Ce n’est pas un homme d’affaires comme les autres. « C’est un “parrain”, vous n’approchez pas un mec comme ça, il y a toujours 3-4 mecs autour. C’est, comme on dit en Afrique, un grand monsieur. » Philippe Belin souhaiterait que les enquêteurs comprennent bien à quel genre de personnage ils s’attaquent. Il insiste : « Encore une fois, Michel Tomi n’est pas quelqu’un que vous interpellez comme ça, il impose un certain respect, c’est une telle figure en Afrique. »
Il est près de minuit, ce 18 juin 2014, quand le patron de la société française Marck, spécialisée dans la confection et la vente d’uniformes militaires, commence à se confier aux policiers. Après dix-huit heures passées en garde à vue, il se décide enfin à livrer quelques informations sur celui que l’on surnomme malgré ses dénégations le “parrain des parrains”, l’homme qui l’a conduit jusqu’ici, dans les locaux de la police judiciaire, et qui lui vaudra d’être mis en examen deux jours plus tard par le juge Tournaire pour « corruption d’agents publics étrangers » et « abus de biens sociaux ».
Pressé de questions, Belin (qui n'a pas répondu non plus à celles de Mediapart) reste prudent. Sait-on jamais. Comme il le conseillait un jour à l’un de ses responsables commerciaux, il faut « faire attention » avec Tomi et ses « trucs mafieux ». Le chef d’entreprise évoque donc rapidement sa rencontre avec le Corse en 2009, « à l’occasion de la campagne présidentielle au Gabon d’Ali Bongo ». Il raconte aussi ce jour d’hiver 2013 où il est venu le voir dans un hôpital marseillais pour lui demander « un coup de main ». « J’ai dit à Michel Tomi que j’aimerais bien bosser sur le Mali, il m’a répondu que le président [Ibrahim Boubacar Keita – ndlr] était là », à peine « vingt mètres plus loin », dans une chambre.
L’alliance Belin-Tomi n’aurait rien donné. Et l’histoire s’en serait arrêtée là. C’est du moins ce qu’assure le patron de Marck aux enquêteurs, avant de comprendre que ces derniers ont amassé un nombre considérable d’éléments (écoutes téléphoniques, interceptions de courriels, perquisitions…) qui désossent le système Tomi, où tout se monnaie à prix d’or dans une grande confusion de bien public et d’intérêts privés.
Mediapart a raconté dans une précédente enquête (ici) les dessous de la stratégie du “parrain des parrains”, déjà condamné dans plusieurs affaires financières, pour s’immiscer dans l’intimité des chefs d’État du Mali et du Gabon, puis les couvrir d’égards et de cadeaux en tout genre (voitures, séjours dans des palaces parisiens, croisières sur son yacht de luxe, achat de costumes de luxe…). Une « relation d’ordre familial, paternel », selon les mots de Tomi – les juges préfèrent parler de « corruption » –, qui lui laisse surtout le champ libre pour faire prospérer son business en contrepartie.
Tomi, en Afrique, c’est un empire qui pèse très lourd. Avec son groupe Kabi (présent dans les casinos, le PMU, les paris sportifs, l’immobilier, l’aviation ou le lobbying), dont il est l’actionnaire à 66 %, l'homme d'affaires brasse officiellement chaque année plus de 600 millions d’euros de chiffre d’affaires, avec des marges bénéficiaires allant de 10 à 50 % selon les activités. Autant dire, une énorme machine à cash. Et partout où c’est possible, les mâchoires du système Tomi se referment sur chaque nouvelle opportunité juteuse. Il n’y en a jamais assez.
Recensés dans deux rapports de synthèse du 20 juin 2014 de la police judiciaire, tous ces nouveaux marchés, qu’il s’agisse de mines d’or, de construction de chemins de fer ou de la vente de navires militaires, dessinent une autre facette du “parrain des parrains”. Celle d’un « intermédiaire » intervenant régulièrement pour le compte de sociétés commerciales françaises et chinoises auprès des « décideurs publics de plusieurs pays (Tchad, Mali, Gabon…) », « organisant par exemple des rendez-vous ou étant intéressé financièrement aux projets », selon les conclusions de l’Office anti-corruption de la PJ, basé à Nanterre.
Parmi ces sociétés, apparaît donc celle de Philippe Belin, Marck. Le rapport de police décrit par le menu les stratagèmes de Michel Tomi, qui « fait jouer ses relations au plus haut niveau des dirigeants de l’État malien afin de favoriser les intérêts » de l'entreprise. Ainsi, le 18 décembre 2013, soit quelques jours après la rencontre de Marseille, le “parrain des parrains” décroche son téléphone, alors placé sur écoutes. « Comment ça va monsieur le ministre ? Mes respects », lance-t-il à son interlocuteur. Le ton est amical, l’objet de l’appel beaucoup moins. « J’aimerais que vous receviez quelqu’un…heu… qui m’intéresse. »
Le quelqu’un en question n’est autre que Belin. Le “ministre” malien, potentiellement celui de la défense, ne se fait pas prier pour le rencontrer, « dès demain » s’il le faut. Michel Tomi a obtenu en trente secondes ce qu’il voulait. Mais il ne s’arrête pas là et s’emploie dans les minutes qui suivent à savonner la planche d’une société concurrente, Magforce. « Il faut faire très attention, prévient-il au sujet de cette dernière, en prenant soin de ne pas trop en dire par téléphone. Très attention… hein, il faudra heu… On discutera après… Toi et moi… hein ?! » Le ministre acquiesce : « D’accord, y a pas de problème. » Tomi conclut la discussion, paternaliste : « C’est bien, monsieur le ministre. »
Plus embarrassant, le 19 juin 2014, lors d’une perquisition au domicile parisien de Philippe Belin, les enquêteurs découvrent une note manuscrite rédigée sur du papier à en-tête de l’hôtel Hilton de Yaoundé, au Cameroun. Il y est question de commissions occultes en marge d’un contrat similaire avec l’État camerounais, avec cette mention bavarde : « 10 % ministre via Tomi ». Face aux enquêteurs, le patron de Marck, pourtant très prolixe jusqu’alors, ne saura pas comment expliquer ces annotations et préférera garder le silence. À titre personnel, Tomi empochera 150 000 euros d’« honoraires » sur ce marché de vente d’uniformes militaires.
Au Mali, où il est devenu le principal interlocuteur du président Keita, Michel Tomi cherche par tous les moyens à étendre ses activités. Et quel meilleur secteur que celui de l’or pour devenir le véritable roi du pays ? Au printemps 2014, l’homme d’affaires s’intéresse de près au contrat de concession de la raffinerie malienne d’or, dont le potentiel a de quoi faire tourner les têtes : « 100 tonnes d’or, ça représente à peu près 2 000 milliards de francs CFA, c’est-à-dire 4 milliards de dollars », estime-t-il par téléphone le 1er avril.
Là encore, “le parrain des parrains” prétend n’avoir qu’un simple rôle d’intermédiaire. Mais selon les enquêteurs, « les conversations et les échanges de courriels montrent que Michel Tomi peut intervenir sur le choix du futur exploitant de cette raffinerie d’or, et qu’il pourrait y avoir un intérêt financier ». Pour ce marché, le Corse a jeté son dévolu sur F-Scott, une holding basée en Suisse, qui travaille notamment dans le secteur du ciment et du béton. Ensemble, ils avaient déjà planché sur un projet de construction de 7 000 logements sociaux au Gabon, finalement avorté. Mais cette fois-ci, Tomi veut aller jusqu’au bout.
Alors il fait jouer ses relations. Et se tourne directement vers les plus hauts dirigeants de l’État malien. L’affaire pèse des milliards de dollars, mais elle se règle par textos, directement avec le ministre des mines, Boubou Cissé, que Tomi appelle affectueusement « mon neveu ». L’homme d’affaires organise une rencontre entre les représentants de F-Scott. Par pure générosité ? Pas vraiment. « Dès le début, il était sous-entendu que nous laisserions la porte ouverte à Michel Tomi pour investir si le projet venait à se concrétiser », déclare Paul Albrecht, le président de la holding, aux enquêteurs.
Dans le système mis en place par le “parrain des parrains”, il n’y a pas de service gratuit. Albrecht l’a compris dès 2011, lorsque Michel Tomi lui a demandé d’embaucher Rebiha H., qu’il présente comme une « très bonne amie ». « Nous avons compris que sans réponse positive de notre part nous aurions eu peu de chance d'entrer dans ce projet », confie Frédéric Albrecht, le fils de Paul, patron d’une filiale française de F-Scott, qui a fourni une attestation d’embauche et des bulletins de salaires à la jeune femme afin que celle-ci obtienne la naturalisation française et puisse justifier de ses ressources au quotidien.
Rebiha H. n’est pas une salariée comme une autre. C’est elle – ou Michel Tomi, il ne se souvient plus – qui a fixé le montant de son propre salaire, confie Frédéric Albrecht aux enquêteurs. Un petit privilège qui est d’autant plus intéressant que la jeune femme ne travaille pas et occupe, selon les propres aveux de celui qui est censé être son patron, un emploi fictif.
Il n'y a pas que le Mali dans la vie de Tomi. Il y a le Gabon, aussi, base arrière historique du clan pour ses affaires africaines. Les policiers ont découvert que l'homme d'affaires y a réalisé une très belle opération en marge de la vente, en août 2010, de quatre vedettes de surveillance à la marine gabonaise par la société française Raidco Marine Internationale. Un contrat d’un montant total de 16 millions d’euros, qui a engendré « des difficultés de trésorerie et des versements anormaux de fonds vers la “sphère” de Michel Tomi », selon l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière, co-saisi des investigations policières.
Sur ce contrat, Tomi a touché double. D’abord 1,6 million d’euros de commissions sur la vente des navires, qui atterriront pour partie sur le compte d’une filiale du groupe Kabi, la bien nommée Corsi Kasbah, propriétaire… d’une ferme au Maroc. Ce à quoi il faut ajouter la rétrocession d’un contrat de maintenance de Raidco au groupe Kabi pour un montant de 1,9 million d’euros. Pour les juges, cela s’appelle juridiquement une « complicité et recel d’abus de biens sociaux », l’un des dix-sept chefs d’inculpation dont a écopé le “parrain des parrains”.
Les masses de cash générées par tous les business africains de Tomi lui permettent d’assurer un fastueux train de vie. En 2012, il a ainsi acquis pour 3,4 millions d’euros un somptueux appartement de 280 m2 boulevard Haussmann, dans les beaux quartiers de la capitale. Au cours de l’enquête, son financement a été expliqué de trois manières différentes… Avec sa compagne, il emploie sur place des domestiques et des femmes de ménages (non déclarées jusqu’en 2013). Deux chauffeurs se relaient également pour assurer les déplacements du couple et des enfants, à bord de Bentley ou de limousines. Tomi ne se déplace par ailleurs jamais sans ses gardes du corps.
Pour assurer la fluidité des espèces, il envoie chaque année environ un million d’euros à l’un de ses hommes de mains, Valentin. Les sommes ne sont presque jamais déclarées. Face aux policiers, Tomi a concédé être à la tête d’une « fortune personnelle » dont il peut « disposer à volonté » grâce à ses multiples gisements de revenus africains : « C’est pour cela que tous les frais que j’ai pu avoir en France où je viens régulièrement, je faisais ramener les liquidités pour pouvoir en disposer à volonté. »
Côté vêtements, bijoux ou décorations, les Tomi dépensent sans compter chez Chanel, Dior, Prada, Valentino ou Hermès. Le couple Tomi s’est par ailleurs constitué un important patrimoine au Maroc, constitué de six biens immobiliers pour une valeur globale d’environ 2,5 millions d’euros. Une perquisition menée au domicile des Tomi a notamment permis de découvrir plus de 400 000 euros en liquide, des bijoux de luxe et une trentaine de sacs à main Chanel, Vuitton ou Hermès. La grande vie.
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