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La médecine du travail est à l'aube d'une petite révolution

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Si le gouvernement suit, et il y a de fortes chances qu'il le fasse, c’est une petite révolution. Le député socialiste Michel Issindou devait rendre aujourd’hui à François Rebsamen et Marisol Touraine son rapport sur la réforme de l’aptitude, pierre angulaire de la médecine du travail en France. Selon des informations de l'agence spécialisée AEF, confirmées par des proches du dossier consultés par Mediapart, la consultation obligatoire pour tous les salariés pourrait passer de deux à cinq ans, les visites restantes étant assurées par des infirmiers. La fiche d’aptitude, remise à chaque salarié à l'issue de chacune des visites, sera quant à elle vraisemblablement supprimée, sauf pour des postes présentant des risques accrus pour la sécurité des personnes, et remplacée par une simple « attestation de suivi ». Enfin, il est question d’encadrer plus strictement la délivrance par les médecins d’une aptitude « avec réserves », celle qui permettait jusqu'ici des aménagements de poste en cas de maladie, d’usure, ou de handicap.

Gabriel Paillereau, ancien délégué général de l'organisme représentant les services interentreprises de santé au travail Cisme (il a quitté l'institution avec fracas en 2009), actuellement consultant, attend les conclusions définitives du rapport, mais ne cache pas son inquiétude : « Dans la mesure où ce texte repose sur la volonté de simplification voulue par Thierry Mandon, on est dans l'allégement systématique des formalités pour les employeurs, même si c'est contraire à la santé des salariés. Le rapport risque donc de faire la part belle aux revendications du Medef. » Commandé par les ministères du travail et de la santé, le rapport s’inscrit en effet dans la mise en œuvre du fameux « choc de simplification », dont le constat était alors sans appel : la visite médicale des salariés, dans son format actuel, relèverait de la « formalité impossible » pour les employeurs qui les placerait dans une « insécurité juridique » permanente. Le gouvernement reprenait à son compte une vieille antienne patronale, sur la lourdeur et l’inefficacité des visites obligatoires. Cette position est effectivement revendiquée par la direction actuelle du Cisme, l’organisme représentatif des services de santé au travail, financés par les employeurs, et qui embauchent 90 % des médecins du travail en France.

La médecine du travail est effectivement en déliquescence : il y a seulement 5 700 médecins du travail en France, pour 25,8 millions d'actifs, et le ministère de la santé prévoit d’ici à 2030 une baisse de 62 % des effectifs, vu l’âge moyen des praticiens et le manque de renouvellement. Chaque médecin gère donc près de 3 500 dossiers de salariés en moyenne. Le ressenti des salariés à leur égard est souvent mitigé : nombre d’entre eux ignorent le lien exact qui unit médecins et employeurs, se moquent d’une visite réduite généralement à sa portion congrue, et qui leur semble protocolaire et déconnectée de leurs préoccupations professionnelles. La remise en cause de la fiche d'aptitude, dans ce contexte, est une cible facile. 

Mais la mission Issindou est critiquable, tout d'abord dans sa composition. Si l'universitaire Sophie Fantoni-Quinton, spécialiste de la santé au travail et juriste, ainsi que le chef de l’inspection générale des affaires sociales, Pierre Boissier, ont planché sur le sujet, aucun médecin du travail en exercice dans les entreprises n’a pris part au débat, hormis par le biais des auditions. Par ailleurs, les représentants des salariés n’ont pas été conviés à la rédaction de ce rapport, alors même que Christian Ploton, directeur des ressources humaines de Renault, faisait partie des quatre personnalités convoquées. De ce fait, les solutions préconisées alimentent les craintes d’une profession qui se dit depuis des années sciemment vidée de ses moyens, pour mieux justifier ensuite sa disparition. Et si le consensus est quasiment généralisé sur la vacuité actuelle de la fiche d’aptitude, sa disparition et le changement de rythme des visites affolent un certain nombre de professionnels.

L’association Santé et médecine du travail (qui milite pourtant depuis longtemps pour la suppression de l’aptitude, qui n’a pas empêché nombre de scandales sanitaires comme celui de l’amiante par exemple) crie au « sabotage ». « Plutôt que de former plus de médecins du travail, on revoit simplement le calendrier, se plaint l'un de ses membres, Alain Carré, ancien médecin du travail et militant CGT. Mais il ne faut pas se leurrer : en supprimant la visite tous les deux ans, et au vu de la multiplication des contrats précaires, il y a des salariés qu’on ne verra plus jamais. »

Supprimer la fiche d’aptitude au nom de la simplification et la remplacer par une attestation de suivi est « une catastrophe », argue de son côté Bernard Salengro, président du syndicat CFE-CGC santé au travail, très mobilisé sur cette question. « Cette fiche, c’est le seul moyen pour empêcher l’employeur de mettre son nez dans le pantalon du salarié et pour préserver le secret médical. La fiche d’aptitude a également un vrai rôle protecteur contre les discriminations pour raisons de santé ou de handicap. Elle nous permet d’apporter des réserves, de proposer des restrictions comme l'aménagement d'un poste pour un salarié en difficulté. »

Car l’autre point litigieux est bien la possible révision de la notion d’aptitude avec réserves. Elle offre actuellement au médecin du travail la possibilité de proposer des transformations, voire un changement de poste, lorsque les salariés ne sont plus capables d’assumer leur fonction pour des raisons de santé, d’usure et de handicap. Cette notion, qui tranche avec une position binaire, apte ou inapte, mais nécessite en général un investissement des entreprises pour la mobilité des personnels, est une épine dans le pied de nombreux employeurs. « L'opposition à un encadrement plus restrictif de l'aptitude avec réserves n'est pas un simple réflexe corporatiste, puisque les médecins du travail sont quasiment déjà morts, défend avec cynisme Alain Carré. Mais c’est un point fondamental du droit français qui est menacé, à l'œuvre depuis la création de la médecine du travail en 1946, celui d’adapter le travail à l’homme et pas l’inverse. » Gabriel Paillereau craint également que les médecins ne soient de facto privés « d'une partie de leur job », qui est de conseiller « le chef d'entreprise et le salarié » sur la santé des travailleurs. Aujourd'hui, le licenciement pour inaptitude, quand aucune solution n'a été trouvée, concernerait déjà près de 120 000 personnes chaque année, selon le rapport Gosselin

La réforme de 2011, dernier texte structurant sur la médecine du travail, avait déjà considérablement renforcé le poids des infirmiers et des paramédicaux dans le dispositif, ces derniers se substituant peu à peu aux médecins dans le suivi des salariés. Statutairement, ils ne sont pourtant pas aussi protégés que les médecins du travail. Ces derniers font partie des salariés dont le licenciement doit être validé par l'inspection du travail, mais bénéficient également de l'indépendance traditionnellement adossée à la figure du médecin. Potentiellement, les infirmiers et le personnel de prévention paramédical sont donc davantage soumis à la pression des employeurs, qui peuvent rechigner à suivre leurs recommandations. Si le gouvernement suit le rapport Issindou, les infirmiers seront pourtant encore davantage mobilisés et les médecins rendus à un rôle d’animateur d’équipe, au sein des services de santé au travail. « C’est la fin d’une médecine de première ligne systématique », regrette Dominique Huez, qui milite depuis longtemps pour une reconnaissance de l’importance de la « clinique du travail », fondée sur des entretiens individuels réguliers avec les salariés. Le médecin reste cependant modérément optimiste : « Les provocations du projet initial ont disparu, mais ce qu'on ne dit pas, c'est qu'il peut s'agir d'une démédicalisation progressive du secteur. » 

Ces propositions risquent fort d'être validées en l'état tant elles collent au mandat de départ, ce que montre la lettre de mission des deux ministres concernés, rédigée l'an dernier. Elles se devaient d'être « soutenables au regard de la disponibilité de la ressource médicale » et de « répondre à la volonté de simplification poursuivie par le gouvernement ». En évacuant la polémique, et notamment le recours à la médecine de ville pour une partie des visites, un temps envisagé, le gouvernement arguera d'une vision équilibrée. Mais une telle refonte de l'aptitude ne peut se passer d'un nouvel appareillage législatif, car cela contrevient par ailleurs à une directive européenne de 1999 sur la santé au travail. Le gouvernement a un temps imaginé accoler ces changements à la loi santé, puis à celle sur le dialogue social. Examinée en ce moment à l'Assemblée nationale, la médecine du travail version 2015 pourrait rentrer dans une loi Macron II, avant l'été.

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