Il ne reste donc plus de l’affaire Bettencourt, l’un des plus grands scandales politico-financiers de la Ve République, qu’un gros fait divers : une vieille dame dépouillée par quelques habiles margoulins. Financement illégal de la politique ; distribution de prébendes et de médailles ; pressions sur la justice ; scandale politique : les magistrats-effaceurs sont passés et rien de tout cela n'existe plus désormais. La double relaxe prononcée ce jeudi 28 mai au bénéfice d'Éric Woerth – malgré des attendus sévères –, comme le non-lieu accordé il y a quelques mois à Nicolas Sarkozy dans cette même affaire – et accompagné là encore d'attendus sévères –, nous montre une fois de plus que la justice est bien à l'image de notre démocratie. Profondément malade.
Des juristes s'étrangleront à ce constat, trouvant foule d'arguments procéduraux et d'arguties juridiques pour nous expliquer la très haute impartialité d'une très grande justice, d'abord soucieuse des droits et libertés des individus. D'autres juristes pourront arguer avec le même talent du contraire. Gardons-nous de ce seul débat d'experts dits « incontestables » et incompréhensible pour les citoyens. Il reste l'essentiel. Remodelée en profondeur depuis vingt ans, du Code de procédure pénale aux influences renouvelées des politiques, du contrôle des carrières à la soumission du parquet, ce qui devrait être notre justice fonctionne aujourd'hui comme une machine à blanchir les puissants.
Il ne s'agit pas là d'énoncer les vieux slogans de vieilles manifestations – « Justice nulle part, police partout » – ou de partir en croisade contre une « justice de classe », comme il fut fait, et à juste titre, dans le passé. Il s'agit seulement de constater que dans une démocratie malade, hésitante, confisquée par une oligarchie, et dans un pays où les inégalités de tout ordre se creusent dans l'indifférence générale, la justice participe elle aussi à cet affaissement des valeurs, de l'éthique, de la vertu publique.
Qu'on en juge, si l'on peut dire. En deux semaines, plusieurs décisions de justice sont venues accroître la défiance ou la colère envers l'institution. Le 18 mai, le tribunal correctionnel de Paris décidait de renoncer à toute poursuite dans l'affaire EADS où, depuis 2006, des dirigeants du groupe aéronautique, de Lagardère et de Daimler sont soupçonnés de délits d'initié à grande échelle. Action publique éteinte, donc pas de procès. Le même jour, les révélations de Mediapart sur l'affaire Kerviel montraient comment la Société générale était parvenue à manipuler la procédure d'enquête, avec le soutien actif du parquet. Des parlementaires demandent aujourd'hui à se saisir de ces dysfonctionnements et souhaitent un nouveau procès ainsi qu'une commission d'enquête.
Le même jour encore, cette justice relaxait les deux policiers impliqués dans la mort en 2005 des deux jeunes de Clichy-sous-Bois, et poursuivis pour non-assistance à personnes en danger. Dans la foulée, elle refusait aux familles des victimes toute possibilité d'indemnisation, leur niant le statut de parties civiles. Après dix années de procédure et de batailles incessantes contre le parquet pour qu'un procès puisse se tenir et des responsables être sanctionnés, la justice concluait par un glacial « Circulez, il n'y a rien à voir », s'en remettant à la seule parole policière (lire notre analyse du jugement ici).
Faut-il également citer, autre illustration ahurissante d'une justice malade, le nouveau procès d'Outreau qui se tient ce mois-ci à Rennes à force de jongleries procédurales qui ajoutent la catastrophe à la catastrophe ? Faut-il rappeler l'obstination du parquet de Paris contre les trois mis en examen de Tarnac, l'entêtement de ses magistrats qui, malgré le fiasco policier, demandent un procès en correctionnelle pour faits de terrorisme en se fondant principalement sur un livre (lire notre article) ? Et faut-il énoncer les multiples condamnations à des peines de prison ferme de militants et activistes ayant manifesté ces derniers mois à Sivens, à Nantes, à Toulouse ?
L'affaire Bettencourt vient synthétiser tous ces dysfonctionnements, petitesses, dépendances et conservatismes, dont se dégage pourtant une tendance : briser les faibles, sauver les puissants. Cette affaire avait débuté malgré l'activisme déployé pour l'étouffer d'un procureur aux ordres du pouvoir sarkozyste : Philippe Courroye. Alors procureur de Nanterre, nommé à ce poste en mars 2007 contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, Philippe Courroye déploya tout l'arsenal procédural pour maintenir cadenassée au fond du tiroir la bombe dormante. Seules les révélations par Mediapart, en juin 2010, des enregistrements clandestins effectués par le majordome de Liliane Bettencourt ont permis de dévoiler les enjeux politiques d'un scandale d'une ampleur inédite.
S'engageaient alors des batailles procédurales tous azimuts, accompagnées de pressions et manœuvres diverses. De ce long historique (que nos lecteurs peuvent retrouver dans notre dossier spécial), ne retenons que deux épisodes. Le premier est la vie brisée de Claire Thiboult, comptable de Liliane Bettencourt. Pour avoir décrit à Mediapart puis à la justice les financements politiques illégaux, cette lanceuse d'alerte s'est fait méthodiquement tailler en pièces. Et elle se retrouve aujourd'hui encore mise en examen pour « faux témoignage et attestation mensongère » dans une procédure annexe déclenchée par François-Marie Banier et Patrice de Maistre.
Le second épisode n'est pas moins important puisqu'il concerne la liberté d'information et le droit de savoir des citoyens. Il s'agit de la censure de plus de soixante-dix articles de Mediapart ordonnée par la cour d'appel de Versailles (la liste complète est ici). Par arrêt du 4 juillet 2013, les magistrats de cet auguste tribunal nous condamnaient à retirer de notre site tous les articles citant les enregistrements Bettencourt, sous peine de 10 000 euros par infraction constatée et par jour de retard.
Nous avons depuis saisi la Cour européenne des droits de l'homme pour faire casser cette décision liberticide organisant une censure d'une ampleur jamais survenue sous la Ve République. Et chacun a pu constater l'absurdité de la décision lors des différents procès Bettencourt. Longuement utilisés et détaillés lors des audiences, ces mêmes enregistrements peuvent être cités dans le cadre d'articles rendant compte de ces procès… Comment aller jusqu'à menacer des principes fondamentaux – la liberté d'information – pour mieux organiser la défense des puissants : la justice s'est pliée à cette mascarade.
— Eric Woerth (@ericwoerth) 28 Mai 2015
Éric Woerth va donc courir les plateaux télé pour vanter son honneur retrouvé. La relaxe vaut absolution tant personne ne s'attardera à lire les attendus du jugement, pourtant fort instructifs. À travers l'ancien ministre du budget, trésorier de l'UMP et fidèle de Sarkozy, toujours député et maire, c'est bien un système qui est ainsi validé, tant le sort de la personne elle-même importe peu. La Sarkozie, qui est aujourd'hui massivement mise en examen (au total, vingt-cinq proches de l'ex-chef de l'État), pourra crier un peu plus fort le grand air de la calomnie, comme elle n'avait cessé de le faire en 2010 et 2011. Et nul doute que Nicolas Sarkozy en personne, toujours cerné par une multitude d'affaires, brandira cette relaxe samedi, à l'occasion du congrès extraordinaire de l'UMP, comme un trophée de chasse.
Les discours feront grand bruit. Mais le vacarme politicien masquera mal la crise profonde d'une institution judiciaire en pleine déroute dont le pouvoir ne se soucie pas, sauf quand il s'agit de tailler dans son budget. De toutes les réformes promises par François Hollande pour une justice d'abord indépendante, ensuite modernisée et attentive aux citoyens, aucune n'a été engagée. De son ministère de la place Vendôme, la garde des Sceaux Christiane Taubira gère les crises successives de son cabinet (trois directeurs de cabinet en trois ans). Sans que rien ne change. Sans que rien ne vienne rehausser ni renforcer l'état de droit dans ce pays.
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