Matignon est à l’attaque. Dix-huit mois après son accession au pouvoir, le premier ministre semble décidé à partir à l’assaut de la citadelle de Bercy. Selon les informations publiées par Le Canard enchaîné, et confirmées par Le Monde, Ramon Fernandez, directeur du Trésor depuis 2009, devrait être démis de ses fonctions pour être remplacé par François Villeroy de Galhau, ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn lorsqu’il était aux finances et actuellement directeur de Cetelem, la filiale de crédit à la consommation de BNP Paribas. Julien Dubertret, directeur du budget, serait pour sa part remplacé par Denis Morin, directeur de cabinet de la ministre des affaires sociales, Marisol Touraine.
Si l'arrivée de Denis Morin à la direction du budget semble acquise, le départ de Ramon Fernandez paraît susciter une belle bagarre : Bercy fait de la résistance. Pour l'instant, ni Matignon, ni le ministère des finances n'ont voulu confirmer son départ. Le ministre des finances parle même de rumeurs, bien que les informations sur le départ de Ramon Fernandez semblent acquises pour beaucoup. De son côté, François Villeroy de Galhau, dont le nom est régulièrement cité depuis le retour des socialistes au pouvoir pour un poste ou un autre, a démenti avoir été pressenti. « Personne ne m'a appelé », a-t-il déclaré au Monde.
Ramon Fernandez comme Julien Dubertret, ancien conseiller de François Fillon à Matignon, avaient été nommés à ces deux postes parmi les plus importants de la République par Nicolas Sarkozy. À gauche, beaucoup avaient été étonnés de leur maintien en poste après l’élection de François Hollande : ils avaient été les maîtres d’œuvre de la politique économique de Nicolas Sarkozy. Même à droite, cela avait déconcerté. « J’ai toujours été surpris que le gouvernement ne place pas des hommes à lui à ces deux postes stratégiques. C’est dans la nature de ces fonctions. Le faire aujourd’hui, c’est l’aveu d’une erreur », a ainsi dit Philippe Marini, président de la commission des finances du Sénat.
Plusieurs membres du gouvernement partageaient cette analyse. Dès septembre 2012, Arnaud Montebourg avait mené une attaque au grand jour contre le Trésor. À la suite de l’épisode de l’éventuelle nationalisation de Florange, repoussée par le ministère des finances comme étant une vieille lune socialiste impossible à mettre en œuvre, il avait vivement fustigé « l’orientation clairement ultralibérale du Trésor », l’accusant « de ne pas être fidèle à la pensée du gouvernement ». Le ministre du redressement productif visait directement Ramon Fernandez.
Fait rare, le ministre des finances, Pierre Moscovici, était monté personnellement au créneau pour désavouer son collègue de l’industrie. Dans une lettre adressée à toute la direction du Trésor, il les avait assurés de sa « confiance en leur loyauté et en leur compétence ». Avant de conclure : « L'expertise et l'intégrité de la direction du Trésor sont connues et respectées. Depuis mon arrivée, j'ai pu vérifier combien cette réputation d'excellence est méritée et légitime. »
À plusieurs reprises, Matignon a demandé le remplacement de Ramon Fernandez, sans obtenir gain de cause. À chaque fois, Pierre Moscovici a repoussé la demande. « Il a une vraie crédibilité vis-à-vis de nos partenaires. Et il est parfaitement compatible avec le principe du "sérieux de gauche" de la majorité, même si on ne mène pas la même politique », a-t-il justifié dans Libération, en réponse à ceux qui s’étonnaient de le voir prendre sa défense en toutes circonstances.
Ramon Fernandez fait figure, il est vrai, d’intouchable. C'est le patron de la citadelle de Bercy, le vrai ministre des finances, disent certains. En moins de cinq ans, il a connu trois ministres : Christine Lagarde, François Baroin et Pierre Moscovici. Mais lui est resté, imposant ses vues et sa politique.
Par nature, le poste de directeur du Trésor, en relation avec les grandes institutions internationales, le monde bancaire et les financiers et créanciers de la France, acteur des privatisations et choyé à ce titre par les banquiers d’affaires, est très important. Mais à la faveur de la crise, Ramon Fernandez a su le transformer en royaume.
Succédant à 41 ans à Xavier Musca, devenu secrétaire général adjoint de l’Élysée en 2009, il a établi avec lui un pilotage au quotidien de la crise financière et de la crise européenne. Passant par-dessus le ministre des finances, il avait accès direct à l’Élysée et au président. Il a été de tous les G8, de tous les G20. Il a été associé à toutes les discussions internationales chargées d’essayer de proposer des solutions à la crise, la lutte contre les paradis fiscaux notamment dont on sait ce qu’il advint. Il a participé à tous les sommets de la dernière chance, aux sauvetages in extremis lors de la crise de l’euro. Pendant que Nicolas Sarkozy parlait, c’est lui qui poussait les notes derrière lui, formulait les propositions et bâtissait avec ses collègues les règles arrêtées par les politiques.
« Vous allez changer de ministre de finances, mais conservez le directeur du trésor, avec lequel nous avons pris l’habitude de parler », auraient conseillé des responsables de fonds d’investissement et des agences de notation à François Hollande, selon Marianne. En une période où la moindre dégradation pouvait enflammer les marchés, où les dettes des pays européens pouvaient être l’objet de spéculations capables d’envoyer une économie au tapis, le conseil avait valeur d’avertissement. Tétanisés par la perspective d’effrayer les marchés, voire d’amener le FMI en France – une menace que le Trésor semble avoir agité plusieurs fois pour emporter les arbitrages –, le président de la République et le gouvernement se sont inclinés : il fallait dorloter l’homme qui avait l’oreille des financiers.
La présence de Ramon Fernandez, mémoire vivante des grands sommets précédents et de la crise, qui maîtrise les clés et les rouages de la finance internationale, a rassuré François Hollande, lorsqu’il a fait ses premiers pas dans les grandes réunions internationales. À l’Élysée, la relation établie avec Xavier Musca s’est poursuivie avec Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de l’Élysée et lui aussi ancien du Trésor avant de devenir banquier chez Rothschild. Le maillage a été complété avec la nomination de Rémy Rioux comme directeur de cabinet de Pierre Moscovici. Le haut fonctionnaire se définit comme de gauche mais a été aussi l'adjoint de Ramon Fernandez au Trésor.
Pierre Moscovici, par dilettantisme, a eu tôt fait de se reposer entièrement sur le directeur du Trésor. Lors des réunions de l’Eurogroupe, où se retrouvent les ministres des finances de la zone euro, le ministre des finances se contente souvent de reprendre tels quels ses avis. Dans les réunions internationales, Ramon Fernandez est la voix de la France, bien plus que son ministre, jugé bien inconsistant.
Son influence va bien au-delà de son territoire, comme a pu le constater Arnaud Montebourg, à ses dépens, à plusieurs reprises. Après la déconvenue, payée politiquement au prix fort, sur Florange, le ministre du redressement productif s’est heurté à nouveau à lui lors de la création de la banque publique d’investissement. Arnaud Montebourg voulait créer un puissant établissement bancaire public, doté d’importants capitaux avec des représentations régionales. « Pas question de constituer à nouveau une banque publique », a rétorqué le Trésor, qui s’emploie depuis vingt ans à démanteler tous les outils stratégiques et financiers de l’État, au nom d’un libéralisme bon teint. Qu’est-il arrivé ? Le ministre des finances a arbitré en faveur de la position du Trésor. Il a été bricolé une petite entité, dotée de moins de 30 milliards d’euros de fonds propres, qui n’a pas vocation « à venir au secours des canards boiteux », selon son président, lorsqu’il a été sollicité pour intervenir sur un dossier. Depuis, la BPI a plus fait parler d’elle pour ses dépenses somptuaires dans l’aménagement de son siège que pour ses interventions auprès des entreprises.
Le conflit entre le Trésor et Montebourg tourna à la querelle personnelle avec l’affaire Matthieu Pigasse à l’automne 2012. Ce dernier est banquier d’affaires chez Lazard, chargé de diriger la maison de Paris et aussi actionnaire du Monde et propriétaire des Inrocks. À ce titre, il venait d’embaucher comme directrice de l’hebdomadaire Audrey Pulvar, compagne alors d’Arnaud Montebourg. Le ministre du redressement productif fut accusé de conflit d’intérêts : n’y avait-il pas renvoi d’ascenseur de la part de Matthieu Pigasse pour favoriser Lazard à Bercy ? « Entre les trois, qui est de trop ? » lui demanda Fabrice Arfi, lors d’une émission à Mediapart. « Matthieu Pigasse », répondit le ministre, ajoutant qu’il demandait à l’avenir, pour éviter tout soupçon, que Lazard soit banni de tous les mandats de conseil qui pourraient concerner son ministère.
C’était mettre les pieds dans le jardin secret du Trésor. Depuis le début des privatisations, c’est lui qui a la haute main sur les procédures et les banques conseils. Celles-ci font une cour assidue auprès des membres du Trésor pour obtenir des mandats et gagner en influence : avoir accès au Trésor, c’est avoir accès aux manettes de l’État. En retour, les banques conseils sont écoutées avec attention, car elles portent la voix de la finance internationale, censée être toujours plus avisée que celle de l’État. Elles sont traitées avec d’autant plus d’égards qu’elles sont souvent promesses de futur : la banque d’affaires est l’issue de pantouflage préférée des membres du Trésor qui, après avoir passé quelques années à Bercy, vont monnayer en millions leurs carnets d’adresses constitués dans les couloirs de l’État.
Mais dans l’étiquette très stricte de cette nouvelle noblesse de robe du cinquième étage de Bercy, il y a des rangs. Au sommet des banques d’affaires, se trouvent Lazard et Rothschild. Les banquiers de ces deux établissements ont table ouverte à Bercy. D’une façon ou d’une autre, ils sont associés à tous les processus, tous les conseils du ministère. « Prendre Lazard ou Rothschild pour Bercy, c’est comme acheter IBM pour un directeur informatique dans le passé. Jamais on ne remettra en doute votre choix, la façon dont cela a pu se passer. Leurs conseils sont supposés intouchables », expliquait un ancien haut fonctionnaire de Bercy dans Rothschild, une banque au pouvoir. En bannissant Lazard de Bercy, Arnaud Montebourg bousculait le jeu et empiétait sur les prérogatives censées immuables de la haute administration, dont elle tire tant de bénéfices.
La polémique publique fut vite éteinte. Quelques mois plus tard, Matthieu Pigasse prenait grand soin de se montrer dans les couloirs de Bercy, afin de bien prouver que les oukases du ministre n’étaient que gesticulation. Les ministres passent mais la direction du Trésor et son puissant patron restent…
Plus discrètement, Ramon Fernandez et ses équipes supervisent tout ce qui tout touche au monde bancaire et financier. Ils ont beaucoup pesé lors de l’élaboration de la loi sur la séparation des activités bancaires. Les banquiers amis, souvent anciens inspecteurs des finances et même du Trésor, savaient trouver une oreille attentive dans les bureaux du 5e étage du ministère. Les députés eux ont mesuré une nouvelle fois à cette occasion la puissance de Bercy. Un par un, tous leurs amendements , même ceux qui ne touchaient le texte qu'à la marge, ont été balayés. Résultat ? Cette loi bancaire que le monde entier nous envie : la séparation touche moins de 2 % du bilan des banques.
C’est le Trésor toujours, appuyé par le gouverneur de la Banque Christian Noyer, passé lui aussi naturellement par cette puissante direction de l’administration des finances, qui mène la bagarre contre la taxe sur les transactions financières voulue par l’Europe, amenant la France à renier une position défendue depuis des années et abandonnant ses alliés européens en rase campagne.
Il est aussi au premier poste dans la gestion de la faillite de Dexia ou du Crédit lyonnais, trouvant sans problème 4,5 milliards d’euros pour chacune d’entre elles afin de rassurer les contreparties bancaires de la banque en faillite : il en allait de la sécurité du système financier mondial et de la signature de la France. Il a été à la manœuvre dans la rédaction de l’article 60 du dernier projet de loi de finances, accordant une amnistie totale aux banques.
Certains voient sa main aussi dans l’échec de certains projets de lois ou au contraire dans l’adoption de textes, surtout quand ils touchent le détricotage de la protection sociale ou du livret A, bêtes noires de la haute fonction publique de Bercy. Le Trésor est passé maître dans l’art de faire fuiter les projets pour mieux les porter ou les tuer… Avant même qu’elle ne soit annoncée, Ramon Fernandez avait fait savoir son opposition à une grande réforme fiscale, jugée impossible.
Les reproches faits au gouvernement socialiste de faire la même politique que Nicolas Sarkozy ne sont donc pas infondés. Ce sont les mêmes hommes qui l’inspirent et la mettent en musique. « Je ne renie rien de ce que j’ai fait auprès du précédent président de la République, mais je ne suis pas un politique, je suis avant tout un technicien », se défend Ramon Fernandez dans Libération. Un technicien très politique, poursuivait le journal. De fait, tout en cultivant le grand mythe du haut fonctionnaire de l’État en toutes circonstances, le directeur du Trésor a constitué autour de lui une équipe très monocolore, résistant à tous les changements, partageant la même philosophie politique, utilisant les mêmes recettes depuis plus de trente ans, avec le succès que l’on voit !
En mars dernier, il a ainsi proposé pour diriger le service – stratégique – du financement de l’économie, un des cinq services du Trésor chargé de la régulation des banques et des assurances, du logement et du financement de l’économie, Delphine d’Amarzit. Sarkozyste elle aussi, elle a été de 2007 à 2009 la conseillère de François Fillon à Matignon pour les affaires économiques et financières. Elle est par ailleurs très proche de François Pérol, l'ancien bras droit de Nicolas Sarkozy, devenu patron de BPCE, rappelle Laurent Mauduit. Son numéro deux, Corso Bavagnoli, sous-directeur en charge des banques et du financement de l'intérêt général, suit exactement le même parcours : il a succédé à Delphine d'Amarzit en 2009, quand elle a quitté Matignon. Quand le projet de cette nomination est arrivé sur le bureau de Pierre Moscovici, il l’a ratifié sans problème.
À défaut de renvoyer Pierre Moscovici, accusé de ne pas être à la hauteur de son poste, Matignon a donc choisi au moins de sanctionner les principaux responsables de sa politique. L’éviction de Ramon Fernandez et de Julien Dubertret signe la fin d’une séquence catastrophique où Bercy a été au cœur des dérapages. Dans la confusion et l’impréparation la plus totale, chaque jour ou presque, une nouvelle taxe a été annoncée pour, dans la foulée, être retirée sous la pression d’un lobby ou d’un autre. Pierre Moscovici lui-même, reprenant sans doute des propos de ses services, a lancé la contestation fiscale, en lâchant le thème du ras-le-bol fiscal. Une première en France. Jamais jusqu’alors un ministre des finances n'avait contesté le bien-fondé de l’impôt !
L’éviction de Ramon Fernandez à la direction du Trésor signifie une reprise en main par Matignon mais pas forcément un tête-à-queue dans la conduite des affaires économiques et financières de la France. Si la nomination de François Villeroy de Galhau est confirmée, il n'y a guère de rupture à attendre. Il a certes été le directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn, lorsqu’il était au ministère des finances entre 1997 et 1999. Mais à cette période, le gouvernement socialiste privatisa comme jamais : France Télécom, Aérospatiale, Air France, la CNP... Il y avait encore sur la liste les autoroutes, EDF, GDF, mais il n’en eut pas le temps. Le tabou étant tombé, les successeurs poursuivront au moins partiellement cette entreprise.
Dirigeant la puissante filiale de crédit à la consommation de BNP Paribas, le Cetelem, François Villeroy de Galhau est tout sauf en butte avec le monde financier et la pensée des élites économiques de ce pays. Comme elles, il continue de prôner l’austérité et le moins d’État.
Quant à Ramon Fernandez, le gouvernement et Bercy s'activent pour lui trouver un point de chute digne de lui. Si son éviction pose tant de problèmes, c'est, semble-t-il, que Pierre Moscovici, qui a été tenu à l'écart de toutes les grandes manœuvres engagées par Matignon, a promis au haut fonctionnaire « une sortie par le haut » en remerciement de ses services. Mais les fonctions prestigieuses dans la République ne sont plus légion depuis que l'État s'est désengagé de tant de missions. N'était-ce pas ce que le Trésor souhaitait ? Personne, toutefois, ne se fait de souci pour l'avenir du directeur du Trésor. Toutes les grandes banques d’affaires semblent prêtes à lui faire un pont d’or pour s'assurer ses services et son carnet d’adresses.
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