Tout change mais rien ne se passe. C’est l’impression un peu étrange qui se dégage depuis 2008, lorsque le capitalisme est entré dans une crise structurelle dont les subprimes furent le détonateur. Sur les marchés financiers paniqués, puis inondés de liquidités, sur les places publiques occupées par les « Indignés », dans les systèmes partisans bousculés par des partis hostiles au « système », des événements majeurs se sont produits. Pourtant, le gouvernement de nos sociétés n’en sort qu’à peine bouleversé.
En France, si le PS et l’UMP réalisent des résultats historiquement médiocres et sont devancés par le Front national, chacun sent bien que la domination de leurs camps et leur alternance au pouvoir, au gré de leurs échecs respectifs, pourraient durer longtemps. Chez notre voisin britannique, tous les partis d’opposition progressent, la part des formations les plus récentes n’a jamais été aussi élevée, mais David Cameron s’offre le luxe d’un second mandat. Au sud, Podemos et Ciudadanos ont beau annoncer la fin du bipartisme espagnol, le Parti populaire et le Parti socialiste ont sans doute encore de longues années à arpenter les allées du pouvoir. Et si l’arrivée de la gauche radicale en Grèce constitue une rupture, ses interlocuteurs européens sont bien décidés à ne pas lui laisser plus d’air qu’il n’en faut pour éviter l’asphyxie. Dans le nouveau parlement européen, le recul des forces centrales au profit de la gauche et de la droite radicales n’a pas empêché la poursuite de leur gestion commune d’une Union européenne qui est largement leur création.
Loin d’obéir à d’autres logiques socio-économiques ou d’être investi par des forces alternatives, le pouvoir politique sur le « Vieux Continent » reste donc le quasi-monopole de responsables peu ou prou identiques à la période d’avant-crise, communiant autour des mêmes solutions et récitant les mêmes mantras (la compétitivité, le sérieux budgétaire…). Pris dans une équation insoluble (restaurer les taux de profit, réduire les déficits, retrouver la croissance), ils bricolent une régulation chaotique de moins en moins convaincante.
Ils tentent de rattraper un électorat fuyant, ou déjà parti, en agitant des peurs (le terrorisme, l’hydre populiste, la partition du pays) ou en proposant des remèdes aussi efficaces qu’un cataplasme sur les yeux d’un aveugle (voir la passion nouvelle pour le vote obligatoire en France). En face, leurs opposants font face à des barrières institutionnelles fortes, et souffrent encore d’un manque rédhibitoire d’attraction et/ou de crédibilité, apparaissant comme des aventuriers (plus ou moins) sympathiques, mais notoirement sous-équipés pour le gros temps qui les attend.
En bref, les craquements sous la surface se multiplient, mais le séisme ne se produit pas. Face à cette drôle de stase démocratique, la quête d’alternatives ne peut se fonder sur un diagnostic trop rapide, ou qui en reste aux seuls symptômes morbides de l’époque. Plusieurs travaux de chercheurs en sciences sociales, aussi utiles que peu connus, peuvent heureusement être mobilisés pour comprendre la pièce qui est en train de se jouer sous nos yeux. L’histoire la plus importante n’est peut-être pas celle que les acteurs déclament, mais celle qui est inscrite dans un fond de scène obscur, au moyen d’une machinerie puissante aux ressorts invisibles.
Les événements évoqués plus haut ont en effet quelque peu réveillé la vie intellectuelle. Les élections tenues depuis quelques années ont poussé à un renouvellement de la réflexion sur le malaise dans la représentation. Dans le même temps, la crise des dettes souveraines a fait apparaître avec une crudité inédite les mécanismes de domination à l’œuvre dans la zone euro, tandis que le marasme économique depuis 2008 a suscité des interrogations sur l’évolution du capitalisme et ses conséquences politiques.
L’audience ou l’existence même de certains travaux ne seraient pas allées de soi quelques années auparavant, qu’il s’agisse du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty ou des thèses de Wolfgang Streeck sur la crise sans cesse retardée du capitalisme démocratique (lire ici un entretien de Streeck sur Mediapart).
Signe des temps, l’ouvrage de Colin Crouch sur la post-démocratie a été traduit en français en 2013, huit ans après sa parution en anglais. Crouch était alors l’un des rares chercheurs connus du monde académique, dont l’audience dépassait l’espace confiné de la pensée critique, suggérant de reprendre une réflexion systémique sur l’ordre politique et social contemporain. Dans Post-démocratie, le politiste dénonce un des ressorts fondamentaux de la crise qui travaille nos régimes représentatifs, à savoir le poids des grands intérêts privés auprès des gouvernements.
Crouch établit une analogie avec l’ère dite « post-industrielle » : si l’industrie n'a pas disparu, le moteur du système économique s’est déplacé ailleurs. De la même façon, les institutions démocratiques continueraient d’exister, mais sous forme de coquilles vides. Le pouvoir réel serait accaparé par un assemblage d’élites politiques et patronales, où les secondes réussissent à imposer leurs intérêts comme leurs méthodes et modes d’organisation. Dans les partis comme dans les services publics soumis au « new management », on observe une concentration de la décision, l’emploi de « communicants », la sous-traitance des tâches, au détriment de l’implication citoyenne.
Récemment, beaucoup de travaux (peu proviennent d'auteurs français, c’est à noter) sont allés dans la direction indiquée par Crouch, en approfondissant un diagnostic excessivement centré sur l’influence des grandes firmes. Leur point commun : découvrir, sous une myriade de petits faits, ce que ceux-ci révèlent des changements systémiques caractérisant la période assez déroutante que nous vivons. J’essaierai de mettre à jour leur leçon principale, qui pourrait se résumer ainsi : la fameuse crise de la représentation, tant déplorée, ne peut être comprise et éventuellement combattue, que si elle est rapportée à une mutation profonde des formes d’État et de capitalisme qui enserrent la vie politique.
Il ne faut pas y voir une grille de lecture économiciste. Le capitalisme nécessite des conditions de possibilité qui en font autre chose qu’un simple mode de production : un véritable ordre social, dans lequel la sphère politique n’est qu’artificiellement séparée de la sphère économique. Ainsi, l’État moderne est marqué par un biais sélectif en faveur de la reproduction des rapports sociaux capitalistes, qui agit comme une contrainte structurelle lorsqu’il doit répondre à d’autres impératifs (comme la cohésion sociale ou la protection de l’environnement). Les responsables politiques agissent bien dans ce cadre-là.
On peut alors faire l’hypothèse d’une transformation de l’autorité politique, dont l’exercice est de plus en plus disjoint des territoires où elle trouvait à la fois ses détenteurs et sa légitimité populaire. Il en résulte une involution généralisée par rapport aux seuils de démocratisation franchis depuis le XIXe siècle, imbriquée à l’essoufflement et à la réorganisation spatio-temporelle des économies capitalistes. Grâce à cette grille de lecture, le sens de certaines thématiques dans le débat public, de l’incantation de la croissance à la déploration de la lenteur du temps parlementaire, apparaît beaucoup plus net.
Partons pour commencer de la forme la plus visible de décomposition/recomposition de notre ordre sociopolitique. Celle-ci réside dans le dérèglement du circuit représentatif, et notamment la transformation des fonctions remplies par les partis, qui sont encore la médiation principale entre les électeurs et le pouvoir politique.
Le politiste Peter Mair, disparu à l’été 2011, a bien montré que ces derniers jouent de fait un rôle nécessairement central dans les démocraties représentatives, où le peuple n’est jamais qu’un « semi-souverain ». Ils ne l’auraient jamais aussi bien rempli que durant la période 1945-1975, laquelle apparaît rétrospectivement comme l’apogée de la démocratie de masse.
En assumant simultanément et avec la même intensité les tâches de représentation, de canalisation des demandes populaires et de gouvernement, les partis permettaient que la démocratie soit autre chose qu’un exercice non despotique du pouvoir par des élites éloignées des citoyens. En d’autres termes, empruntés au politiste italien Alfio Mastropaolo (lire ici un entretien avec lui), la démocratie « procédurale » était prolongée par une démocratie « substantielle », fondée sur une participation des citoyens et une égalisation de leurs conditions inédites.
Dans Is Democracy a Lost Cause? (2012), Mastropaolo considère cependant qu’un « contre-mouvement » annule peu à peu cet approfondissement de la démocratie après les premières décennies de fureur du XXe siècle. Alors que les trois décennies du second après-guerre auraient représenté un point d’acmé du pouvoir citoyen, ce dernier ne cesserait de régresser depuis, malgré la continuité apparente des règles constitutionnelles.
La force apparemment irrésistible de ce contre-mouvement découle certes des atteintes à l’État social, qui ont contribué à miner les fondements matériels et égalitaristes de la participation populaire. Mais plus fondamentalement d’une accumulation de mécanismes d’exclusion politique.
Les dirigeants politiques et leurs conseillers sont notamment devenus plus autonomes par rapport aux corps délibératifs, que ce soit à la tête du parti ou à celle du gouvernement. Dans la littérature en science politique, le terme de « présidentialisation » désigne cette tendance générale à l’œuvre dans les démocraties consolidées, et pas seulement au sein de notre Ve République. La procédure des primaires s’inscrit par exemple dans cette logique.
La prépondérance des exécutifs a par ailleurs été renforcée par leur position privilégiée dans les institutions européennes et internationales, qui pèsent de façon croissante dans le gouvernement des sociétés. Les nombreuses obligations supranationales qui en découlent contribuent à ce que les grands partis proposent des alternatives de moins en moins différenciées. La multiplication des agences indépendantes dans toute une série de domaines de régulation, ainsi que le contrôle accru des juges sur les décisions politiques, n’ont fait qu’accentuer ce brouillage idéologique. Les gouvernants semblent servir plusieurs maîtres à la fois, dont le peuple n’apparaît pas comme le plus respecté. En France, la continuité frappante entre les politiques publiques de la droite des années 2000 et des socialistes depuis 2012 en fournit une illustration de choix.
Pour synthétiser ces évolutions, Peter Mair a parlé d’une victoire du principe de « responsabilité » gouvernementale sur le principe de « représentation » des citoyens. Dans Ruling the Void (littéralement, « gouverner le vide »), paru en 2013, il explique que ce déséquilibre provient d’un retrait des élites politiques dans l’appareil d’État, qui nourrit autant qu’il reflète le retrait des citoyens de la politique conventionnelle. En effet, ce second retrait obéit d’une part à des facteurs autonomes qui compliquent objectivement le travail de représentation politique (individualisation des valeurs, éclatement des identités de religion et de classe), mais il est d’autre part encouragé par la formation d’une classe gouvernante qui « apporte de l’ordre plutôt qu’elle ne donne une voix » aux citoyens.
De cette altération du circuit représentatif découle une conséquence majeure : les différences entre les partis de gouvernement sont surjouées dans les médias, et en décalage complet avec les enjeux véritablement décisifs, maîtrisés par la haute fonction publique ou dépendant de négociations supranationales.
Comme le souligne le politiste Yannis Papadopoulos dans Democracy in Crisis? (2013), cela se traduit par un divorce entre la scène visible de la compétition politique et les coulisses invisibles de la fabrique des politiques publiques. Les acteurs qui sont formellement autorisés à agir par les citoyens et tenus de leur rendre des comptes délèguent une grande partie de leur pouvoir à des acteurs non visibles, qui n'ont aucune obligation vis-à-vis du corps politique.
Il existe par conséquent une « contradiction entre la responsabilité politique et le pouvoir effectif », tandis que « les attentes des citoyens [en termes de résultats] sont dirigées vers le mauvais endroit ». Le fameux malaise dans la représentation tire donc son origine de cette spectacularisation d’un affrontement pour le pouvoir, dont les conditions d’exercice sont pourtant ignorées et/ou hors de portée du citoyen ordinaire. Il en résulte une déception inévitable, et le risque selon Papadopoulos d’un « cercle vicieux de la défiance » : plus les citoyens sont insatisfaits, plus les responsables politiques auraient tendance à multiplier les promesses intenables, ou à déporter le débat sur des enjeux mineurs par rapport aux conditions d’existence de la majorité sociale.
Des partis oppositionnels, remplissant une fonction de « tribun du peuple », peuvent certes profiter de cette situation en incarnant un principe de représentation délaissé par les partis mainstream. De ce point de vue, le « populisme » des premiers peut être considéré comme une réaction au technocratisme des seconds, qui ne sont toutefois pas immunes de tentations plébiscitaires.
Quoi qu’il en soit, les partis campant sur une posture antisystème ne constituent guère une alternative. Disposant rarement d’une réelle crédibilité gouvernementale, ils font aussi face à de nombreux obstacles leur barrant la route du pouvoir (financement, mode de scrutin…). Le cas exceptionnel de Syriza montre que quand ils y parviennent, le cadre européen constitue alors un glacis supplémentaire qui protège les grandes orientations macro-économiques requises par Bruxelles.
L’Union européenne est un facteur additionnel de désintégration du circuit représentatif. Non seulement le mandat et la légitimité populaires de ses organes de décision sont très faibles, mais aucune confrontation lisible entre un gouvernement et une opposition n’est organisée en son sein.
Alors que les grandes orientations qu’elle impose aux États membres ne font pas l’objet d’une véritable compétition politique à l’échelle de l’UE, celle qui se déroule dans les espaces nationaux porte souvent sur des enjeux surdéterminés par le cadre européen, lui-même hors d’atteinte pour les citoyens ordinaires.
La crise n’a fait qu’accentuer les sources de ce désormais fameux « déficit démocratique ». Les institutions européennes montées en puissance depuis 2008 sont en effet les « indépendantes » évoquées par le chercheur Antoine Vauchez dans Démocratiser l’Europe (2014). Ces institutions (Commission européenne, Cour de justice, Banque centrale) ont en commun de disposer d’un mandat supra-électoral et supranational dont le périmètre a eu tendance à s’élargir. Elles sont appelées « non majoritaires » car elles échappent au circuit de la légitimité électorale, tout en disposant de faibles contrepoids face à leurs décisions. Si leur composition obéit certes à des principes de représentativité (les États ont leur mot à dire), leur montée en puissance traduit bien un « allongement de la chaîne de délégation démocratique », au nom d’un « projet européen » défini sans que les peuples n’aient jamais été saisis directement.
Parmi ces indépendantes, la BCE est certainement celle qui a le plus profité de la crise des dettes souveraines pour accroître son pouvoir. Clément Fontan a bien montré à quel point son immixtion dans le jeu politique européen s’est révélée contestable (la lettre des traités a été dépassée) et asymétrique (les intérêts des détenteurs de capitaux ont été privilégiés par rapport à ceux des populations). Un ancien conseiller économique du président de la Commission européenne, Philippe Legrain, vient d’ailleurs de se fendre d’un appel relayé par La Tribune, dans lequel il réclame que son champ de compétences soit restreint et ses dirigeants obligés de rendre des comptes. La crise n’a cependant servi que de révélateur au fait que l’euro n’est pas une monnaie véritablement publique, au sens où elle ne dépend pas d’un pacte social, d’un rapport de souveraineté, qui devraient pourtant constituer sa légitimité ultime.
Espace où l’autorité politique s’exerce à partir de plusieurs lieux, qui sont autant de sites de négociations entre acteurs publics mais aussi privés, pas forcément représentatifs ni responsables devant le corps électoral : l’UE apparaît comme le site par excellence de l’avènement de la « gouvernance ». Dans un article provocateur publié par la Revue française de science politique en 2004, le politiste Guy Hermet la voyait déjà comme la seule arène de pouvoir où ce mot « tarte-à-la-crème » signifiait quelque chose de vraiment effectif.
Davantage qu’une simple modalité de l’exercice du pouvoir qui se développe à côté du traditionnel gouvernement vertical des sociétés, il s’agit selon lui d’un mécanisme d’« endiguement » de la souveraineté populaire, qui n’offre rien moins qu’une « alternative à la démocratie représentative », supportable tant qu’elle parvient à maintenir un statu quo satisfaisant pour les citoyens. Ces derniers ne sont plus appelés à discuter et décider d’un projet d’avenir commun pour la communauté politique. Ils ne sont qu’une force d’évaluation parmi d’autres de l’efficacité des décisions prises par des élites et des minorités cooptées. Pour Hermet, la mort du débat sur les finalités collectives et le « pluralisme limité » organisé par la gouvernance rappellent furieusement les caractéristiques de « l’autoritarisme libéral », que nos pays pensaient avoir dépassé.
Cela dit, voir l’intégration européenne comme une source externe de la dé-démocratisation nationale serait une erreur. Depuis les années 1980, les traités successifs n’ont pas cherché à reproduire une démocratie conventionnelle en fait déjà dégradée, mais plutôt à prolonger et garantir la soustraction des élites dirigeantes aux mécanismes d’autorisation et de sanction populaires. De ce point de vue, l’UE actuelle serait à lire comme le résultat de la mutation des régimes représentatifs ouest-européens, et non pas comme une excroissance malheureuse dont la disparition ferait revenir un âge d’or disparu de la démocratie.
C’est notamment ce qu’a théorisé le chercheur britannique Christopher Bickerton, dans un ouvrage publié en 2013 et intitulé European Integration: From Nation-States to Member States. Seuls le bouleversement de l’économie politique de nos sociétés depuis les années 1970, et par conséquent un changement du type d’État qui nous gouverne, peuvent selon lui expliquer les deux paradoxes de l’intégration européenne : (1) le fait que les exécutifs nationaux restent centraux dans une construction qui apparaît pourtant extérieure à l’échelon national, et (2) leur interaction plutôt consensuelle et technique dans cette arène communautaire, à rebours de l’adversité politique qu’ils semblent assumer dans l’arène nationale.
Pour Bickerton, ces paradoxes s’éclairent si l’on comprend que la division passe entre les exécutifs nationaux intégrés aux institutions européennes d’un côté, et leurs populations nationales de l’autre. Selon cette grille de lecture, l’intégration européenne est l’histoire d’une transformation de la forme d’État prévalant en Europe. À l’État-nation fondé sur la souveraineté populaire, et qui tentait d’organiser des obligations réciproques entre représentants et représentés, aurait ainsi succédé l’« État membre », qui résout le conflit gouvernants/gouvernés en préservant les premiers de la pression populaire.
L’actuel isolement européen du gouvernement Tsipras, qui prétend échapper à cette évolution, se comprend d’autant mieux sous cet angle. Alors que Syriza se refuse à franchir certaines lignes rouges orthogonales au mandat populaire reçu des Grecs, des exécutifs communautaires et nationaux lui intiment désormais explicitement de tourner le dos à son programme.
Bickerton rapproche cette nouvelle forme d’État des différentes phases du capitalisme. Les États modernes du second après-guerre, usant des techniques keynésiennes et de compromis institutionnalisés entre différents corps intermédiaires, correspondaient à la configuration fordiste du capitalisme. Les États membres de la fin du XXe siècle sont, eux, contemporains d’une configuration néolibérale de ce dernier. Creusant une tranchée entre la société et ses dirigeants plutôt que de les relier, ils ont restreint d’eux-mêmes le champ des possibles des politiques économiques, en garantissant leur exposition aux verdicts de la finance de marché et en s’interdisant le maniement direct de l’outil monétaire.
En fait, Bickerton retrouve les intuitions de toute une tradition marxiste à la marge des milieux académiques, qui s’est efforcée de produire une théorie de l’État moderne. Nicos Poulantzas (dont nous parlions dans cet article) fut l’un des pionniers de cette recherche. À son actif, on peut mentionner son anticipation de la mutation de l’État « national-populaire » des Trente Glorieuses dans un sens autoritaire. En revanche, les évolutions de ces trente dernières années empêchent de le suivre dans le primat qu’il conférait à l’espace national.
Plusieurs de ses héritiers en ont pris conscience. Ils ont souligné à quel point les capacités étatiques se sont dispersées à plusieurs échelles, de même que les chaînes de valeur ajoutée des firmes postfordistes se sont étendues à un vaste marché mondial. Il y a en effet des raisons profondes pour lesquelles la fameuse « gouvernance » est adaptée à l’ère de l’État membre. Ses principes mêmes (cannibalisation du public par le privé, dispersion territoriale du pouvoir mais concentration sur un nombre limité d’acteurs) sont ajustés aux nouveaux arrangements spatio-temporels du capitalisme.
C’est notamment ce que développe le sociologue Bob Jessop dans un travail théorique difficile d’accès mais stimulant. Considérant que le capitalisme ne résout ses crises qu’en agençant différemment son rapport au temps et l’espace, il interprète la mondialisation comme une réarticulation des processus de valorisation capitaliste, sur plusieurs échelles spatiales (comme les métropoles ou les grands blocs régionaux supranationaux), mais aussi sur une échelle temporelle de plus en plus compressée (le trading à haute fréquence utilisé dans la finance en est un bon exemple).
Que les villes globales ou des méga-zones de libre-échange posent des problèmes démocratiques est un fait bien connu. En témoignent les débats sur l’abandon des territoires dits « périphériques » ou « perdants » de la mondialisation, aussi bien que les contestations du traité transatlantique. De façon plus originale, Jessop insiste sur le conflit croissant entre la temporalité du postfordisme et celle de la prise de décision démocratique. Alors que l’activité capitaliste est en quête d’« hyper-mobilité » et de vélocité, le pouvoir politique dépend d’un rythme plus lent, notamment avec ses délibérations parlementaires. La tentation est alors forte de procéder à la compression de son propre cycle de décision, plutôt que d’imposer une décélération aux acteurs économiques les plus puissants.
Les déclarations répétées de François Hollande sur la lenteur du processus législatif sont à cet égard moins anecdotiques qu’il n’y paraît. Elles témoignent des nouveaux biais sélectifs de l’État moderne postfordiste : ceux-ci tendent à marginaliser les acteurs politiques et économiques attachés au temps long, aux règles formelles, à la délibération et au seul cadre national. Ils profitent en revanche aux exécutifs, aux représentants du capital financier, aux acteurs capables de se mouvoir sur les différents sites de ce qui est devenu un véritable « complexe spatial » d’autorité, disjoint des territoires auxquels sont attachés la plupart des droits civiques, politiques et sociaux des citoyens.
À ces réflexions, le sociologue de l’économie Wolfgang Streeck ajoute la prise en compte de la rupture intervenue avec la crise de 2008. Dans ses travaux, notamment dans Du temps acheté (2014 pour l'édition française), il en fait une borne chronologique essentielle dans l’évolution des régimes politiques, de même importance que la crise structurelle des années 1970.
Celle-ci avait mis en évidence les difficultés d’accumulation du capitalisme, provisoirement surmontées par l’inflation, puis par un endettement et une financiarisation déraisonnables. Ces artifices ont nécessité une transformation de l’État pour faire décroître le « pouvoir populaire » au sein des démocraties représentatives. Streeck souligne qu’ils ont permis de limiter le prix social à payer pour l’essoufflement de la dynamique productive du capitalisme.
La crise contemporaine correspond à l’épuisement de ces artifices. En temps d’austérité, la souveraineté de l’État se redéfinit. Selon Streeck, celle-ci se résumerait désormais à faire la preuve de « sa capacité à rembourser ses dettes ». En revenant peu à peu sur le degré de socialisation de l’économie, et donc en laissant aux soins du privé les besoins d’investissement et de protection.
Il est sans doute simpliste d’y voir comme lui la victoire finale du « peuple des marchés » contre le « peuple-citoyen ». Les uns et les autres peuvent parfois se confondre mais aussi avoir des intérêts contradictoires, tandis que les sites de conflit entre puissances sociales sont loin de se réduire aux États et à un ailleurs nébuleux propre aux marchés. En revanche, on peut partager son pessimisme quant à l’avenir démocratique des régimes représentatifs.
Si l’on suit son raisonnement économique et si l’on partage l’hypothèse d’une tendance à la stagnation des économies matures, la conclusion qui en découle est celle d’une évolution de plus en plus prédatrice des stratégies d’accumulation capitalistes pour tenir les promesses de valeur mise en circulation par la finance mondiale. Or, les puissances sociales susceptibles de s’y opposer sont aujourd’hui désorganisées et désavantagées dans l’ordre politique en évolution depuis les années 1970. Elles se répartissent en effet dans des espaces nationaux dont les cycles de développement et de mobilisation politique et sociale ne sont pas synchronisés. De plus, les populations les plus conscientes ne sont pas forcément intéressées par une action collective dans le champ politique, dont elles se sont distanciées y compris lorsqu’elles tentent de vivre de manière différente – comme peut le décrire Éric Dupin dans son livre Les Défricheurs.
Comme à la fin du XIXe siècle, les partis qui prétendent remplir une fonction de représentation laissée vacante sont considérés comme irresponsables par les élites en place, qui préfèrent démanteler des institutions protectrices plutôt que de risquer de freiner l’expansion des secteurs dominants de l’économie. L’obsession pour les « réformes structurelles » ou la condamnation de la « fraude sociale » s’inscrivent bien dans cette vision.
Deux différences majeures distinguent cependant cette époque de la nôtre. D’une part, les pressions à la démocratisation allaient s’avérer irrésistibles pour les héritiers de l’Ancien Régime. Aujourd'hui, la pente suivie va plutôt dans un sens autoritaire, en tout cas moins pluraliste. D’autre part, la première mondialisation était aussi synonyme de ce que la sociologue Saskia Sassen a appelé dans Critique de l’État une « ère hyper-nationale ». À l’inverse, nous vivons plutôt une dispersion des capacités étatiques. Ces « nouveaux assemblages territoire-autorités-droits », selon son expression, se logent désormais à des échelles multiples.
Les résistances que ce processus rencontre et suscite ne devront en tout cas leur efficacité qu’à une pleine compréhension de ce qu’on désigne commodément comme des « crises » démocratique et économique, et qui sont en réalité autant de réagencements de l’ordre sociopolitique auquel nous sommes habitués.
BOITE NOIREFabien Escalona est enseignant à Sciences-Po Grenoble, collaborateur scientifique au Cevipol (Université libre de Bruxelles). Il est spécialiste de la social-démocratie en Europe. Il est notamment l'auteur de The Palgrave Handbook of Social Democracy in the European Union, publié (en anglais) en 2013. Il a déjà publié sur Mediapart deux analyses, l'une sur Syriza et Podemos, l'autre sur la recomposition du paysage politique en France.
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