Servir Laurent Fabius, le ministre des affaires étrangères, peut rapporter gros. Pas forcément sous les dorures du Quai d’Orsay mais dans son fief de Seine-Maritime, l’une des fédérations socialistes les plus riches de France. Là-bas, son lieutenant Didier Marie, président du département de 2004 à 2014, chargé de tenir le bastion historique de son mentor, a réussi l’exploit d’encaisser pendant des années un total de 12 000 euros de revenus mensuels liés à son « travail » politique, via différents canaux souterrains de la « fabiusie » que Mediapart a remontés. À côté de Didier Marie, les autres professionnels de la politique sont des amateurs.
Jusqu’en 2013, cet instituteur de formation de 55 ans a en effet fonctionné comme une véritable « cash machine ». En complément de ses indemnités d’élu local cumulard et surbooké, il a bénéficié de contrats de travail de complaisance accordés tantôt par Laurent Fabius en personne (qui l’a rémunéré comme assistant à l’Assemblée nationale), tantôt par le patron de la fédération socialiste de Seine-Maritime (comme « chargé de mission »), sans que les militants de base n'en soient jamais informés.
Surtout, les travaux accomplis par Didier Marie à ce titre n’ont laissé aucune trace. Ce collaborateur fantôme de la « fabiusie » les a-t-il réellement effectués ? Si la question mérite d’être posée, c’est que les salaires empochés par l’intéressé pendant toutes ces années provenaient de fonds publics (ceux du Palais-Bourbon) ou largement publics (la trésorerie du PS de Rouen).
Dès les années 1990, cet inconnu du grand public s’est imposé comme un personnage clef au côté de Laurent Fabius, aidant l'ancien premier ministre à verrouiller « sa » fédération, à la transformer en pouponnière pour son courant national (tout à la fois école de formation et réserve de cartes pour peser lors des congrès du PS). Ce genre de loyauté se récompense. On découvre aujourd’hui qu’elle se paye.
Entre janvier 2010 et juin 2012, le député Laurent Fabius a en effet salarié Didier Marie comme collaborateur parlementaire à temps plein, alors que celui-ci officiait déjà comme président du conseil départemental de Seine-Maritime (indemnisé à hauteur de 4 400 euros mensuels), comme vice-président de la communauté d’agglomération de Rouen (1 460 euros) et comme adjoint au maire d’Elbeuf (970 euros) – sans compter sa présidence d’Habitat 76 (premier bailleur social de Seine-Maritime) et 415 euros de jetons pour siéger au conseil d’administration de la société des autoroutes Paris-Normandie. Avec un agenda pareil, comment Didier Marie a-t-il pu trouver le temps de remplir son contrat d’assistant ?
Pour rappel, ce Normand devait déjà, à la tête du département, gérer 1,7 milliard d’euros de budget, 1,2 million d’administrés, des dossiers aussi lourds que le RSA et l’aide aux personnes âgées, livrer des collèges et piloter toute une administration – les missions d’un président vont jusqu’à la nomination des gardes champêtres.
Mais ses talents d’ubiquité devaient être exceptionnels, puisque Laurent Fabius a non seulement choisi de le salarier via l'Assemblée mais aussi de le rémunérer grassement à hauteur de 5 500 euros par mois (quand le salaire moyen d’un collaborateur de député tourne autour de 2 600 euros en moyenne). Toutes gratifications compilées, Didier Marie gagnait ainsi huit fois le Smic, sans même avoir à pantoufler dans le privé.
Ses 12 000 euros semblaient même une sorte de « revenu garanti ». Car en septembre 2012, une fois François Hollande entré à l’Élysée et Laurent Fabius au gouvernement, Didier Marie, toujours président du département de Seine-Maritime, toujours premier vice-président de l’agglomération rouennaise, toujours premier adjoint au maire d'Elbeuf, a resigné à l’Assemblée avec Guillaume Bachelay, la « plume » et le successeur de Laurent Fabius au Palais-Bourbon. Prudent, Guillaume Bachelay, désormais numéro deux du PS, a revu le contrat de son assistant à la baisse, lui accordant « seulement » 1 900 euros de salaire pour un temps partiel (un format déjà plus crédible).
Mais Didier Marie a illico bénéficié d’un contrat de complément signé – cette fois – avec la fédération PS du département, qui s’est mise à lui verser le « manque à gagner », soit 3 200 euros par mois, et ce jusqu'en décembre 2013. Son job sur le papier ? « Chargé de mission » auprès du patron de la fédération, le très fabiusien Christophe Bouillon. Le très généreux Christophe Bouillon surtout : ce dernier ne l'employait, à ce prix-là, que 14 heures par semaine…
Au fil des années, avec des recettes sanctuarisées aux environs de 12 000 euros par mois, le grand-élu-petit-assistant-conseiller-personnel a ainsi dégagé suffisamment de marges pour investir dans plusieurs biens immobiliers en France et sur l'île grecque de Paros.
Les militants, eux, n’ont découvert ces arrangements financiers qu’après coup, une fois Didier Marie promu parlementaire (à la faveur d’une démission inopinée qui l’a fait entrer au Sénat en janvier 2014). Contraint par les lois sur la transparence à publier sa déclaration d’activités des cinq dernières années, Didier Marie a dû alors coucher par écrit la liste de tous ses anciens employeurs, et révéler le pot aux roses. Plutôt que d’évoquer franchement son contrat auprès de Christophe Bouillon, il a toutefois mentionné « le président de l’association Démocratie & Culture », nom officiel du PS en Seine-Maritime ignoré de la plupart des militants.
En mars dernier, il a surtout mis une nouvelle version en ligne, bizarrement expurgée de certaines données. Alors qu'elles n'auraient jamais dû sortir du premier cercle fabiusien, ces informations scandalisent en tout cas bien des socialistes aujourd’hui, même parmi les plus aguerris.
Reprenons. Qu’a fait exactement le président de Seine-Maritime comme assistant de luxe du député Fabius ? « Moi j’étais attaché en circonscription, répond Didier Marie à Mediapart. J’informais [Laurent Fabius] de l’activité politique locale et je faisais redescendre des infos auprès de nos réseaux. » On voit mal le rapport avec le travail parlementaire – d'autant que l'élu n'a guère fréquenté la permanence du « patron » au Grand-Quevilly, en banlieue de Rouen. On comprend surtout mal pourquoi ces services politiques, que Didier Marie remplissait déjà en tant qu'élu local fabiusien, méritaient une rémunération parallèle sur fonds publics. Cette configuration féodale mettait en outre le président de Seine-Maritime dans une situation de subordination à l'égard d'un député de son territoire (qui en comptait onze), sous pression pour exécuter sa moindre tocade.
Au Quai d'Orsay, la conseillère en communication de Laurent Fabius, balayant l'hypothèse d'un emploi fictif, nous déclare que « Didier Marie est un homme de terrain qui avait un rôle d'animation politique ». « Il organisait probablement des réunions… », ajoute-t-elle. Des traces écrites ? Pas sous la main. Comment ce « travail » pouvait-il rester compatible avec l’emploi du temps de Didier Marie comme président de département ? « C’est pas comme si Fabius avait salarié le président de la Bourgogne [à 400 kilomètres de sa circonscription] ! », ironise-t-elle. Également sollicité, le député Guillaume Bachelay n'a pas souhaité réagir à nos multiples mails et coups de téléphone.
Quant à l'emploi de Didier Marie comme « chargé de mission » auprès du patron de la fédération PS de Seine-Maritime, il n'est guère plus facile à cerner. « Son travail auprès de moi, c’était faire de la politique », nous répond Christophe Bouillon, 46 ans dont 18 à la tête de la « fédé », aujourd'hui sur le point de passer la main après le fiasco du PS aux départementales de mars. Mais encore ? « Cela consistait à faire ce qu’il savait faire : du maillage territorial, de la présence, de la préparation aux élections. »
Chez un « baron » local cumulard, ces actions militantes ne devraient-elles pas rester bénévoles ? « Oui, mais ça c’est un jugement de votre part, on n’est pas là dans le registre de la légalité, je n’ai pas de regret. Après sur [le montant de] la rémunération, quand vous énumérez les différentes sommes, c’est vrai que la question peut se poser… » Ignorant l'existence même du contrat, les adhérents socialistes ne risquaient pas de la lui soumettre ! « Il existe des commissions financières [au sein de chaque fédération] où les oppositions internes peuvent s’exprimer, réplique Christophe Bouillon, par ailleurs député. Il faut que les questions soient posées pour que les réponses apparaissent. Les questions n’étaient pas posées. »
Didier Marie les affronte aujourd'hui sans complexe apparent. La réalité de son emploi à la « fédé » ? « Comme chargé de mission de Christophe Bouillon, je faisais de la politique », nous répond-il, point à la ligne. « Je n'ai rien à me reprocher, j’ai beaucoup donné pour le parti. Moi je ne venais pas à neuf heures le matin pour ouvrir les fenêtres, passer le coup de balai et allumer l’ordinateur ! », lâche-t-il, sans doute en référence à d'autres permanents. « Chacun peut avoir un jugement sur le montant de ma rémunération, mais ça ne pose aucun problème juridique. Si vous comparez avec des rémunérations de cadres dans des tas de domaines, comme celui des sociétés de conseil, cela n’a rien d’extravagant. »
Didier Marie se dédouane aussi en invitant à regarder ailleurs. « Quand vous voyez le PS aujourd’hui, vous avez une proportion astronomique d’élus qui sont également collaborateurs de députés ou de sénateurs, collaborateurs de mairie ou permanents du parti, souligne Didier Marie. Mon cas est plutôt une généralité. » Faux, plutôt un cas paroxystique. Mais ce phénomène de « professionnalisation » de la vie politique ne cesse, de fait, de progresser.
L'homme qui en parle le mieux s'appelle d'ailleurs Laurent Fabius. « Lorsque des jeunes viennent me voir en disant : “Monsieur, je voudrais faire de la politique”, je leur dis toujours: “Essayez d’abord d’avoir un métier !”, a déclaré le ministre des affaires étrangères sur France Inter le 15 septembre 2014. La politique, ça n’est pas un métier, il faut se colleter avec la réalité ! » L'expression d'un remords, peut-être. Nous montrerons en tout cas, dans le second volet de notre enquête, à quel point le socialisme seinomarin est devenu un carriérisme politique poussé à l'extrême.
BOITE NOIRENous enquêtons sur le fonctionnement du socialisme en Seine-Maritime depuis décembre 2014, et avons rencontré plus d'une vingtaine d'anciens collaborateurs, employés de collectivités, militants, élus. Dans le cadre de ce premier article, nous avons interrogé Didier Marie et Christophe Bouillon fin janvier. Le service de presse de Laurent Fabius a été sollicité à la mi-mai. Le député Guillaume Bachelay a été contacté et relancé à de multiples reprises depuis 5 mois, sans jamais donner suite.
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