D’ubuesque, la situation est devenue inique. Éric Woerth relaxé par la justice dans l’affaire Bettencourt, la droite a immédiatement commencé à crier à la manipulation médiatique. Et Mediapart, pour sa défense, se trouve dans une drôle de situation. Car les fameux enregistrements du majordome, considérés comme une preuve capitale dans le dossier pénal d’abus de faiblesse où la milliardaire est victime, n’ont, depuis la décision rendue le 4 juillet 2013 par la cour d'appel de Versailles, confirmée par la chambre civile de la Cour de cassation le 2 juillet 2014, plus droit de cité sur notre site.
Au total, plus de 70 articles se référant et citant ces enregistrements ont été censurés depuis cette date, à la demande de Patrice de Maistre, aujourd’hui condamné en première instance notamment à 30 mois de prison dont 12 avec sursis. La liste des articles censurés est ici.
Schizophrénie de la justice, ces enregistrements ont pourtant été largement diffusés au procès Bettencourt qui s’est tenu en février de cette année. Certes, le volet purement politique a été soigneusement ignoré pendant ces audiences, car, comme l’a rappelé le procureur, lors du très court (une heure) interrogatoire de l’ancien ministre du budget au procès de Bordeaux (lire ici), le parquet lui-même avait requis un non-lieu en faveur d’Éric Woerth et quelques autres (dont Nicolas Sarkozy), estimant le délit de recel insuffisamment caractérisé. Ce n’était pas l’avis des juges d’instruction. C’est finalement l’avis du tribunal.
Mais en dehors de ce versant politique de l'affaire Bettencourt, révélé par Mediapart à l'été 2010 grâce aux enregistrements du majordome, les autres prévenus se sont trouvés, eux, confrontés à des extraits pour le moins embarrassants. Saisies sur le vif, en 2009 et 2010, ces conversations en tête-à-tête entre la femme la plus riche de France, sourde et vulnérable, et son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, figurent en effet en bonne place au dossier pénal. Elles permettent de comprendre instantanément ce qu’ont déclaré les médecins et les experts au sujet de la milliardaire (en état de faiblesse depuis 2006 au moins), et dans quel contexte cette femme âgée a pu être amenée à distribuer des sommes pharaoniques à ceux qui se disaient ses amis, ses conseillers ou ses protecteurs.
Un extrait accablant de ces enregistrements, d’une vingtaine de minutes, a ainsi été diffusé le 5 février 2015 en audience publique par le tribunal correctionnel de Bordeaux. Tous les médias ont donc pu en rendre compte largement, Mediapart compris (lire notre article ici). Nous en avons donc fait une rapide recension, qui montre toute l’absurdité de la censure que nous subissons, et pour laquelle nous avons d’ailleurs déposé le 30 décembre dernier une requête à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
- À propos des élections régionales et des candidats qu’il faut aider avec un don.
Patrice de Maistre : Valérie Pécresse, c’est la ministre de la recherche.
Liliane Bettencourt : Ah très bien.
Maistre : Elle fait la campagne pour être la présidente de Paris. Elle va perdre, mais il faut que vous la souteniez. Et c’est des sommes très mineures. C’est des petites sommes. Mais elle va perdre mais c’est quand même qu’on lui montre que vous la souteniez.
Bettencourt : Elle le sait qu’elle va perdre ?
Maistre : Je sais pas. Il faut quand même que vous lui montriez votre soutien. [Pause] Le deuxième, c’est le ministre du budget, oui, c’est le ministre du budget. il faut aussi l’aider, et le troisième, c’est Nicolas Sarkozy. Mais ce n’est pas cher. C’est le maximum légal, vous voyez, c’est 7 500 ce n’est pas très cher. Vous savez, en ce moment, il faut qu’on ait des amis.
S’ensuivent les signatures lors desquelles Maistre est obligé de répéter plusieurs fois les patronymes. Puis :
Maistre : Je pense que c’est bien. C’est pas cher, et ils apprécient.
- Des affaires diverses
Patrice de Maistre éveille l’attention de Liliane Bettencourt avec un sujet qui obsède l'octogénaire. « L’image de votre fille commence à se troubler dans les journaux. On se demande ce qu’elle veut », lance-t-il. La plainte pour abus de faiblesse déposée par Françoise Meyers-Bettencourt dès décembre 2007 provoque alors de sérieuses tensions. « On a beaucoup de choses à voir aujourd’hui, mais on devrait aller assez vite », enchaîne Patrice de Maistre, dont le temps semble précieux. C’est qu’il y a des papiers et des chèques à signer. On règle des questions telles que ce salarié à « faire passer » de la Fondation Bettencourt à la holding Tethys. Il y a aussi une histoire d’appartement, qu’il faut acheter pour un membre du personnel. « Ils en veulent deux millions neuf, mais je pense qu’on peut l’avoir pour deux millions cinq. C’est très cher », explique Maistre, qui mène les débats. Gênante, la conversation qui suit témoigne autant de la surdité de la vieille dame que de ses pertes de mémoire. Elle vire par moments au monologue, Maistre indiquant poliment les endroits où il faut signer, ceux où il faut parapher, en poussant parfois un ou deux soupirs exaspérés.
- Maistre renégocie ses conventions
Dans une autre partie de l'enregistrement diffusé le 5 février, on en vient à ce qui intéresse Patrice de Maistre : sa nouvelle convention d’honoraires, qui va porter ses revenus à quelque deux millions d’euros par an. « Là, c’est moi, là… », glisse-t-il, poussant sa convention sur le bureau après avoir brassé d’autres paperasses. On devine une Liliane Bettencourt qui lit lentement les quatre pages de la dite convention. Comprend-elle réellement ce qui se joue ? « Vous m’avez dit oui », précise Maistre, serviable mais insistant. « La réalité, c’est que la Fondation est devenue très importante, et que je ne suis pas payé pour ça. Deuxièmement, je m’occupe aussi de vos affaires, et ça me prend un petit peu de temps. J’ai préparé une convention », argumente-t-il. Liliane Bettencourt n’a pas l’air très au fait de ce sujet là. Alors Maistre répète à nouveau, d’un ton qui se veut calme et respectueux : « Madame, je m’occupe de Clymène et de Tethys, et maintenant la Fondation prend beaucoup de temps. Voilà… » On entend la milliardaire demander quelques précisions, un détail sur les honoraires qu’on lui demande de verser. « Ça couvre tout ce que je fais pour vous », assure Maistre. Il ne gagnait jusque-là que 1,2 million d’euros par an pour son dur labeur.
Le dialogue étant plus que laborieux, Patrice de Maistre justifie cette nouvelle convention avec des mots que la milliardaire peut entendre. « Après vous, votre fille, elle va me tirer dessus ! Votre gendre, il va me tirer dessus ! […] Ça, c’est légal, c’est normal et c’est correct. Et personne ne pourra dire que je ne travaille pas pour vous. Est-ce que vous êtes sereine avec ça ? Alors il faut signer là. » Suit un petit rire, et un nouvel appel à signer.
Le reste de l’enregistrement est surréaliste. 55 000 euros à donner en espèces à un médecin qui a accompagné Liliane Bettencourt sur l’île d’Arros. Et puis, encore un document, par lequel la milliardaire désigne Patrice de Maistre comme tuteur, si jamais elle était placée sous tutelle. « Si vous signez ça, et que votre fille vous fait mettre sous tutelle, je serai votre tuteur. Me Normand dit que c’est une très bonne idée, il faut aller chez le notaire pour signer », insiste Maistre. Dossier suivant. Une employée licenciée à qui on va donner 200 000 euros. « Elle voulait 300 000. » Et puis, des chèques à signer.
- Un conseiller de Sarkozy au téléphone
Dans un autre extrait, diffusé cette fois-ci lors de l'audience du 9 février, Maistre se vante d’avoir eu au téléphone son ami Patrick Ouart, ancien conseiller à la justice de Nicolas Sarkozy. « Le président continue de suivre cette affaire de très près. On peut se dire qu’en cour d’appel, si vous voulez, on connaît très très bien le procureur. Je n’ai rien dit à Kiejman… »
- À propos de l’île d’Arros
Patrice de Maistre : « C’est lui, c’est François-Marie Banier qui pour le moment est le futur propriétaire de l’île », expose Patrice de Maistre.
Liliane Bettencourt : L’île, comment elle s’appelle ?
Maistre : D’Arros.
Bettencourt : Carlos ?
Maistre : D’Arros !… Banier a mis l’île dans une fondation, vous avez donné 20 millions d’euros à la fondation, et maintenant, il faut payer l’entretien en plus !
- Maistre veut un bateau
Enfin, dans un autre extrait, diffusé lors de l'audience du 18 février, Patrice de Maistre, tout miel, demande à Liliane Bettencourt un petit cadeau tiré des fonds suisses. « Ça me permettrait d’acheter le bateau de mes rêves », rosit le gestionnaire de fortune. « Il faut que je voie comment je peux faire rentrer de l’argent ici, que je vous le donne et que après vous puissiez me le donner […]. Je crois que vous avez quelque chose comme 60 ou 80 millions là-bas, selon Goguel [un ancien avocat fiscaliste de Liliane Bettencourt – ndlr]. »
Le voilier de 21 mètres, une babiole à 1,2 million d'euros, revient sur le tapis. « Je peux vivre sans, mais il faudrait que ce soit assez vite, insiste Maistre. Je ne veux pas que quelqu’un soit au courant, parce que j’ai signé quelque chose comme quoi je suis votre protecteur. Alors il faut que ce soit de la main à la main. Il ne faut pas que votre fille soit au courant. Si vous êtes accord, ce serait formidable. J’adore le bateau, j’adore respirer… »
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