François Fillon avait misé gros sur « l’affaire des pénalités ». Ses proches imaginaient déjà Nicolas Sarkozy à la barre du tribunal, sommé d’expliquer de quel droit, après le rejet de son compte de campagne, il avait fait payer ses 500 000 euros d'amende par l’UMP. Mais « l’affaire des pénalités » s’est brutalement retournée. Un temps suspecté de « recel d’abus de confiance », Nicolas Sarkozy s’apprête à bénéficier d’un non-lieu. Et François Fillon se voit aujourd’hui reprocher d’avoir instrumentalisé le dossier, non pas seulement en rencontrant le secrétaire général de l’Élysée (lire le compte-rendu de l'audience du 28 mai 2015), mais aussi, et avant tout, en incitant les deux commissaires aux comptes de l’UMP à saisir la justice. Sans leur signalement d’un potentiel « abus de confiance » en juin 2014, l’affaire n’aurait pas existé.
Alors, ces deux experts ont-ils réellement agi sous pression ? Des éléments de l’instruction consultés par Mediapart poussent en tout cas à s’interroger sur le degré d’indépendance dont ils ont fait preuve dans cette histoire. Le jugement des commissaires aux comptes de l’UMP semble en effet avoir fluctué au fil de l’année 2014, au gré des intérêts des dirigeants en place (le « sarkozyste » Jean-François Copé d’abord, puis le trio Fillon-Juppé-Raffarin qui l’a renversé en milieu d’année).
Si la question mérite d’être posée, ça n’est pas pour sonder l’âme de François Fillon, mais pour soulever une problématique d’intérêt général : le législateur a-t-il raison de confier aux commissaires aux comptes – et à eux seuls – la mission de certifier les comptes des 300 partis de France, sans que la Commission nationale des financements politiques (autorité indépendante chargée de contrôler surtout les comptes des candidats aux élections) ne soit vraiment autorisée à y mettre son nez ? Sachant que ces experts sont choisis et rémunérés par les formations politiques elles-mêmes, leurs garanties d’indépendance sont-elles suffisantes ? La récente mise en examen pour « complicité d’escroquerie » et « financement illégal » d’un ancien commissaire aux comptes de Jeanne, le micro-parti de Marine Le Pen, renforce les interrogations.
À l’UMP, outre que les deux commissaires aux comptes ont réussi l’exploit de rater 18 millions d’euros de fausses factures bidouillées au profit de Bygmalion en 2013, la chronologie de leurs faits et gestes au fil de l’année 2014 fait sursauter.
Devant les juges, les deux experts, Georges Couronne et Jean-François Magat, ont en effet reconnu qu’il avaient pris connaissance au plus tard en novembre 2013 du règlement, par l’UMP, de l’ardoise personnelle de Nicolas Sarkozy vis-à-vis du Trésor public. À l’époque, ils en ont tranquillement discuté avec la trésorière, Catherine Vautrin, ainsi qu’avec l’avocat de la formation politique, Me Philippe Blanchetier – qui venait de pondre une note confidentielle où il ne décelait aucun risque d’infraction pénale.
Sept mois ont ensuite défilé avant que les commissaires aux comptes ne saisissent la justice. S’ils estimaient qu’il existait un possible « abus de confiance », pourquoi n'ont-ils pas réagi d'emblée ? Durant l’instruction, la question leur a évidemment été posée : « Pour quelle raison avez-vous attendu le 28 juin pour effectuer une révélation au procureur ? » ont demandé les juges à Georges Couronne.
Il n’a pas échappé aux magistrats que le trio Fillon-Juppé-Raffarin, composé à 66 % de rivaux de Nicolas Sarkozy, venait de s’emparer du parti. Miracle du calendrier, les commissaires aux comptes ont alors pris leurs distances avec l’analyse « coulante » de Me Blanchetier qui ne voyait pas d’abus de confiance. Le 11, « nous avons fait part à Mme Vautrin [la trésorière] du fait que cette consultation [juridique] n’était selon nous pas convaincante », a raconté Jean-François Magat. Puis le 20 juin, lors d’une rencontre avec des représentants de la nouvelle direction, « nous avons même évoqué le fait que s’il s’avérait que la prise en charge [des pénalités] n’était pas justifiée, nous étions dans le domaine du droit pénal ». Le 25, ils ont finalement rencontré François Fillon, accompagné d’un ami avocat convaincu de l’existence d’un abus de confiance. Deux jours plus tard, les commissaires étaient dans les bureaux du procureur de Paris pour effectuer leur signalement, veille de la clôture des comptes 2013.
Pour justifier leur si longue inertie, avant ce bouquet final, les deux hommes ont expliqué aux juges qu’ils avaient mis des mois à obtenir la note de Me Blanchetier, visiblement indispensable à leur réflexion. Comment ne pas se dire qu’ils ont surtout suivi le vent dominant ? Sollicités par Mediapart, ils n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
Face aux affaires financières qui secouent en ce moment les partis, qu’il s’agisse de l’UMP ou du FN, le patron de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a en tout cas mis les pieds dans le plat. Dans un récent rapport remis à François Hollande, Jean-Louis Nadal a recommandé de confier à la Cour des comptes la certification des plus gros partis de France, afin que des magistrats financiers vérifient « la régularité, la sincérité et la fidélité » des chiffres. Le contrôle exercé par les commissaires aux comptes, « parfois proches des partis » qu’ils auditent, ne lui semble « pas suffisant ».
Cette proposition radicale, déjà formulée par le député Gilles Carrez (UMP) au moment de l’affaire Bygmalion, n’a pas l’heur de plaire à grand monde. Hostile, la Commission nationale des financements politiques (CNCCFP) recommande plutôt d’« introduire un dispositif de rotation obligatoire des commissaires aux comptes », pour éviter que ne s’installent des connivences ou « des situations susceptibles de remettre en cause [leur] impartialité ou [leur] indépendance ». Elle suggère aussi un renforcement de ses propres pouvoirs de contrôle sur les partis, pour fonctionner comme une deuxième lame, et réclame le droit d'interroger les commissaires aux comptes sans qu’ils ne puissent opposer leur secret professionnel.
La proposition de Jean-Louis Nadal n’a pas non plus convaincu le premier intéressé, Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes. « Si le législateur souhaite améliorer le contrôle des partis politiques, il pourrait renforcer les moyens et les attributions de l’autorité déjà existante (…), à savoir la CNCCFP, qui fait preuve à ce titre de toute la compétence requise, balaye Didier Migaud, interrogé par Mediapart. Son président fait d’ailleurs des propositions utiles en ce sens. »
De son côté, la Cour pourra « contribuer » à définir un « cahier des charges » à destination des commissaires aux comptes, pour unifier et mieux cadrer leurs pratiques au sein des partis politiques. Mais certifier elle-même, c’est non. « Si le législateur décidait néanmoins de confier la mission de certification des comptes des partis à la Cour elle-même, cela devrait passer par des moyens supplémentaires pour y faire face », glisse au cas où Didier Migaud.
Le sujet est désormais sur la table du député Romain Colas (PS), chargé par la commission des finances de l’Assemblée d’un rapport sur le financement de la vie politique. De sa mission, bouclée d’ici l’été, pourrait découler une proposition de loi visant à « moderniser » les règles de financement des partis et des campagnes électorales. Les représentants des commissaires aux comptes surveillent ses travaux comme le lait sur le feu. Les trésoriers des partis aussi.
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