Il s’avance à la barre, le visage grave, les doigts crispés sur une feuille de papier pliée en quatre. Sa présence, ce jeudi 28 mai devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, a quelque chose de surréaliste. C’est pourquoi il voudrait s’en expliquer avant que la présidente ne commence à lui poser ses questions. « C’est la première fois que je m’exprime devant un prétoire et je ne le fais pas sans une certaine émotion », affirme-t-il avant de plonger le nez dans ses notes.
François Fillon est un bon élève. Consciencieux. Sérieux. Trop sérieux même, ajoutent souvent ses détracteurs. « Formé, comme il le raconte, par le gaullisme, par son sens exigeant de la dignité de l’État », il ne souffre pas que l’on puisse remettre en question sa probité. « Mon nom n’a jamais été mêlé à aucune affaire judiciaire, dit-il. Je n’ai jamais […] fait pression, tenté de faire pression, envisagé même de faire pression sur le système judiciaire. » L’ex-premier ministre aurait pu ajouter « contrairement à l'autre », mais c’eût été de trop. Dans la salle d’audience, tout le monde a compris le message adressé à l'attention de Nicolas Sarkozy.
Contrairement à ce que la mise en scène pourrait laisser penser, le député UMP de Paris n’est pas ici en qualité d’accusé, mais bien d’accusateur. L’histoire qui l’a conduit jusqu’au premier étage du tribunal correctionnel remonte au mois de novembre. Alors que la campagne pour la présidence du parti d'opposition touche à sa fin, deux journalistes du Monde publient un livre et plusieurs articles dans lesquels ils affirment tenir de la bouche même du secrétaire général de l’Élysée, Jean-Pierre Jouyet, des confidences explosives. À l’occasion d’un déjeuner organisé le 24 juin 2014, Fillon aurait demandé à Jean-Pierre Jouyet de « taper vite » contre Nicolas Sarkozy pour accélérer les procédures judiciaires qui visent l'ancien président.
Et parce que l’affaire n’était pas encore assez rocambolesque, ses suites se sont chargées de l’enrichir. Démentis catégoriques de l’ancien premier ministre, revirements successifs du n° 2 de l’Élysée, révélation d’un enregistrement de sa conversation avec nos confrères du Monde, apparition d’un “troisième homme” témoin du fameux déjeuner… Et pour finir, quatre plaintes pour « diffamation » déposées par François Fillon contre le secrétaire général de l’Élysée, les deux journalistes, leur quotidien, et Stock, la maison d'édition qui a publié le livre Sarko s’est tuer où il est fait état de la version contestée.
« Nous allons essayer de rationaliser, si tant est que c’est possible, la totalité de ce dossier », annonce la présidente de la 17e chambre, qui rappelle que « nous ne sommes pas en train d'instruire l'affaire Bygmalion ni celle des pénalités, même si elles irriguent le cours du débat ». Il est 10 h 30. L’ancien premier ministre vient de terminer son petit discours introductif. Il n’a pas encore regagné le banc de la partie civile que son texte est déjà “twitté”, publié sur son blog et envoyé à tous les journalistes qui couvrent la droite. Un peu plus loin dans la salle d’audience, sa chargée de communication ne lâche pas son téléphone. Il faut aller vite.
François Fillon n’a plus de temps à perdre. Lui qui espère encore concourir pour la primaire de 2016 a déjà pris beaucoup trop de retard sur ses adversaires, qu’il s’agisse de Nicolas Sarkozy, d’Alain Juppé ou même de Bruno Le Maire. Les électeurs de droite, qui lui trouvaient toutes les qualités du monde lorsqu’il était à Matignon, lui ont tourné le dos depuis fort longtemps. Au cœur de l’UMP, là où les sarkozystes sont les plus nombreux, Fillon passe pour un « traître ». Sa faute la plus grave ? S'en être pris au patron. L'avoir critiqué ouvertement. Et s'être intéressé d'un peu trop près à ses affaires.
En 2012 déjà, lorsqu’il avait dénoncé les magouilles du clan Copé pour accaparer la tête du parti, Fillon s’était fait taxer de « mauvais joueur ». Un comble au regard de la tournure que les choses ont prise depuis l’affaire Bygmalion. Pourtant, ce surnom s’est rapidement transformé en étiquette et depuis lors, il ne parvient pas à s’en dépêtrer. En se présentant ce jeudi face au tribunal correctionnel, l’ancien grand espoir de la droite entendait redorer son blason. Mais le spectacle auquel nous avons assisté durant plus de dix heures l’a terni davantage.
Il fallait le voir répondre poliment aux questions de la présidente, hocher la tête lorsque ses conseils prenaient la parole pour le défendre, rester de marbre en entendant l’un des deux journalistes du Monde expliquer que personne ne pouvait croire « sérieusement » à ses ambitions présidentielles… Des heures et des heures durant, il a écouté les débats tourner autour d’une question insoluble : qui a dit quoi à qui, comment, où et pourquoi ? Les bâillements sont de plus en plus difficiles à réprimer. La discussion se poursuit à mesure que la salle se vide.
On parle de « sources », de « secret professionnel », de « respect du contradictoire », de « techniques journalistiques » et de « déontologie ». On bataille sur des détails de calendrier. On lit des notes, des extraits d’articles de presse, des déclarations faites par les uns et les autres. On demande au “troisième homme”, Antoine Gosset-Grainville, de venir répéter à la barre ce qu'il a déjà raconté au Figaro quelques jours après les révélations du Monde. « Il n'y a pas eu de demande d'intervention et il n'a pas été question des affaires » au cours de ce déjeuner, assure l'ex-directeur adjoint de cabinet de Fillon à Matignon. « Mais alors, comment comprendre que M. Jouyet ait tenu ces propos ? » insiste la présidente.
Hormis les deux journalistes qui soutiennent que le secrétaire général de l'Élysée n'a fait que dire la vérité, personne ne sait expliquer pourquoi le « grand absent » du procès a mis dans la bouche de François Fillon des mots que ce dernier jure n’avoir jamais prononcés. « Je ne peux pas ne pas y voir le fait qu’il était en service commandé », tente l’ancien premier ministre, bien décidé à relancer l’hypothèse d’un complot ourdi par l’Élysée pour semer la « zizanie » dans l’opposition. « C'est complètement incohérent », s'agacent nos confrères du Monde. « C'est une affaire d'État », s'obstine l'avocat de Fillon, Me Versini-Campinchi.
Les ombres de Nicolas Sarkozy et de François Hollande planent au-dessus de la salle d’audience. Et si c’étaient eux qui se cachaient derrière cette « machination » ? La question reste en suspens. « On ne sait toujours pas ce qui s'est passé et on ne le saura jamais, finit par conclure la procureure Annabelle Philippe en demandant une relaxe générale. On ne pourra pas avoir la preuve complète de ce que M. Fillon et M. Jouyet se sont dit lors de ce déjeuner. » La magistrate a beau avoir « du mal à qualifier l’enquête [des deux journalistes] de très sérieuse au regard des exigences de la jurisprudence », elle estime que l’intérêt général de leur travail est évident et que leur « bonne foi » doit être retenue.
En entendant la procureure demander également « de ne pas retenir de responsabilités » contre Jouyet, François Fillon, qui n’avait pas bougé de la journée, se lève brusquement et quitte la salle sans mot dire. Il manque de temps. Il en a encore perdu. Quel que soit le délibéré qui sera rendu le 9 juillet, l'ancien premier ministre n’en retirera rien. Ni politiquement ni judiciairement. Les avocats de la défense pensent avoir percé à jour sa stratégie. « S’il a voulu ce procès, c’est avant tout pour se justifier vis-à-vis des siens. Est-ce le rôle de la justice ? » s’interroge l’avocat des journalistes, Me François Saint-Pierre, en début de soirée. L’espoir qu’avait placé le député de Paris dans cette procédure s’est heurté aux murs du tribunal. Il voulait acquérir une stature d’homme d’État. Il est redevenu un citoyen comme un autre.
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