapour.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Hotplug SATA sous linux