Les salariés d’Areva sont saisis d’inquiétude. Fait rare pour le groupe : 60 % d’entre eux ont répondu le 2 juin à l’appel de l’intersyndicale pour la défense de l’emploi et de leur métier. Tardivement, très tardivement, tous commencent à prendre la mesure de la catastrophe d’Areva et du fait qu’ils vont être les premiers à en payer le prix. Après avoir annoncé une perte record de 4,8 milliards d’euros en 2014, la direction du groupe nucléaire a donné une première estimation du coût social : 5 000 emplois au moins doivent être supprimés d’ici à 2017, dont 3 000 à 4 000 en France. « C'est le moment de mobiliser car on peut peser sur les choix qui vont être faits », a expliqué sur France Info Jean-Pierre Bachmann, le coordinateur de la CFDT, premier syndicat du groupe.
Mais les choix ont toutes les chances d’être effectués sans eux. Une réunion de travail doit se tenir le 3 juin à l’Élysée, réunissant Manuel Valls, Emmanuel Macron et François Hollande, pour déterminer l’avenir du groupe nucléaire. Les décisions précises ne sont pas encore prises, selon nos informations. Mais les grandes lignes sont déjà arrêtées. Le gouvernement poursuit deux objectifs : assurer l’avenir de la filière nucléaire française totalement mise à bas avec le naufrage d’Areva ; et trouver les solutions qui coûtent le moins possible au budget de l’État. Toutes aboutissent au même résultat : Areva, tel qu’il a été créé en 2001, a vécu. Le groupe nucléaire est appelé à être démantelé.
Après l’effondrement d’Areva et le fiasco de l’EPR, le gouvernement aurait pu avoir la tentation de remettre à plat tout le dossier du nucléaire français. Il n’en est rien. « Politiquement, il est impossible à un gouvernement, quel qu’il soit, de renoncer à cette filière. Personne ne peut assumer de renoncer à cette voie et prendre le risque de déstabiliser EDF », explique un connaisseur du dossier.
Le corps des Mines comme tous les experts industriels qui conseillent les membres du gouvernement n’ont pas manqué de multiplier les arguments pour défendre cette « filière d’excellence », malgré tout, en insistant sur les pertes de savoir-faire, les risques industriels, la casse des PME du secteur, la concurrence chinoise ou russe, sans oublier les arguments écologistes. « Il faut sortir des visions idéologiques sur l’énergie. En dépit de Fukushima, l’énergie nucléaire a un avenir. On ne saura pas faire sans. Il n’y a plus que les écologistes militants qui défendent le contraire. Les productions d’énergie solaire ou éolienne ne peuvent pas suffire. Si l’on veut lutter contre le réchauffement climatique et les effets de serre, il n’y a que le nucléaire qui permette de produire une énergie sans CO2 », soutient un proche du dossier.
Le gouvernement avait-il besoin d’être convaincu ? En tout cas, il est prêt à reprendre telle quelle l’argumentation. Dans l’urgence, sa principale préoccupation est de faire face à l’effondrement d’Areva, entreprise maîtresse de la filière, et d’organiser son sauvetage. Car il est impossible, pour Bercy, de maintenir le groupe en l’état : il faudrait au bas mot entre 6 et 8 milliards d’euros pour renflouer Areva. En ces temps d’austérité et de réduction des dépenses publiques, le gouvernement ne veut pas engager de telles sommes. La filière nucléaire doit être sauvée mais au moindre coût pour l’État.
Au lendemain de l’annonce de la faillite d’Areva, la tentation première du gouvernement a été de forcer EDF à reprendre entièrement le fabricant de chaudières nucléaires. Le slogan était tout trouvé : le mariage d’EDF et d’Areva allait créer « le numéro un mondial de l’énergie ». Cette solution de facilité a déclenché un tollé chez EDF. Son nouveau président, Jean-Bernard Lévy, s’est opposé avec la dernière vigueur à cette intégration verticale qui n’apportait rien, sinon de la lourdeur et des surcoûts, a-t-il expliqué. La réalité des chiffres a fini par l’emporter : aussi grand soit-il, l’électricien public n’est pas en si bonne santé que cela. Il n’est, en tout cas, pas en mesure d’assurer seul le sauvetage de son sous-traitant.
Face à ce constat, le gouvernement est maintenant contraint de trouver d’autres solutions financières, à défaut d'être industrielles. Dans la précipitation, le rapport Roussely – ancien PDG d’EDF –, commandé par Nicolas Sarkozy en 2009 après les déboires français à Dubaï, a refait surface. C’est lui qui sert de guide aux décisions gouvernementales, même si l’exécutif ne le revendique pas.
Comme le préconisait ce rapport, Areva devrait conserver toute son activité aval – retraitement du combustible, gestion des déchets – qui est considérée comme stratégique. De même, son activité minière, la plus rentable, devrait être ouverte à des capitaux extérieurs, et sans doute cotée. Areva en resterait, si ce n’est l’actionnaire majoritaire, au moins l’actionnaire principal. À la fin des années 2010, cette solution avait déjà été évoquée. Les fonds qataris s’étaient déclarés très intéressés par une prise de participation. Mais Anne Lauvergeon, alors en poste, s’y était opposée avec la plus grande fermeté.
Si les arbitrages gouvernementaux autour de ces deux activités ne semblent pas soulever de grands débats, selon nos informations, la question autour d’Areva NP, qui réalise la conception et la fabrication des réacteurs nucléaires, est beaucoup plus compliquée. Pour le gouvernement, la solution la plus simple est naturellement qu’EDF reprenne l’intégralité de l’activité. Jean-Bernard Lévy a avancé une autre idée : il propose la création d’une joint-venture entre EDF et Areva qui regrouperait l’ensemble des bureaux d’ingénierie et de conception des réacteurs nucléaires des deux groupes, afin de travailler ensemble sur une nouvelle conception de l’EPR, après les accidents à répétition sur les chantiers finlandais et de Flamanville, et sur de nouveaux réacteurs nucléaires plus petits.
« Jean-Bernard Lévy va-t-il réussir à résister aux pressions de l’Élysée et imposer sa solution ? Ce n’est pas sûr », dit un proche du dossier. Le président d’EDF a, en tout cas, fait savoir que, même s’il reprenait l’activité, ce serait sans avoir à assumer les coûts des plans sociaux à venir, les risques liés au chantier finlandais, les risques commerciaux sur d’autres projets, et sans toute l’activité chaudronnerie et forge, basée essentiellement au Creusot. Ce qui laisse un grand nombre de risques et coûts à la charge d’Areva et de l’État.
Le deuxième point de désaccord entre EDF et Bercy porte sur le prix d’acquisition. Sachant le nombre de milliards nécessaires au renflouement d’Areva, le ministère des finances souhaite que la vente d’une partie des actifs du groupe nucléaire lui rapporte le maximum. Selon nos informations, Emmanuel Macron, qui n’a pas oublié son ancien métier de banquier d’affaires, fixerait le prix d’acquisition de la branche réacteurs autour de 3,5 milliards d’euros. Le directeur financier d’EDF, Thomas Piquemal, lui aussi ancien banquier d’affaires chez Lazard, aurait fixé la limite à 2 milliards d’euros maximum. Pour se faire bien entendre, il menace de demander des « due diligence », c’est-à-dire un audit complet de l’activité, avant l’acquisition, ce qui, ferait-il valoir, ne serait peut-être pas à l’avantage d’Areva et de l’État.
Quel que soit le schéma de reprise finalement retenu, EDF entend bien obtenir des compensations pour l’aide apportée à l’État. La première a déjà été annoncée par Jean-Bernard Lévy. Le président d’EDF réclame une augmentation des tarifs de 2,5 % par an sur trois ans. Cette hausse des tarifs figurait déjà parmi les recommandations du rapport Roussely. Celui-ci préconisait des hausses sensibles des prix, compte tenu des multitudes de charges auxquelles l’entreprise publique avait à faire face.
La deuxième réclamation est présentée de façon plus discrète. Elle chemine dans les couloirs et fédère tous les soutiens de la filière nucléaire. Tous demandent un abaissement des exigences de la sécurité nucléaire, un encadrement du rôle de l’Agence de sûreté nucléaire, voire son enterrement en première classe. À les entendre, l’EPR n’est pas la catastrophe industrielle et financière annoncée. Les failles repérées lors de la construction de la centrale, ou dans l’acier de la cuve, seraient largement passées inaperçues et auraient été acceptées, s’il n’y avait eu l’ASN. Toutes ces précautions, insistent-ils, sont démesurées et entraînent des surcoûts considérables.
L’abaissement des contraintes de sécurité, la reprise en main de l’ASN, jugée bien trop indépendante, figuraient aussi dans les recommandations du rapport Roussely. Les exigences de sécurité, expliquait alors l’ancien PDG d’EDF, étaient poussées à un niveau tel, qu’elles déclassaient les réacteurs français par rapport à ses concurrents du fait des surcoûts imposés, et tuaient la filière nucléaire française. À l’époque, Nicolas Sarkozy avait jugé plus sûr d’enterrer le débat. Mais les défenseurs du nucléaire français, oublieux tout même de Fukushima, n’en démordent : ils veulent en finir avec l’ASN et ses pouvoirs jugés exorbitants. Et il n’est pas sûr que cette fois ils n’obtiennent pas gain de cause, au nom de la compétitivité française, du rayonnement du nucléaire français et tant d’autres beaux principes.
Même si le gouvernement s’arrange pour étaler les coûts dans le temps, en reporter sur d’autres, en cacher certains, le sauvetage d’Areva, tel qu’il s’annonce, va coûter des milliards à l’État. Et encore, l’addition n’est pas définitivement arrêtée. Le sujet des activités renouvelables du groupe nucléaire n’est toujours pas traité. Les pertes de cette branche sont encore tues : elles s’élèveraient, selon nos informations, à 1,5 milliard d’euros. « C’est un sujet que le gouvernement ne peut pas aborder pour l’instant. À la veille du sommet sur le climat, il ne peut pas annoncer qu’il enterre les activités renouvelables d’Areva. Et puis, ce dossier a des implications industrielles. Il y a beaucoup de PME qui travaillent pour le groupe. Elles sont souvent dans des régions de gauche. C’est un sujet qui réapparaîtra après la fin du sommet sur le climat et les régionales », prédit un proche du dossier.
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