Débarqué un matin de mai à la gare de Lyon à Paris, Tahir a pris le bus 65 pour se rendre porte de La Chapelle. Un contact lui avait envoyé l’itinéraire par SMS. Là, il pourrait faire une halte le temps de rejoindre l’Angleterre ou l’Allemagne, ou décider de rester sur place.
Cet Éthiopien de 27 ans, radieux, est arrivé en France il y a une semaine. Et déjà il fait face aux menaces d’expulsion de son nouveau lieu de vie par les forces de l’ordre françaises. Entre le pick-up lancé à toute allure dans le désert subsaharien, la violence des passeurs libyens et la traversée mouvementée de la Méditerranée, il en a vu d’autres. Pas de quoi lui faire perdre l’espoir que la chance tourne enfin en sa faveur. « Je suis si ambitieux », dit-il dans un anglais courant.
Rien ne s’est passé pendant des mois sur ce campement au nord de Paris, les personnes ont été laissées à l’abandon, en situation de quasi-survie au milieu d’une métropole occidentale. D’un coup, c’est l’effervescence. À la frontière entre le Xe et le XVIIIe arrondissements, les migrants installés sous le métro aérien à la station La Chapelle se savent en répit. L’insécurité dans la précarité. Les tentes alignées les unes à côté des autres sur plusieurs rangées sont sur le point d’être dégagées, selon les rumeurs de plus en plus insistantes que s’échangent les occupants. Dans le brouhaha permanent des voitures, des métros, et des trains qui circulent en dessous, chacun s’accroche à quelques mots entendus ici et là, « hôtel », « relogement », « foyer », sans savoir à quoi s’en tenir.
Après avoir laissé pourrir la situation, les pouvoirs publics, face aux arrivées incessantes, s’activent depuis quelques semaines. Ce jeudi matin, de petits groupes de réfugiés se forment autour de représentants de la mairie de Paris, de la préfecture et d’une association, Emmaüs Solidarité, sollicitée pour leur venir en aide et lister leurs demandes. Ils cherchent à glaner des informations. Originaires d’Érythrée, d’Éthiopie, du Soudan, de pays d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb et de Syrie, ils redoutent de perdre du jour au lendemain les quelques biens rassemblés depuis leur arrivée en Italie.
Tahir n’est pas dans ce cas. Il n’a rien. Même pas un sac plastique pour ranger ses affaires. D'ailleurs il n’a pas d’affaires. Ni de tente : il dort à même le sol. La brosse à dents et le dentifrice dont il se sert dans le parc en contrebas sont empruntés. Ses possessions se résument au pantalon en toile, à la chemise et au pull qu’il porte ce jour-là. Le téléphone qu’il sort de sa poche à la fin de l’entretien est partagé avec d’autres. Assis sur les marches, dans le rayon du soleil, il raconte son incroyable périple qui commence il y a plus de deux mois.
Originaire de la région d’Oromia, Tahir craint les arrestations nombreuses d’opposants politiques lors de la campagne électorale qui vient d’aboutir, le 27 mai, à la reconduction de la coalition au pouvoir. Avant le scrutin, Amnesty International publiait un rapport dénonçant la violation des droits politiques et humains. « Quand vous refusez de prendre la carte du parti, ils vous harcèlent », dit Tahir. « Vous n'êtes pas libres, ils vous pourchassent et vous emprisonnent », insiste-t-il.
Comme des milliers de ses compatriotes, il fuit. Passe par le Soudan, grimpe dans une camionnette Toyota roulant non-stop trois jours et trois nuits dans le désert vers le nord. À 30 dans une remorque, debout, serrés, entourés d’une simple corde pour empêcher que les passagers ne basculent. « Certaines personnes ont été accidentées, des fractures, des choses comme ça. Le chauffeur a tiré pour les faire fuir », dit-il. L’eau est rationnée, un demi-litre pour 24 heures. « À plusieurs reprises, le pick-up s’est ensablé. On avait soif. Tout le monde a eu peur de mourir », raconte-t-il.
En Libye, à Tripoli, il est enfermé dans une de ces « maisons » (home) où les trafiquants parquent les migrants le temps que le passage s’organise. « Je suis resté accroupi, silencieux, dans l’obscurité pendant un mois, pour éviter que les gardes ne me remarquent et ne s’en prennent à moi. » Ceux-ci, armés, en désignent quelques-uns parmi les exilés, les emmènent dans des containers, où ils sont battus si leur famille n’envoie pas l’argent demandé, explique-t-il. « On n’avait rien à manger. Un repas toutes les 24 heures. J’en ai vu qui commençaient à lécher le sol et à boire n’importe quoi. »
Transférés d’un Zodiac à un bateau de pêche surchargé, ils ont quitté les côtes libyennes à 250. Accroupis, encore, pendant des heures. Les passagers ont pleuré quand le moteur, après douze heures de navigation, est tombé en panne. Leur espoir est réapparu à la vue d’un navire de la flotte allemande, venu à leur rescousse. « Les Allemands nous ont sauvés. Je leur en serai éternellement reconnaissant », dit-il. « Certains sont morts en se levant, en apercevant les secours. Leurs jambes ne pouvaient plus les porter. D’autres se sont noyés en attrapant la corde. »
Débarqué en Sicile, il est aussitôt conduit en bus à Venise, où les autorités italiennes tentent de prendre ses empreintes digitales. Il refuse, personne n’insiste. Rome n’entend pas accueillir l’ensemble des personnes arrivant sur ses rives. « J’ai appelé ma mère. Elle a crié de joie. Elle était tellement contente, presque plus que moi. Nous connaissons tant de proches qui sont morts. » En quelques heures, il trouve le chemin de la gare. Milan, direction Marseille. Entre Vintimille et Menton, le train stoppe, les migrants sont escortés par la police aux frontières (PAF) vers la sortie. Puis refoulés en Italie. Pas pour longtemps. Il en rit encore : « On est repassé à pied en 55 minutes en longeant la côte à flanc de montagne. » Il remonte dans un train à Nice après avoir dormi « là par terre » et arrive à Paris. Au total, il estime à 20 000 dollars ce qu’il a dépensé pour ce voyage sans destination fixe. Son objectif était de venir en Europe. La plupart de ses compagnons d’infortune visent la Grande-Bretagne parce qu’ils sont anglophones, qu’ils ont des proches outre-Manche et qu’ils pensent pouvoir s’employer facilement. « Londres, ce serait mon rêve, dit-il. Un jour j’essaierai d’aller à Calais. » Il sait comment ça se passe là-bas. Ses amis lui ont raconté : « C’est dur. Les policiers tapent sur les gens. Il y a beaucoup de monde qui cherche à monter dans les camions. » Mais rien ne l'arrête. « Je suis prêt à tout pour réussir, affirme-t-il. Je surmonterai tous les obstacles. Je veux travailler. Je veux montrer ce que je sais faire. Je peux tout faire. Tous les métiers, nettoyer vos sols, comme préparer vos repas. »
À La Chapelle, il dit qu’il est « heureux ». « Les gens sont accueillants, il n’y a pas de bagarre. Entre nous, on s’aide. Des gens apportent des choses, de la nourriture, des vêtements, c'est gentil. J’ai récupéré une couverture, ça va. Je n’ai rien ni personne. Mais j’ai beaucoup, beaucoup d’espoir. L’Europe est une démocratie, un jour ma chance viendra. »
Adossé à la rambarde séparant le terre-plein de la route, Gervais, Ivoirien, 25 ans, ne se plaint pas non plus, mais une pointe d’inquiétude se lit sur son visage. Il se tient à proximité de sa tente, l’une des premières – géographiquement et chronologiquement – du campement. Il a trouvé refuge ici il y a six mois. Quand je le salue et me présente comme journaliste, il répond en français parfait : « Bonjour, je suis migrant. » Déjà interviewé par Le Parisien, il est un peu lassé des médias : « À quoi ça sert tout ça. On en est toujours au même point. »
Mais il accepte néanmoins de raconter. Son passage par le Maroc, ses multiples tentatives pour franchir les barrières barbelées dressées autour de l’enclave espagnole de Melilla. Il montre les traces de ses blessures, à la tête et à la main. Tapé par les militaires marocains, poursuivi par les policiers espagnols, il parvient à courir jusqu’au centre d’accueil sans se faire attraper. Là, les autorités espagnoles ne peuvent plus le renvoyer. Il est transféré sur le continent. Remonte jusqu’à Bordeaux en BlaBlaCar, puis rejoint Paris en train. « On m’a dit, va à Château-Rouge, il y a des Africains là-bas. Et à Château-Rouge, on m’a parlé des tentes à La Chapelle. » « On était une trentaine au début », se souvient-il. La cohabitation avec les ressortissants de la Corne de l’Afrique est « difficile » selon lui. « On a du mal à communiquer. Eux sont en transit. Moi, je suis arrivé à destination. »
Parti de Côte d’Ivoire en août 2013, après les révoltes étudiantes, il a compris qu’il n’avait aucune chance d’obtenir l’asile en France. Mais il n’entend pas repartir. Pour gagner un peu d’argent, il donne des cours de maths à domicile. Son souhait est de s’intégrer et d’obtenir des papiers. « Pour cela, il me faut un toit. La liberté, c’est par là que ça commence », dit-il. Tahir lui hésite. Demander l’asile ou poursuivre son odyssée, il ne sait pas encore. Il est là depuis trop peu de temps pour avoir arrêté une stratégie.
Réfugié ou migrant économique ? Les pouvoirs publics cherchent à faire le “tri”. La mairie de Paris, avec le soutien d’Emmaüs Solidarité et de France terre d’asile, recense les situations de chacun pour distinguer les personnes relevant de l’asile, et donc supposées être logées dans des centres d’accueil des demandeurs d’asile (Cada), et les autres, relevant de l’hébergement d’urgence. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a dépêché des agents dans un gymnase pour procéder à de premières auditions. Avant que le campement ne soit « démantelé », selon le « vœu » examiné le 26 mai par le Conseil de Paris, les pouvoirs publics sont tenus par la loi de proposer des solutions de relogement, aussi temporaires soient-elles. Gervais redoute de lâcher la proie pour l’ombre. S’il est renvoyé à la rue, après quelques nuitées d’hôtels, retrouvera-t-il une place à l’abri ?
Selon les données recueillies, 45 % des personnes auraient demandé l’asile en France et seraient, à ce titre, éligibles à une place dans un Cada. Beaucoup hésitent toutefois à déposer un dossier quand ils voient que ceux qui l’ont fait restent à la rue. 30 % seraient en transit. Certains auraient même une carte de séjour.
Les conditions de vie sont éprouvantes sur le campement. Manque d’hygiène, promiscuité, tensions. Des pissotières ont été installées, mais les déchets débordent de partout. Le seul point d’eau à proximité se situe dans le jardin public, où Tahir et ses compagnons se lavent et font sécher leurs habits. En trois semaines, le nombre de réfugiés vivant sur ce pont enjambant les voies ferrées a plus que doublé, passant de 150 à 350. Le temps clément accélère les traversées en Méditerranée, qui n’ont pas connu de trêve cet hiver.
« Les gens ont faim et soif », s’indigne Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du monde (MDM). « La situation est délirante. Les pouvoirs publics, comme d’habitude, se renvoient la responsabilité, entre la mairie et l’État. On en est là, alors que des gens sont en train de dormir dehors et de manger des racines. Jusqu’où va-t-on aller dans l’acceptation de l’inacceptable ? » « Nos standards d’accueil doivent être améliorés d’urgence, affirme-t-il. On ne peut accepter la rhétorique de l’appel d’air. Ouvrons les yeux ! Les besoins sont criants. S’il faut ouvrir des camps de réfugiés en Europe, faisons-le. Arrêtons de nous défausser sur les pays tiers. »
Une de ses préoccupations est la présence croissante de femmes et d’enfants. « À Paris, c’est une nouveauté. On voit des familles entières de Syriens et des femmes venues seules de la Corne de l’Afrique. » À Calais, les échos sont les mêmes. La préfecture et les associations sont débordées. Selon le médecin, 3 000 migrants y seraient identifiés, sachant que le centre d’accueil de jour Jules-Ferry ouvert par l’État est calibré pour recevoir un millier de personnes (sans possibilité d’y dormir pour les hommes). À un rythme de 200 nouvelles arrivées chaque semaine, leur nombre pourrait avoisiner les 5 000 dans les semaines à venir. « Les pouvoirs publics sont en train d’essayer de gérer le trop-plein, note Jean-François Corty. L’embouteillage à Calais se répercute à Paris. »
La longue voie migratoire remontant de Lampedusa vers Calais manquerait de fluidité. « À Paris, les autorités les poussent à continuer leur chemin. À Calais, les policiers les frappent, mais ils en laissent aussi monter dans les camions pour qu’ils partent en Angleterre », indique un bénévole associatif navigant entre La Chapelle et Calais. Une politique du “bon débarras” prend forme. La France suit en cela l’exemple de l’Italie, passée maîtresse en “gestion des flux” : Rome évite de prendre les empreintes digitales pour ne pas être considérée comme responsable de l’accueil, malgré l’obligation qui lui est faite en tant que premier pays d’entrée dans l’UE.
À Austerlitz aussi, sur les quais, les tentes s’alignent. De nouveaux lieux seraient en train d’apparaître en raison du manque de place et des perspectives d’expulsion. « Il faut en finir avec le bricolage. En ne faisant rien, ou pas suffisamment, les pouvoirs publics entretiennent les tensions. Tout le monde est perdant », martèle Jean-François Corty. À La Chapelle, divers élus dénoncent la présence de « passeurs exploitant la détresse ». « Des profiteurs, des pressions, il y en a toujours. Les gens ont faim, soif, ça génère de la violence, c’est inévitable », explique le médecin. Pour lui, la réponse doit être politique. « En accueillant mieux les personnes, on enlève leur travail aux passeurs », insiste-t-il.
Dans l’immédiat, la priorité est que les « évacuations », selon la terminologie administrative, n’aient pas lieu sans relogement et accueil durables. Car les acteurs de terrain savent à quel point quelques nuits d’hôtel suivies d’une remise à la rue peuvent se révéler plus déstructurantes que le statu quo. Le risque est que les personnes, ainsi éparpillées, se retrouvent seules face à l’adversité. Plus invisibles encore, si c’est possible. « On n’y peut rien, on flotte dans l’espoir. On fait de nous ce qu’on veut », lance Gervais. Il élève la voix pour se faire entendre. Ses compagnons acquiescent.
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