Spécialiste de l’économie régionale et urbaine, Laurent Davezies est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire « économie et développement des territoires », et professeur à Sciences-Po. Il annonçait en 2012 dans La Crise qui vient (Seuil) la montée des populismes dans certains territoires « déstabilisés » et un « ébranlement des territoires suburbains » avec le « sevrage de la dépense publique et l’énergie chère ». Dans un entretien à Mediapart, il revient sur la contestation sociale multiforme partie de Bretagne. Selon lui, le FN pourrait servir de « soupape » lors des prochaines élections municipales et européennes.
Avec le recul, comment analysez-vous le mouvement autour de l'écotaxe parti de Bretagne, qui annonce une nouvelle manifestation samedi 30 novembre à Carhaix ?
L'écotaxe n'a pas déclenché le mouvement. Ce qui le déclenche, c'est un choc industriel dans la filière agro-alimentaire du nord-ouest de la Bretagne, avec des entreprises qui ferment à tour de bras et mettent sur le carreau des centaines d’ouvriers très peu qualifiés. Ce choc industriel arrive dans une Bretagne historiquement solidaire et organisée, qui sait se faire entendre depuis des siècles, où la brutalité des manifestations sociales n'est pas rare, avec les préfectures envahies et les bagarres avec les CRS. Dans cet ouest français, il y a historiquement de très mauvais souvenirs dans la relation avec Paris. L'histoire de la Révolution française montre ces très mauvais rapports entre Paris et l'ouest de la France. Le projet parisien de répression de l'ouest français était alors d’une très grande radicalité. Il s'agissait d'écraser les jacqueries paysannes ! En Bretagne, ce vieux passif reste dans les mémoires.
Toute cette partie ouest de la France, qui se méfie historiquement de Paris, se sent à l’extrémité de l’Europe. Dans les années 1980-90, quand l'Europe s'est intégrée, les régions de l'ouest ont pris peur. Elle se sont vues sur le bas-côté de l'autoroute du développement. Jean-Marc Ayrault a souvent dit que Nantes a cru voir arriver le début de sa fin, avec la fermeture des chantiers navals. Des cabinets de consultants très cher payés prédisaient alors le déclin d'une ville comme Brest.
Et pourtant ! Vingt ans après, Bordeaux, Nantes, Brest font partie des villes qui marchent le mieux en France ! La Bretagne, les Pays de Loire, l'ouest de la France en général, font aujourd'hui figure de modèle de la mobilisation des acteurs locaux pour le développement. Dès les années 1950-60, bien avant la décentralisation, les Bretons ont été des militants du développement territorial, avec des formes d'organisation très avancées : des coopératives paysannes, un comité de développement de la Bretagne qui fait figure de référence, un militantisme communautaire poussé.
Mais dans cet univers de l'ouest qui s'en sort plutôt bien, d'autres zones ont moins marché. Le centre de la Bretagne, autour de Carhaix, le cœur du mouvement des “Bonnets rouges”, est aujourd'hui en difficulté avec des entreprises issues des choix productifs des années 1960, qui ont une faible capacité d'adaptation et se révèlent obsolètes, comme ces entreprises de volaille low cost dépendantes des subventions européennes. À ces difficultés est venue s'ajouter l'écotaxe, une taxe très compliquée, très discutable, qui visait, quand elle a été décidée, à transférer le trafic vers des modes plus “doux” comme le fer et le fluvial, avec notamment des coûts de recouvrement hallucinants (lire ici notre enquête).
Aujourd'hui, 95 % de la valeur des marchandises transportées en France passent par la route. Et pour l'agriculteur breton, il n'y a aucune substitution possible en termes de voies ferrées et de canaux, et ils sont donc piégés. Cet impôt écologique a fini par être vécu comme punitif. Tout ça a conduit les paysans bretons, l'industrie agroalimentaire et les transporteurs à se mobiliser. Même si leurs intérêts sont divergents.
Donc oui, il y a bien une crise industrielle dans les Côtes-d'Armor et le Centre-Finistère… Mais ce n'est pas toute la Bretagne !
Portiques écotaxes, radar, fiscalité… La contestation s'étend et elle porte sur les questions fiscales.
Un peu comme en astrologie, il y a en ce moment une conjonction d'éléments épars qui, combinés, finissent par constituer un mélange détonant… Il y a sans doute, çà et là, le sentiment de vivre dans des territoires abandonnés. Mais il faut relativiser. S'ils étaient vraiment délaissés, ces territoires n'existeraient plus depuis longtemps.
On l'oublie toujours, mais une redistribution colossale s'effectue au profit des territoires. Il est très rassurant de voir l’énorme intensité de ces mécanismes de solidarité. 10 % de la création totale de richesses en Île-de-France, soit 70 milliards d’euros environ, sont transférés au reste du territoire français sous forme de subventions implicites, par le jeu des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques et sociales. C’est énorme !
Il y a un déni généralisé de ces mécanismes de redistribution et de solidarité extrêmement puissants. Les territoires ne sont pourtant pas abandonnés. En vertu de ce très puissant système de mutualisation, 57 % du PIB est consacré aux dépenses publiques et sociales. Quand une entreprise ferme dans un territoire, la valeur ajoutée qu'elle crée passe de 100 à zéro, mais les mécanismes de chômage, payés par d'autres travailleurs, la préservation du service public financé par l’impôt, etc., assurent le maintien d’un revenu aux salariés, et donc de la consommation et de ses effets multiplicateurs, au moins pour une certaine période.
Mais s'il y a une forte redistribution, c'est aussi parce qu'il y a des fractures profondes entre les territoires : il n’y a redistribution que quand il y a inégalité ! Mécaniquement, au titre de ces transferts, certains territoires aujourd’hui très favorisés sont donc très aidés. En conséquence, ces territoires pauvres vont ressentir plus que d’autres la réduction des dépenses publiques qui va se poursuivre dans les prochaines années : ils recevaient énormément, ils ne recevront plus beaucoup. C’est une des difficultés posées par la réduction des dépenses publiques. Et cela peut évidemment alimenter un sentiment d’abandon.
Par ailleurs, il y a une contestation fiscale. Les annonces des derniers mois sont un peu la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Mais pour autant, les gens sont-ils contre l’impôt ? L’impôt sur le revenu vient de très loin. Relisez Michelet ! Pour lui, les révolutionnaires de 1792 qui voulaient créer un impôt sur les riches étaient vraiment des fous furieux ! Or aujourd'hui, le monde entier a un impôt sur le revenu. Et même le FN, qui était contre il y a vingt ans, ne le remet plus en cause. Il n'y a jamais eu dans l'humanité de telles redistributions monétaires sans violence ! C'est vrai dans tous les pays industriels, et un peu plus en France.
Alors prenons un peu de distance. Oui, il y a une forme de ras-le-bol, mais personne ne remet en cause le principe général. Et cette jacquerie fiscale, personne ne sait ce que ça représente vraiment. Les gens qui s'en prennent aux radars, soyons francs : c'est quand même un peu le “beauf absolu”. Mais ça ne fait pas pour autant une révolution ! Ça ne fait pas un programme ! Ni même une doléance organisée.
Autre élément : la montée du Front national, qui agite la nostalgie du “c'était mieux avant”...
Oui, au total, il y a un mélange d'angoisse et de mécontentements. Mais c'est un cocktail qui fabrique des coalitions extrêmement composites voire baroques. Du coup, on est un peu sur le fil du rasoir. Tout ça peut s'agréger, malgré les intérêts divergents. Mais le mouvement peut aussi ne pas arriver à s'organiser. Même si le mécontentement contre le gouvernement est très important, je ne crois pas pour autant que les Français veuillent tout casser et renverser la table, ni que l’on assiste à des mouvements plus larges, plus brutaux, radicaux. Tout simplement parce que dans cette marmite surcompressée, il existe une sorte de soupape, si je puis dire : les municipales, les européennes, et la possibilité d'exprimer son mécontentement dans les urnes. Le vote FN sera peut-être une façon de cristalliser toutes ces pulsions qui, davantage que des sentiments poujadistes, fascisants ou racistes, sont surtout l'expression d'une angoisse.
Ces exaspérations montent et l'État semble un peu dépassé...
La situation est extrêmement difficile. Un gouvernement de droite serait d'ailleurs exactement confronté aux mêmes problèmes. Le gouvernement doit réduire le déficit budgétaire. Concrètement, cela revient à augmenter les prélèvements ou à réduire les dépenses. Malgré ce qu'on dit parfois à gauche, il y a des marges importantes d'économies dans la dépense publique, de l'État et des collectivités locales. Mais même si c'est à mon sens une piste qu'il faut poursuivre, cette rationalisation de l'action publique ne donnera pas de résultats immédiats.
On peut aussi augmenter les impôts, ce qui a des effets plus immédiats. Mais alors en évitant les impôts qui frappent tout le monde, à commencer par les plus modestes, comme la TVA. Il faut donc être courageux en augmentant l'impôt des plus riches – peut-être provisoirement –, y compris de la classe moyenne supérieure, même si elle est déjà fortement sollicitée.
Jean-Marc Ayrault vient d'ailleurs de remettre sur l'ouvrage la grande réforme fiscale, promise par François Hollande mais jamais mise en œuvre...
C’est le printemps de Thomas Piketty (l'économiste qui a inspiré à François Hollande l’idée d’une grande réforme fiscale, ndlr) ! Sur les impôts, on est au taquet. Si la France a eu un consentement à l'impôt formidable depuis 30-50 ans, là ça commence à bloquer. D'autant qu'on augmente les impôts quand les gens vont mal. Si on veut augmenter les impôts, il faut donc que l'effort porte davantage sur ceux qui en ont les moyens. Une partie de la population française est aujourd'hui gravement pénalisée et extrêmement inquiète. Mais une autre partie, elle, s'en sort très bien : elle a même plus de travail en période de crise ! La réforme de l'impôt sur le revenu et de la CSG va donc plutôt dans le bon sens.
Vous dites craindre la montée d'un « populisme territorial », mêlant revendications localistes et considérations identitaires.
Je travaille depuis plusieurs années sur cette montée de l'« égoïsme territorial » en Europe. Le continent est le théâtre d'un mouvement général de replis : idéologiques, identitaires, territoriaux. On assiste à une montée très forte de ces identités territoriales, sortes de “bricolages identitaires” dans des régions qui ont eu du mal à s'intégrer à l'État nation, ou estiment qu'elles n'ont plus intérêt à jouer le jeu de la nation. On rempote des questions identitaires dans des questions qui sont en fait souvent du registre de l’égoïsme économique.
La Yougoslavie s'est défaite par ordre décroissant de revenu de ses composantes. Derrière un discours identitaire, il y a une réalité monétaire : je refuse de jouer le jeu de la solidarité avec des régions plus pauvres car je suis moi-même confronté à une compétition internationale. C'est ce que l'on observe avec les Basques espagnols, les Catalans, la Flandre et la Wallonie, l'Italie du Nord, les Écossais qui souhaitent l'indépendance, etc. En période de crise, ces tensions sont accrues.
En France, c'est moins marqué qu'ailleurs : l'ancien régime puis la révolution ont écrasé les identités et banalisé les territoires, et nous avons cette idéologie de l'unité nationale et de la nation. Mais ce qui se passe en Bretagne n'y est pas étranger. C'est le fameux “vivre et travailler au pays” des Bonnets rouges. Aujourd'hui en France, des forces politiques comme le FN entretiennent l'idée qu'un retour à “comme avant” est la réponse à toutes les solutions. La tentation est extrêmement forte de se replier vers un système plus communautaire. Même si c'est un fantasme, puisque la majorité des gens qui vivent aujourd'hui en Bretagne n'y sont pas nés ! Parfois, ce repli communautaire peut avoir une dimension identitaire, quand il se recoupe avec la peur de l'étranger immigré ou l'islamophobie.
Que faire pour sortir de ce climat déprimé ?
Acteurs publics, population, médias : c'est comme si nous étions tous entrés dans un phénomène collectif de panique. Or les effets de panique sont des multiplicateurs de problèmes. Beaucoup d’armées pourtant triomphantes ont été écrasées par l’irruption soudaine, irrationnelle et incontrôlable de la panique… À cet égard, le flegme du gouvernement, qui lui est reproché, est plutôt rassurant. Il faut en effet calmer le jeu, dire et redire la réalité : la situation française n'est pas la pire que ce pays ait connue dans le siècle passé, et de loin. Elle est inquiétante, mais pas dramatique, d’autant que les Français savent dans leur grande majorité quels sont les ajustements à faire. La crise de 1993, par exemple, était à peu près du même tonneau que celle d'aujourd'hui, même s'il y a aujourd'hui un aspect de crise structurelle qui rend l'avenir plus incertain.
En France on perd de l'emploi globalement depuis 2007, mais plusieurs de nos grands territoires ont continué à créer de l'emploi. La France a beaucoup d'atouts en termes d'innovation et de technologie. Avec 1 % de la population mondiale, nous avons un quart des médailles Fields, l'équivalent du prix Nobel de mathématiques. Mais nous avons aussi des problèmes à régler : une industrie trop spécialisée dans des industries à valeur ajoutée faible ou moyenne qui sont en déclin, des chercheurs magnifiques parfois fascinés par les technologies mais qui ne transforment pas forcément leurs découvertes en développement industriel, une sociologie des élites françaises organisée selon des castes extraordinairement lourdes. Cela ne changera pas en un jour.
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