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Casinos à Paris : le PS met sa morale en jeu

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La scène a été jouée des dizaines de fois, mais elle produit toujours autant d’effets. Nous sommes le 17 décembre 1986, à l’Assemblée nationale. Les députés examinent une proposition de loi visant à autoriser l’exploitation des machines à sous dans les casinos. Le socialiste Jean-Pierre Michel prend la parole. « Derrière ces machines à sous, il y a tout un réseau de trafiquants, de receleurs, qui sont liés au grand banditisme et à la criminalité », argue-t-il pour marquer son opposition à un texte qu’il juge « tout à fait immoral par rapport à la situation de nos concitoyens »

« On fait appel à cette clientèle au moment où ses revenus sont en baisse. On lui dit : “Vos revenus sont en baisse. Vous êtes peut-être au chômage. Le pain, on vous le donne à peine, mais on va vous donner des jeux ! Allez donc jouer dans les casinos !” » Les bancs de la majorité UDF et RPR bouillonnent. L’opposition a beau s’époumoner, rien n’y fait. La loi est promulguée six mois plus tard, notamment grâce au soutien du ministre de l'intérieur de l'époque, Charles Pasqua.

La morale s’est invitée dans tous les débats concernant les jeux de hasard qui ont émaillé la vie parlementaire française depuis 1907, date à laquelle les casinos furent autorisés dans les communes françaises « classées comme station balnéaire, thermale ou climatique ». Nul doute qu’elle sera de nouveau convoquée d’ici quelques mois lorsque l’Assemblée nationale sera amenée à se pencher sur une nouvelle évolution législative destinée à permettre l’ouverture de casinos à Paris.

Depuis la loi de finances de 1920 interdisant leur installation dans un rayon de moins de 100 km autour de la capitale – pour préserver, dit-on, les ouvriers parisiens du démon du jeu –, Paris faisait figure d’exception en France. Jusqu’alors, seule la ville voisine d'Enghien-les-Bains (Val-d'Oise) avait, en 1931, bénéficié d’un régime dérogatoire. Son casino revendique aujourd'hui 600 000 visiteurs par an, ce qui en fait le deuxième lieu le plus fréquenté du département francilien.

Table de poker du casino Barrière de Toulouse.Table de poker du casino Barrière de Toulouse. © Reuters

L’industrie du jeu se porte bien. En 2013, elle a généré 44,3 milliards d'euros, rapporte l'Observatoire des jeux (ODJ). Les casinos, dont les machines à sous réalisent 90 % de l'activité, captent la plus grande partie des mises, soit 33,3 %. Il y en a actuellement 199 en France. La plupart appartiennent aux richissimes groupes Lucien Barrière, Partouche, Tranchant ou Joa, qui se partagent à eux quatre 75 % du marché. Selon la dernière enquête nationale sur les pratiques de jeu d'argent et de hasard, parue en avril dernier, le nombre de joueurs accompagne le mouvement et augmente année après année.

Une large majorité d'entre eux jouent de manière exceptionnelle, mais d'autres, de plus en plus nombreux, entretiennent un rapport « problématique » avec le jeu. Il ne s'agit pas de grandes fortunes, loin s'en faut. « Les joueurs problématiques (joueurs à risque modéré ou excessifs) sont plus souvent des hommes et plus jeunes que l'ensemble des joueurs, peut-on lire dans l'enquête. Ils appartiennent à des milieux sociaux plus modestes et sont moins diplômés qu'eux. Sur le plan professionnel, ils sont moins actifs que l'ensemble des joueurs. » Depuis près d'un siècle, les Parisiens étaient plus ou moins préservés de cette dangereuse tentation. Mais les choses ne vont pas tarder à changer.

Le préfet Jean-Pierre Duport.Le préfet Jean-Pierre Duport. © simplifier-entreprises.fr

Au mois de février, le préfet de région honoraire, Jean-Pierre Duport, également président de la Commission supérieure des jeux et conseiller du patron d’Unibail-Rodamco, le géant de l'immobilier commercial, s’est vu confier par le ministère de l’intérieur le soin de réfléchir à une nouvelle offre légale de jeux d’argent dans la capitale. La remise de son rapport, d’abord prévue début mai, a été repoussée à la fin du mois. L’objectif ? « Mettre un terme à ce truc folklorique que sont les cercles de jeux », souffle-t-on du côté de la place Beauvau. Et les remplacer par un ou, plus probablement, trois casinos, qui, contrairement aux cercles, auront le droit d'exploiter des machines à sous.

Fini le temps doré des cercles parisiens et de leurs lucratives tables vertes “offertes” aux Corses pour les remercier de leur engagement dans la Résistance. Leur statut d'association loi 1901 à but non lucratif est désormais jugé beaucoup trop obsolète pour être repensé. Surtout, le flou qui entoure leur gestion a entraîné un nombre d'affaires judiciaires tel que le gouvernement ne veut même plus en entendre parler.

Liens avec le grand banditisme insulaire, blanchiment d’argent, malversations… Tout ou presque a été écrit sur ces lieux feutrés où se sont longtemps croisés hommes politiques, people et grands flics. Depuis 2007, treize d’entre eux ont fermé. Le Concorde, l’Eldo, le Wagram, le Cadet, l’Haussmann… et jusqu’au mythique Aviation Club de France (ACF) des Champs-Élysées, détenu par l'homme fort de l'UMP en Corse-du-Sud, Marcel Francisci, réputé proche de Nicolas Sarkozy.

Si le projet de remplacer les cercles parisiens par des casinos a été inspiré par le gouvernement et doit d’abord passer par le Parlement avant d’être discuté en Conseil de Paris, il reste décisif pour la ville et sa majorité socialiste, notamment en raison de la manne financière qu'il représente. Légaliser les machines à sous dans la capitale pour gonfler les caisses de l'État et de la mairie ? La pensée traverse de nombreux esprits, à commencer par ceux de l'opposition parisienne qui s'étonnent que le sujet arrive sur la table aussi subitement.

Quand ils étaient encore tous en activité, les cercles de jeux rapportaient près de 9 millions d’euros à la mairie. Selon le conseiller de Paris Jean-François Legaret, qui a rencontré Jean-Pierre Duport au nom du groupe UMP, « on parle de 40 millions d’euros pour les casinos ». Une source proche du dossier tempère cependant ce chiffre et évoque à Mediapart une fourchette comprise entre 15 et 30 millions. « Ces perspectives de recettes me semblent sous-évaluées, s’entête l’élu UMP. Nous avions déjà étudié la question à la fin du mandat de Tiberi [Legaret était alors adjoint aux finances et aux marchés publics, poste qu’il a occupé de 1995 à 2001 – ndlr]. Les casinos peuvent rapporter 80 millions d’euros à la ville. Au bas mot. »

Manuel Valls, Bernard Cazeneuve et Anne Hidalgo, en avril 2014.Manuel Valls, Bernard Cazeneuve et Anne Hidalgo, en avril 2014. © Reuters

Du côté du PS parisien, personne ne se risque à avancer le moindre chiffre. Les langues ont d'ailleurs beaucoup de mal à se délier sur le sujet. « Le jeu peut être une soupape dans une société, mais ça ne peut pas être une identité pour Paris, avertit tout de même le président du groupe socialiste, Rémi Féraud. Nous n’avons pas encore étudié la question. Pour le moment, il n’y a ni veto ni blanc-seing de notre part. » Quant à Anne Hidalgo, elle refuse de s’exprimer officiellement. « C’est une décision qui dépend de l’État, martèle son entourage. Nous n’avons pas eu de discussion avec le préfet Duport. En revanche, nous l’avons encouragé à voir les différents présidents de groupe. Ce sera à eux de discuter de la façon de procéder. »

Selon nos informations, la maire de Paris a pourtant bel et bien rencontré le préfet pour discuter de l’ouverture de casinos dans sa ville. Elle se serait même directement entretenue avec le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. « Le ministre a vu Anne Hidalgo avant le lancement de la mission Duport, confirme-t-on à Beauvau. Elle n’avait pas émis d’opposition. » « Je ne suis pas franchement pour les casinos, mais actuellement, il y a un rapport qui est en train d’être fait pour légaliser les cercles de jeux et cela pourrait prendre la figure d’un casino, donc on verra, j’attends… », avait pourtant esquissé l'édile sur Canal +, début avril.

La majorité socialiste a de quoi être embarrassée, car le sujet est politiquement compliqué. « C’est une question sensible, ça va faire du bruit », prévient Jean-François Legaret. « La gauche est assez frileuse avec les casinos », indique aussi l’ancien sénateur et maire UMP de Toulon (Var), François Trucy, ex-président du Comité consultatif des jeux (CCJ) et auteur d’un rapport d’information sur les jeux de hasard et d’argent en France. D'autant que le PS parisien n’a pu oublier la polémique qu'avait créée l'ouverture, en mars 2010, du casino Barrière de Lille, cette ville dont la socialiste Martine Aubry voulait pourtant faire « une ville de la solidarité ».

Le casino Barrière de Lille.Le casino Barrière de Lille. © lucienbarriere.com

À l’époque, seuls les Verts et l’UDF s’étaient opposés au projet, renvoyant la majorité de gauche – qui avait fait front commun avec les élus UMP – à ses propres contradictions. « Il n’y a pas eu de discussion possible avec les communistes sur ce sujet, avait regretté Dominique Plancke, conseiller municipal EELV, dans les colonnes de Regards. Ils répétaient également que les pauvres ont le droit de jouer au casino. » Mettre sous le tapis certains enjeux sociaux pour grossir des budgets municipaux. Le choix est forcément délicat pour une mairie, qui plus est de gauche. « Les casinos représentent tout de même la quintessence de l’ultraconsommation… », rappelle le coprésident du groupe EELV à Paris, David Belliard.

L’autre conséquence sociale de l’implantation de casinos dans la capitale concerne directement l’établissement d'Enghien-les-Bains et ses 700 salariés, qui s’inquiètent de voir les clients parisiens déserter leurs tables de jeux pour profiter d’une nouvelle offre de proximité. C’est une des raisons pour lesquelles Christophe Tirat, secrétaire fédéral FEC-FO du personnel d’Enghien, continue de plaider en faveur d’une évolution du statut des cercles de jeux. « Il faut arrêter d’ouvrir des casinos n’importe comment en France, déclare-t-il au JDD. On en est à près de 200. Leur équilibre est précaire. » Ce scénario, d'abord écarté par le préfet Duport, a finalement été légèrement développé dans son rapport, selon Le Monde.

Comme tous les autres conseillers de Paris qui ont rencontré le préfet dans le cadre de sa mission, David Belliard attend la remise du rapport tant attendu pour s’emparer sérieusement de la question. Ce qui ne l'empêche pas de commencer à s’interroger. « Cela nous laisse perplexes, confie l'élu écolo. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ne pas commencer par réformer les cercles de jeux ? » Parce que « nous n'en voulons plus », tranche-t-on au ministère de l’intérieur. Trop d’histoires, trop de problèmes.

De la quinzaine d’établissements que comptait la capitale il y a encore quelques années, il ne reste que des façades défraîchies et de lourds dossiers d’instruction. À Paris, seuls le Clichy-Montmartre et l’Anglais sont encore en activité. Auxquels s’ajoute le Multicolore à Reims. Trois survivants déjà promis à une mort certaine. « Soit on trouve un véhicule législatif pour les interdire complètement, soit on ne délivre plus d’agréments. Dans tous les cas, ils ne resteront pas. » Quand bien même l’option “modernisation des cercles” serait finalement retenue, ce serait avec un nouveau statut, un nouveau régime fiscal et surtout, de nouveaux gérants.

Le Clichy-Montmartre (XVIIIe), l'un des deux derniers cercles parisiens encore ouverts.Le Clichy-Montmartre (XVIIIe), l'un des deux derniers cercles parisiens encore ouverts. © ES

Voilà plusieurs années que les anciens dirigeants de ces établissements, indics à leurs heures perdues, sont tombés dans le collimateur de l’intérieur, qui s’était contenté jusqu’alors de détourner le regard. Le vase a débordé en décembre 2013, avec la publication d'une photographie montrant le chef du service central des courses et jeux, Jean-Pierre Alezra, en train de festoyer en compagnie des dirigeants du Wagram, dont certains ont été condamnés pour extorsion de fonds. Le policier fut limogé sur-le-champ. « Valls a fait mine de découvrir l’eau tiède », s'amuse une source proche du dossier Wagram.

« Les flics ont toujours traîné dans les cercles. Où voulez-vous qu’ils aillent chercher leurs informations ? Bernard Squarcini [l’ancien patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – ndlr] y connaissait beaucoup de monde. Ça n’a jamais gêné personne », souligne un autre connaisseur du milieu. « Est-ce que les choses seront plus clean avec les casinos ?, s'interroge David Belliard. Nous ne voulons pas que Paris se transforme en une sorte de Las Vegas ? » « L’objectif de la mission Duport est de mettre fin aux cercles de jeux, mais avant d’ouvrir des casinos, il serait bon de réfléchir à la place du jeu dans notre société et aux problèmes liés à l’addiction », ajoute son collègue Nicolas Bonnet-Oulaldj, président du groupe PCF au Conseil de Paris.

La droite émet elle aussi de nombreuses réserves d'ordre moral, mais ces dernières n’ont pas grand-chose à voir avec l’addiction ou le niveau d’endettement des Parisiens. « Le PS est dans une position logique et morale inconfortable. Pour implanter des casinos, Paris devra être inscrite sur la liste des villes d’intérêt touristique ou thermales. Or Anne Hidalgo s’est battue contre cette idée pour éviter d’ouvrir les magasins le dimanche. C’est assez paradoxal quand on y pense… », sourit l’UMP Jean-François Legaret.

Dans l’opposition parisienne, seul le centre fait montre d’enthousiasme à l'évocation du projet. « Nous considérons qu’il y a une logique économique, souligne le président du groupe UDI-MoDem, Éric Azière. Paris est l’une des rares capitales européennes à ne pas avoir de casinos. La compétition internationale est telle que les cercles de jeux sont devenus beaucoup trop confidentiels. Pour autant, nous souhaiterions que le PS aille jusqu’au bout de cette logique : on ne peut pas vouloir implanter des casinos et continuer dans le même temps de jouer les vierges effarouchées sur la question de l’ouverture des magasins le dimanche. »

Anne Hidalgo en conseil de Paris, en avril 2014.Anne Hidalgo en conseil de Paris, en avril 2014. © Reuters

Bien qu’elles ne soient pas encore connues, les conclusions du préfet Duport sont courues d’avance. Reste donc à connaître quels détails pratiques il préconise (nombre exact d’établissements, répartition entre tables de jeux et machines à sous, placement ou non sous le régime d’une délégation de service public…), le nom des candidats casinotiers (Unibail-Rodamco pourrait-il en profiter ?) et les lieux d'implantation. « Le Fouquet's [propriété du groupe Barrière – ndlr] a plein de salles vides en sous-sol. Et il est juste en face du cercle l'Aviation qui vient de fermer. Le hasard fait bien les choses… », grince une personne proche de feue l'ACF.

Reste aussi la question du calendrier. Pour éviter la prolifération des tripots clandestins – de plus en plus nombreux depuis la fermeture des cercles –, le gouvernement voudrait aller vite. L’idée d’intégrer un amendement au projet de loi de finances pour 2016 avait dans un premier temps été avancée, mais la remise du rapport tardant, les délais risquent d'être trop serrés d'ici l’automne. « Cela pourra prendre des années », affirme le président du groupe PS à Paris, Rémi Féraud. En attendant, chacun continue de se renvoyer la balle. L’État assure que « ce sera à la mairie de Paris de décider ». Et la mairie de Paris s'en remet à l'État, « le seul à avoir les cartes en main ».

BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées dans cet article ont été rencontrées ou interrogées par téléphone entre fin avril et mi-mai. En raison du caractère « sensible » du dossier, plusieurs d'entre elles ont souhaité conserver l'anonymat.

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