« Avec Nicolas Sarkozy, le dialogue social a été à l'image de son quinquennat : confus, artificiel et brutal. À quoi bon convoquer des sommets sociaux à l'Élysée s'il s'agit, sous couvert de concertation, de faire avaliser des choix déjà pris comme sur le dossier des retraites ? À quoi bon inciter les partenaires sociaux à négocier sur le partage de la valeur ajoutée si c'est pour annoncer inopinément et contre l'avis de tous une prime qui ne concernera qu'une minorité de salariés ? »
C’était en 2011, c’était il y a un siècle. François Hollande, alors député de Corrèze et candidat socialiste à la présidentielle, battait la campagne en promettant d’être le chantre de la démocratie sociale s’il était élu. Dans les médias, il signait (ou ses porte-parole) des odes aux corps intermédiaires, comme ici ou là, fustigeant « la gestion chaotique et désordonnée de la droite » des relations sociales et appelant à fonder un nouveau modèle français fondé sur le dialogue social, la négociation collective, voie royale du changement. « Le cœur du réacteur », pour reprendre la formule d'un proche du chef de l'État.
Trois ans plus tard, c’est l’échec de ce rêve présidentiel, qui annonçait même au début de son quinquennat « des compromis historiques entre le Medef et la CGT » pour inverser la courbe du chômage. Le modèle bancal dès les premiers accords a fini de s’effondrer lors de la dernière grande négociation, pas n’importe laquelle, tout un symbole, celle portant sur « la modernisation » du dialogue social. Un désaveu pour François Hollande. Pour la première fois depuis l’élection de ce dernier, le gouvernement a dû reprendre la main pour légiférer, patronat et syndicats, mal désignés « partenaires sociaux », n’ayant jamais su accorder leurs intérêts pour fixer une règle du jeu équilibrée.
L’un des enjeux majeurs de la négociation était les comités d’hygiène et de sécurité, CHSCT, dernier rempart des salariés. Le Medef a failli avoir leur peau. La CFDT, de toutes les réformes jusque-là, même les plus impopulaires, a finalement rejoint le camp du non, avec les autres réformistes, la CFTC et la CFE-CGC. À l’arraché, tant elle fut prête à signer la mort des CHSCT pour un conseil d’entreprise unique en échange d’une représentation syndicale dans les très petites entreprises (TPE)...
Quatre mois, des couacs et des tollés plus tard, le projet de loi sur le dialogue social du ministre du travail François Rebsamen, à deux doigts d’une régression historique sur la question de l’égalité professionnelle, est finalement entre les mains des députés. Le Parlement l’examine jusqu’au 29 mai après que la commission des affaires sociales l’a adopté en début de semaine dernière et amendé notamment sur les TPE et l'égalité hommes-femmes. Le patronat hurle déjà, tout comme le collectif SOS-égalité professionnelle pour qui le compte n'y est pas.
« Voilà la démocratie sociale à la française. Un État qui tire toutes les ficelles, un Medef qui écrit les textes, s’appuie sur la CFDT et quand ça ne va pas, il joue l’ultimatum et repasse par le lobbying pour l’éviction de ce qui le gêne », résume Jean-Marie Pernot dans un entretien à Mediapart. Pour ce chercheur à l'Ires (Institut de recherches économiques et sociales), spécialiste des syndicats et des mouvements sociaux, la démocratie sociale si chère à François Hollande a démontré toutes ses limites en quelques années.
Ce que conteste un fidèle hollandais : « Une négo qui foire, c’est comme une catastrophe aérienne. Ce n’est pas monocause, madame X, monsieur Y. On n’a jamais exclu que sur un sujet, on puisse renverser une haie. C’est ce qui s’est produit avec la négociation sur le dialogue social. C’est un échec collectif, pas l’échec seul du président. Ce n’est pas un drame mais un contretemps fâcheux. Si syndicats et patronat avaient trouvé un accord, la loi aurait été votée en mars-avril. Nous n’en serions pas là à rembobiner le film en essayant de faire une loi qui a du sens mais qui forcément est moins ambitieuse vu les oppositions fortes. »
État des lieux des relations sociales sous la présidence Hollande entre syndicats, patronat et politique.
Jamais le syndicalisme français n’était apparu aussi éclaté, divisé voire effacé de la scène sociale. L’heure est pourtant grave, la société est fracturée, le chômage record et l’extrême droite en pleine progression...
Jean-Marie Pernot. Il y a bien longtemps que les syndicats n’ont été aussi faibles, pas seulement numériquement mais dans la reconnaissance de ceux qu’ils sont censés représenter ; et il y avait longtemps qu’ils n’étaient pas aussi occupés à s’invectiver les uns les autres, on se croirait au pire moment de la guerre froide. La division les rend à peu près inaudibles.
L’existence des divergences n’est pas le seul problème, il y en a dans tous les mouvements syndicaux. C’est la manière de les gérer qui est la question centrale. Aujourd’hui, c’est le retour à la guerre de tous contre tous, un chaos indescriptible dont on voit bien qu’il a cessé d’intéresser la plupart des travailleurs. À d’autres moments critiques de l’histoire, les centrales syndicales ont su donner la priorité à ce qui les rassemble sur ce qui les divise. Et souvent, c’est aussi ce qui se passe aujourd’hui dans les entreprises ou les territoires en difficulté. Mais en haut, on est revenu à la guerre de tous contre tous.
Comment expliquer cette situation ?
La division syndicale a une longue histoire dans notre pays. Il y a bien sûr des questions d’idéologie et des conceptions différentes du rôle des syndicats. Pour les uns, la vision du monde relève d’un univers consensuel à organiser et, pour d’autres, elle est agonistique, ils pensent davantage la société en termes de conflits, et de conflits de classes. Ce clivage existe dans d’autres pays mais la plupart ont rencontré des circonstances historiques qui ont conduit à des arrangements.
En Allemagne, par exemple, il n’y a eu un syndicat unique qu’après la Seconde Guerre mondiale : avant 1933, il y avait plusieurs centrales violemment concurrentes entre elles. L’unité dans le DGB (confédération allemande des syndicats) est le produit de l’expérience du nazisme et de l’occupation du pays après guerre. En France, on n’a jamais eu de rupture politique susceptible de rapprocher durablement les syndicats, simplement des moments ponctuels, par exemple le Manifeste des 12 en novembre 1940 pour refuser l’intégration dans l’État pétainiste ou pour défendre la République en 1958 contre le coup d’État gaulliste.
Et on a un système de relations professionnelles à base électorale qui a tendance à aiguiser la concurrence. La loi sur la représentativité de 2008, censée faire le tri entre les syndicats, mettre en place des logiques de regroupement plutôt que de division, ne fonctionne pas, en tout cas pas pour l’instant. Elle a surtout accru la compétition. Et puis il y a l’évolution propre des centrales syndicales elles-mêmes.
La mollesse des syndicats sous Hollande est-elle due au fait que le gouvernement en place est considéré comme de gauche ? Qu’est-ce que cela dit des rapports entre syndicats et parti socialiste ?
Le PS n’a aucun rapport organique avec les syndicats, si ce n’est quelques années après la création de FO et plus tard avec la FEN. C’est d’ailleurs en cela que le PS n’a jamais été un parti social-démocrate. Plus encore, les hommes au pouvoir – Hollande, Valls, Rebsamen – n’ont aucune connaissance du social et ont même une vision de droite du monde social. La proximité entre Hollande et la CFDT peut s’expliquer par la commune référence à Jacques Delors mais cela ne crée pas un partenariat. D’ailleurs, c’est bien l’impasse stratégique dans laquelle se trouve la CFDT : prôner le partenariat social suppose d’avoir un ou des partenaires.
Quant au partenariat avec le patronat, c’est une quête du Graal désespérante : le Medef est redevenu la caricature de lui-même, il renvoie à cette réalité profonde qui est que le patronat français ne sait pas, n’a jamais su, ce qu’était un compromis social. Il n’y a pour lui que des accords ponctuels, tactiques, il fait ses courses dans le mouvement syndical et chaque fois qu’il peut reprendre par derrière ce qu’il a fait mine de concéder, il le fait.
Prenons un seul exemple et je ne parlerai même pas du pacte de responsabilité : la conférence sociale de 2014. Deux semaines avant la date prévue, le Medef menace de ne pas y participer sauf si le gouvernement revient sur deux mesures, deux mesures qu’il avait consenties aux syndicats lors de la négociation sur l’Ani (accord national interprofessionnel) du 11 janvier 2013 : un contrat minimum de 24 heures pour tout temps partiel et, du bout des lèvres, le compte pénibilité.
Entre un patronat aux abois et des syndicats dépassés, la France a-t-elle les acteurs sociaux qu’elle mérite pour jouer le jeu de la démocratie sociale si chère à François Hollande ? Ne faut-il pas revoir notre modèle ?
Certainement mais qui porte cette voix ? Depuis trente ans, nous suivons à l’Ires (institut de recherches économiques et sociales) les pactes sociaux conclus à travers l’Europe à différentes périodes : jamais on n’a vu une organisation patronale dire à un gouvernement qui organise une réunion tripartite « je ne viens pas sauf si… ». Il n’y a qu’en France que cela est possible. Le Medef fait des concessions mineures en échange desquelles il fait passer des reculs sociaux puis il demande au politique de retirer ces concessions. Le pire, c’est quand l’État recule face à ces menaces. Quant aux syndicats, le spectacle donné lors de la conférence n’était pas brillant. Il y a eu ceux qui n’y allaient pas, ceux qui y sont allés le premier jour, ceux qui ont claqué la porte le lendemain et ceux qui l’ont suivi de bout en bout. Bilan du gouvernement : « voilà une grande conférence sociale qui a permis de progresser ».
L’objectif de ces conférences devrait être de produire des compromis sociaux viables et déclinables dans les branches et les entreprises. On en est très loin, malgré l’abondance de négociations collectives qui existent dans nos relations sociales. On fait du spectacle : en réalité l’État sous-traite la mise en œuvre de ses politiques publiques en donnant une feuille de route aux « partenaires sociaux ». Il leur donne en général trois mois pour refaire le marché du travail ou les retraites, il indique ce qu’il en attend et sinon il reprend la main.
Voilà la démocratie sociale à la française : un État qui tire toutes les ficelles, un Medef qui écrit les textes, s’appuie sur la CFDT et quand ça ne va pas, il joue l’ultimatum et repasse par le lobbying pour l’éviction de ce qui le gêne. Pendant ce temps-là, la précarité s’étend et la France reste le pays où les gens sont parmi les plus malheureux au travail, où il y a le plus d’autoritarisme et d’échelons hiérarchiques. Il faudra un jour faire le compte de ce que coûtent au pays et aux entreprises les organisations patronales qui sont les nôtres.
Récemment, deux économistes du Fonds monétaire international, temple du libéralisme, ont fait le lien entre la baisse du taux de syndicalisation et l’augmentation de la part des revenus les plus élevés dans les pays avancés durant la période 1980-2010. Selon eux, une moitié environ de l’accroissement des inégalités s'expliquerait par le déclin des organisations de salariés. Cela vous surprend ?
Montrer une corrélation, ce n’est pas établir un lien de causalité. Les inégalités augmentent, les syndicats perdent en influence, peut-être y a-t-il un troisième facteur qui explique les deux premiers. Dans le système américain où l’évolution des salaires est directement liée à la présence syndicale dans l’entreprise, on peut facilement expliquer que la quasi-destruction des syndicats ouverte avec la présidence Reagan a eu un effet. Mais la formation du salaire direct ne joue qu’un rôle secondaire dans la dynamique des inégalités. Les revenus de transfert, la protection sociale, l’existence d’un salaire minimum légal, la fiscalité, etc., tout cela y contribue bien davantage.
Le communisme a été un bien grand drame pour les peuples qui le subissaient mais il fut un bonheur pour les travailleurs d’autres pays, en particulier en Europe occidentale où le capitalisme a dû lâcher du lest pour assurer son maintien, et le keynésianisme en a été l’outil. La fin du communisme a enlevé tous les contrepoids à la financiarisation du capitalisme, ce qui a brisé net le rapport des forces sociales. C’est la résurgence du néolibéralisme qui est à l’origine et du renforcement des inégalités et de l’affaiblissement des syndicats. Ce n’est pas un hasard si ces derniers se sont affaiblis partout. L’analyse de ces chercheurs peut être mobilisée pour montrer les dégâts de ces trente dernières années mais elle ne peut conduire à absoudre les causes intimes qui renvoient aux mutations du système économique.
Les syndicats sont souvent décrits comme coupés de leurs bases, du réel. Leur bureaucratisation au fil des décennies a-t-elle fini de les achever ?
La bureaucratie, c’est aussi ce qui sert à perdurer, à passer des moments difficiles, ça peut contribuer à la continuité de la puissance. L’important pour que les organisations syndicales vivent, c’est qu’il y ait en leur sein et dans leur rapport à la société suffisamment de tensions pour éviter que la bureaucratie ne les transforme en mouvement qui n’a de souci que sa propre préservation. Or aujourd’hui, on a le sentiment que persévérer dans leur être a pris le pas sur la redéfinition de leur raison d’être. La crise de direction à la CGT a révélé un pan de cette situation.
Les syndicats paraissent coupés des mouvements profonds de la société. Par exemple, ils fonctionnent encore en référence au salariat des Trente Glorieuses : le syndicalisme d’entreprise assis sur le travailleur CDI à temps plein, qui a une identité professionnelle marquée, qui se reconnaît métallo, fonctionnaire, défenseur du service public. Bien sûr, tout cela existe encore mais dans un monde du travail qui s’est considérablement diversifié.
Les syndicats continuent à être organisés sur la base de l’entreprise, mais qu’est-ce que l’entreprise aujourd’hui ? C’est un nœud de contrats commerciaux dans des structures en permanence en mouvement, rachetées, démembrées, fusionnées, délocalisées, y compris souvent dans des petites entreprises... La sous-traitance, l’externalisation à outrance, la précarisation ont fait éclater la collectivité de travail et même les modes de gestions managériaux qui mettent les services et les salariés de même statut en concurrence permanente. Les syndicats n’appréhendent pas le monde du travail dans son instabilité profonde. Les formes nouvelles du capitalisme, les transformations opérées en permanence par les nouvelles technologies sont telles qu’on ne peut plus fonctionner comme il y a quarante ans.
Seul véritable progrès, la syndicalisation et l’émergence des femmes à tous les niveaux des organisations : il y a des raisons structurelles, la baisse de l’emploi industriel, la montée des emplois de service, mais on ne peut pas ignorer un certain volontarisme dans les organisations, plus visible dans le syndicalisme que dans bien d’autres secteurs de la société. Les femmes sont dans les syndicats ce qu’elles représentent sur le marché du travail et on commence à voir de nombreuses femmes dans les instances dirigeantes où le plafond de verre est peu à peu grignoté, même s’il y a encore à faire.
Quel état des lieux dressez-vous aujourd’hui, des petites comme des grosses organisations ?
La CGT a dominé l’histoire sociale mais elle est en cours de banalisation tant elle a perdu de militants et d’influence. Bien sûr, elle garde une capacité de mobilisation inégalée. Elle reste un référent important du débat mais elle fait désormais jeu égal avec la CFDT qui, au prochain recensement électoral (2017), sera probablement devant. Mais cette baisse de la CGT ne profite pas vraiment à la CFDT qui ne prend pas la place, elle reste à son niveau historique lors des élections. Il n’y a pas substitution d’hégémonie, ce sont d’autres forces qui s’installent dans le paysage, et avec elles, un progrès de la fragmentation.
Force Ouvrière que l’on disait en danger il y a vingt ans est toujours là, bien positionnée dans la fonction publique mais aussi dans le secteur privé où elle ne recule pas. FO est un syndicat très particulier : vous avez le discours radical ici et puis là des pratiques de cohabitation aimable avec le patronat dans de nombreux secteurs. Personne n’aurait parié il y a vingt ans sur les chances de l’Unsa tant c’était l’alliance de carpes, de lapins et d’autres espèces plus ou moins vivantes. Eh bien, elle gagne du terrain, elle s’installe dans le paysage, comme Solidaires qui a beaucoup plus de difficultés. Après avoir failli disparaître à la fin des années 1990, la CFE-CGC a retrouvé un espace que lui a garanti le privilège catégoriel reconduit à l’occasion de la réforme de la représentativité. Même chose pour la CFTC, la représentation des travailleurs est devenue un manteau d’Arlequin.
Depuis la fin de mandat de Bernard Thibault, la CGT avance dans le brouillard. Comment comprenez-vous la crise de direction de l'une des principales organisations syndicales du pays ?
J’ai dit ailleurs que ce que la chute du mur de Berlin n’a pas fait à la CGT, la CGT peut se le faire toute seule aujourd’hui. Il y a un vrai risque, non pas d’effondrement mais d’effritement continu et de marginalisation. L’affaire Le Paon a écorné l’image de la CGT. Elle a mis à nu une bureaucratie coupée du reste du monde, une méthode de fonctionnement et des codes avec lesquels l’ancrage social de la CGT entre en profonde contradiction.
Pour comprendre la crise actuelle, il faut remonter à la fin des années 2000. Ce sont des années importantes, un cycle de conflictualité très fort de 1995 à 2010 avec des mouvements sociaux récurrents (1995, 2003, 2006, 2009, 2010). Mais la CGT n’en sort pas renforcée alors que dix ans auparavant, Bernard Thibault a lancé la campagne pour le million d’adhérents. L’inquiétude est de mise car la dynamique sociale, la mise en marche des travailleurs est la condition de la puissance de la CGT, c’est une condition nécessaire mais dont on se rend compte qu’elle n’est pas suffisante. Deux chantiers sont alors mis en œuvre : élargir l’espace revendicatif à la question du rapport au travail et plus seulement l’emploi qui a tout envahi depuis trente ans mais surtout l’accent est mis sur la structuration interne de la centrale avec un leitmotiv : c’est à la CGT de s’adapter aux évolutions du salariat et pas l’inverse. Au congrès de 2009, des décisions sont adoptées : redéfinir les bases de l’organisation, revoir la question des périmètres syndicaux, remettre au centre la question territoriale, rétablir une nouvelle carte des unions locales. Elle pose aussi comme nécessité de redéfinir les champs des fédérations. Une fédération des cheminots, c’est bien mais un peu décalé à l’heure du multimodal où la SNCF est le premier transporteur routier en France, pour ne donner qu’un exemple.
Mais rien n'a bougé...
Exactement, à part quelques expérimentations d’ailleurs intéressantes, les grands féodaux des fédérations ont tout bloqué. Thibault n’a rien fait pendant son dernier mandat. La CGT est une organisation très décentralisée contrairement à l’image qu’on en a. Ce n’est pas la confédération qui donne le « la » et les fédérations qui suivent. Elles font en réalité ce qu’elles veulent et il peut ne rien se passer. La crise prend racine ici, il y a plein d’autres raisons mais il y en a une en tout cas qui est que les fédérations canoniques n’ont pas joué le jeu de la transformation des structures. Le contexte externe n’a rien arrangé. La CGT a tout de même quasiment appelé à voter Hollande avant de déchanter. On verra ce que fera Philippe Martinez, le nouveau secrétaire général. Le problème, c’est que son équipe et ceux qui semblent la soutenir ont été les principales forces de blocage depuis dix ans !
Que vous inspire la stratégie de la CFDT, qui veut dé-ringardiser le syndicalisme pour reprendre les termes de Laurent Berger, son secrétaire général ?
Nicole Notat disait la même chose en 1992. Elle prend la tête de la CFDT au moment où Louis Viannet prend les commandes à la CGT. Lui prétend que s’il y a une réponse à la crise du syndicalisme, c’est une réponse solidaire entre les syndicats et il met en avant l’idée du « syndicalisme rassemblé ». Notat dit qu’il y a une réponse à la crise du syndicalisme, c’est la CFDT qui va ringardiser tous les autres. On peut faire le bilan : si la CFDT avait à elle seule la réponse au problème, cela se saurait et elle n’aurait pas la même difficulté que les autres à recruter des adhérents. Son bilan est d’ailleurs bien maigre pour prétendre représenter l’avenir. Sa stratégie de la signature à tout prix qui, par parenthèse, n’a rien à voir avec le réformisme, est une stratégie qui se satisfait de peu : contre le tout ou rien, il faut accepter les petits pas, dit-elle. Mais ce sont des petits pas en arrière car on ne voit pas les contreparties. Elle a échoué à créer un partenaire patronal qui accepte la logique qu’elle souhaite.
En étant l'alliée du gouvernement dans ses réformes, la CFDT ne se dirige-t-elle pas dans une impasse ?
On peut discuter de sa stratégie. Moi je trouve qu’elle part d’une bonne idée. La société française manque d’un espace propre au social. On a un État qui organise tout à l’image de la nouvelle carte des régions dessinée dans le bureau du président en un week-end. Il en va ainsi pour le social. Donc, créer de l’espace, certes, mais la constitution d’un partenariat est un objet de lutte quand on a un patronat qui n’a pas cette stratégie. La voie de la sur-institutionnalisation, des accords privilégiés avec le patronat pour gérer l’Unedic, la CNAM ou le contrat de travail, cela n’a rien produit car la précarité n’a cessé de croître. De ce fait, en 20 ans, la CFDT n’a ringardisé personne si ce n’est qu’elle court le risque de se ringardiser elle-même et le fait qu’elle est le soutien affiché de tous les « modernisateurs » n’y changera rien ! Il faudra qu’elle se résolve un jour à comprendre que ses partenaires obligés sont d’abord dans le reste du mouvement syndical et pas du côté du patronat ou du gouvernement, quelle que soit la couleur de celui-ci. Ce jour-là, elle essaiera de leur faire partager un certain nombre d’idées ou de démarches intéressantes dont elle est par ailleurs porteuse.
Comment espérer dans un tel paysage sinistré ?
Parce que ça bouge quand même. La fédération de la Santé de la CGT a tenu son congrès récemment et a complètement changé sa direction accusée de fonctionnement non démocratique. Regardez le Clic-P, l’intersyndicale du commerce de Paris qui rassemble les organisations syndicales parisiennes de la CGT, de la CFDT, de l'Unsa, de la CGC et de Sud. Très unitaire, jeune, mobile, avec un usage du droit très efficace et peu de cas de l’étiquette syndicale, il fonctionne sur une base qui ulcère toutes les centrales. Les jeunes générations ne se reconnaissent pas dans les syndicats actuels, elles sont en train de se construire une expérience sociale différente de celle de leurs aînés et dans bien des domaines plus difficiles, en particulier en matière de précarité de l’emploi. Ils sauront, tôt ou tard, traduire cette expérience en formes de résistance et celles-ci trouveront leurs formes d’organisation collective. À ce moment-là, il y aura des syndicats capables d’être des réceptacles de ces engagements et il y en aura d’autres qui ne sauront pas et qui disparaîtront de la scène. C’est la grande loi de l’évolution et il y a des moments où il tarde qu’elle advienne.
Finalement, y a-t-il un modèle syndical en Europe ?
Non, le syndicalisme est en déclin partout, avec des variantes : les syndicats belges ont gardé de la puissance, ils affrontent aujourd’hui une épreuve décisive mais ils ont une place dans la société que les syndicats français sont loin d’avoir. Ils syndiquent les étudiants, les chômeurs, ils montrent que la question des alliances est décisive dans la pluralité des mondes du travail d’aujourd’hui. Partout en Europe, les syndicats ont pris leurs distances avec les partis sociaux-démocrates mais tous sont orphelins d’un relais politique. C’est bien de prendre ses distances avec des partis totalement désavoués mais une des conditions pour être puissant, c’est d’avoir un ancrage sur le politique. Il ne s’agit pas d’être une courroie de transmission mais d’avoir un allié. Avec une gauche puissante ancrée dans le monde du travail, ce serait certainement plus facile pour les syndicats. Mais on ne peut faire dépendre le redressement de déterminations sur lesquelles on n’a pas de prise.
BOITE NOIRECet entretien a été réalisé le 14 mai, il a duré une heure, dans les locaux de Mediapart. Il s'inscrit dans une série d'entretiens que Mediapart a lancée il y a un mois, à l'occasion des trois ans du mandat Hollande, avec les acteurs du monde social en particulier syndical.
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