L’ancienne juge d’instruction et ancienne candidate EELV à la présidentielle, Eva Joly, qui a dénoncé depuis longtemps les dysfonctionnements intervenus dans l’affaire Kerviel, revient sur les révélations de Mediapart. Tout comme l'avocat de l'ancien trader, elle demande elle aussi une révision du procès. Selon Eva Joly, la justice devrait prendre elle-même l’initiative de cette demande, afin de restaurer son honneur.
Le témoignage de la principale enquêtrice de l’affaire Kerviel est sans précédent dans l’histoire judiciaire. Que pensez-vous de ces révélations ?
Eva Joly. Entendre un enquêteur n’est pas exceptionnel. Il arrive même que ceux-ci soient appelés à témoigner à l’audience. Mais ce témoignage, il est vrai, est hors norme. Il faut le prendre très au sérieux. Nathalie Le Roy est une personne très professionnelle, très respectée. Elle ne comptait pas son temps quand je l’ai connue à la brigade financière. Elle incarne l’intégrité, l’honnêteté, le sens du service public. Il faut faire en sorte que cette parole soit entendue.
Il n’y a pas eu de procès équitable dans cette affaire. Ce n’est pas la faute des juges. Mais l’instruction a été orientée. Les enquêteurs ne peuvent pas tout connaître dans tous les domaines. Consciente qu’elle n’avait pas les moyens et les effectifs nécessaires, Nathalie Le Roy a choisi de faire confiance à une partie civile [la Société générale – ndlr] qui lui semblait coopérante. Ce n’est que plus tard, quand elle s’est rendu compte qu’elle n’obtenait pas les éléments qu’elle demandait, qu’elle a commencé à avoir des doutes.
L’enjeu était énorme pour la Société générale : il y avait 1,7 milliard d’euros d’avoir fiscal. Mais celui-ci n’existe plus, car il est probablement prescrit. Auparavant, il était possible de revenir pendant dix ans sur un crédit fiscal, si des faits délictueux étaient découverts. Mais cette procédure a été modifiée du temps de Nicolas Sarkozy. Maintenant, il y a prescription au bout de quatre ans, quelles que soient les circonstances.
À la suite de ces révélations, vous demandez, comme d’autres responsables politiques, une révision du procès Kerviel. Cela vous semble-t-il juridiquement possible ?
Le cadre d’une procédure de révision est très limité même s’il a été un peu élargi. Dans le cas du dossier Kerviel, l’affaire est définitivement jugée, comme le rappelle la Société générale. Et le témoignage de Nathalie Le Roy vient apporter un élément nouveau. À mon sens, la justice s’honorerait à demander elle-même la révision. Le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, et le ministère de la justice devraient déposer une demande commune pour engager une procédure de révision. Ce serait une façon de restaurer l’honneur de la justice.
Le ministère de la justice vient cependant d’indiquer qu’il excluait une procédure de révision…
Je ne connaissais pas cette annonce. Mais je m’étonne que le ministère ait déjà pris position. Il ne faut pas fermer la porte. Est-ce que le fait qu’il y ait encore une procédure au civil, alors que le pénal est définitivement jugé, empêche l’ouverture d’une procédure de révision ? De toute façon, rien n’est perdu. Le juge d’instruction Le Loire va poursuivre l’enquête, demander des expertises.
Dans cette affaire, depuis le début, il y a un éléphant dans la pièce : c’est l’absence d’expertise. La justice s’est fiée aux seules déclarations de la Société générale. Cette banque a pourtant connu dans le passé et a encore énormément de dossiers litigieux. Il suffit de lire son rapport annuel 2014. Elle mentionne des risques juridiques et de contentieux au Maroc, en Turquie, aux États-Unis. La même équipe de direction qu’au moment de l’affaire Kerviel a été condamnée fin 2013 à payer une amende record [446 millions d’euros – ndlr] par la Commission européenne pour avoir participé aux manipulations sur l’Euribor. Elle est aussi soupçonnée par la justice américaine d’avoir participé aux manipulations sur le Libor. Comment accepter de croire sur parole cette banque, avec un tel passé, un tel passif ? C’est inconcevable.
Cette affaire illustre aussi le très grand déséquilibre entre la justice et le monde financier. La justice a-t-elle les moyens de contrôler les banques ?
C’est un vieux problème mais qui ne cesse d’empirer. En dépit des déclarations, il n’y a pas de volonté politique de donner des moyens à la justice, surtout en matière financière. Quand j’ai commencé l’enquête du Crédit lyonnais, j’étais dans 18 mètres carrés, sans ordinateur avec un enquêteur et demi. La brigade financière est encore plus faible qu’en 1984. La création du pôle financier national n’a rien résolu. Les juges d’instruction ne sont pas plus nombreux qu’auparavant et croulent chacun sous une bonne centaine de dossiers.
La justice est totalement démunie face aux banques. Celles-ci disposent de moyens considérables et les utilisent tous. Même prendre la parole pour dénoncer certains de leurs agissements est devenu dangereux. Elles n’hésitent pas à engager des procédures de diffamation contre tous ceux qui les critiquent. Ce sont des procédures qui ne représentent rien pour elles mais qui coûtent énormément d’argent aux autres parties. Et ce n’est qu’un début. Avec le secret des affaires, il ne sera peut-être même plus possible de parler des banques du tout.
BOITE NOIRECet entretien a été réalisé par téléphone le 18 mai dans la soirée.
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