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Le cas El Rhazoui révèle l'ampleur de la crise à "Charlie Hebdo"

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Le courrier lui a été remis en mains propres le 13 mai par la nouvelle directrice des ressources humaines de Charlie Hebdo, Marika Bret. La journaliste Zineb El Rhazoui lui signe une décharge, ouvre l’enveloppe sans savoir ce qui l’attend, et lit ce qui suit : « Madame, nous sommes contraints d’envisager votre licenciement pour faute grave. En conséquence, je vous convoque à un entretien préalable sur cette éventuelle mesure, le mardi 26 mai. » Comme c’est la règle, la salariée peut se faire assister par une personne de son choix. Mais attention. D’ici là, a écrit la DRH, « compte tenu de la gravité des faits je vous informe que vous ferez l’objet d’une mise à pied à titre conservatoire, à effet immédiat, pour le temps de la procédure ». Suit une formule de politesse, et la signature de ladite DRH.

La journaliste reste sans voix. Ses collègues relayent la nouvelle, qui finit par parvenir au Monde le lendemain. « Je tombe de l’armoire, je ne comprends pas », confie Zineb El Rhazoui à Mediapart ce vendredi. « Il n’y a jamais eu de discussion ou de mise en garde, avant ça, sur une faute que l’on pourrait me reprocher. Et quand j’ai demandé à la DRH et au directeur financier de s’expliquer, ils ont refusé au motif qu’il y a une procédure à respecter, comme dans une bureaucratie. Charlie a l’intention de licencier la journaliste la plus menacée de France, tout en allant cueillir les fruits du courage et de la liberté d’expression ? L’urgence, c’est d’économiser mon salaire, avec tout le fric qu’ils ont reçu ? C’est d’une violence et d'une bêtise indescriptibles », souffle-t-elle, choquée.

Sollicités vendredi par Mediapart, ni Richard Malka, l’avocat historique du journal, ni Gérard Biard, le rédacteur en chef, n’ont souhaité s’exprimer. Selon des rumeurs au sein de la rédaction, la direction de Charlie invoquerait des absences et des retards de la journaliste pour justifier ce courrier, tout en laissant entendre que son licenciement n’est pas certain…

« Si c’est cela dont on m’accuse, il faut savoir que j’ai en permanence six policiers avec moi, et que je dors quasiment à un endroit différent tous les soirs, chez des amis ou à l’hôtel. Alors oui, les rendez-vous et les reportages sont très difficiles à organiser. Mais j’écris dans tous les numéros de Charlie », se défend Zineb El Rhazoui.

Née au Maroc, sociologue de formation, la jeune femme collabore à Charlie Hebdo depuis 2011, et est notamment coauteur avec Charb (assassiné le 7 janvier) de la bande dessinée La Vie de Mahomet, parue en 2012. C’est une adversaire déclarée de l’islamisme et de l’intégrisme, elle a reçu pour cela des menaces de mort répétées. « Vouloir me virer aujourd’hui, sans motif, c’est une décision aussi absurde qu’abjecte », lâche Zineb El Rhazoui. « Quel message envoie-t-on aux terroristes et aux ennemis de la liberté d’expression ? Il faudrait que les petites mamies qui ont envoyé des chèques de 5 euros et les chômeurs qui se sont abonnés en croyant aider les victimes et la rédaction manifestent dans la rue ! »

Sur le fond de cette affaire, Zineb El Rhazoui pense être l’objet d’une « mesure punitive ». « Je suis une grande gueule, et je n’ai pas hésité à m’opposer plusieurs fois à Riss [nouveau directeur de Charlie depuis les attentats – ndlr] en conférence de rédaction, que ce soit au sujet de la gestion totalement opaque de l’entreprise par la direction ou de la ligne éditoriale du journal. La nouvelle direction, c’est devenu une petite oligarchie de quatre ou cinq personnes à qui il faut faire allégeance. »

La jeune femme fait en outre partie des quinze signataires de la tribune « Pour une refondation de Charlie », parue le 31 mars dans Le Monde, et qui témoignait déjà d’une fracture au sein de l’équipe.

Les quinze membres du collectif (soit la grande majorité de la base) appelaient alors publiquement de leurs vœux un changement de structure du journal et une plus juste répartition du capital, tout en s’inquiétant du « poison des millions » reçus après les attentats, et d’un projet de fondation annoncé par la direction sans concertation. Ils écrivaient notamment ceci :

« Nous ignorons tout de la fondation qui est en train d’être créée et souhaitons qu’elle soit l’émanation d’un projet mûrement réfléchi par l’ensemble du journal. Nous refusons que le journal, devenu une proie tentante, fasse l’objet de manipulations politiques et/ou financières, nous refusons qu’une poignée d’individus en prenne le contrôle, total ou partiel, dans le mépris absolu de ceux qui le fabriquent et de ceux qui le soutiennent (...). Surtout, nous refusons que ceux qui ont dit et écrit "Je suis Charlie" se réveillent demain matin avec la gueule de bois des illusions souillées, et constatent que leur confiance et leur attente ont été trahies. »

Après cette tribune, qui faisait suite à la « fuite » d’un mail annonçant la création du collectif, les membres ont été fermement priés par la direction de ne plus s’exprimer publiquement sur les affaires internes du journal.

Après la tuerie perpétrée dans les locaux de l’hebdomadaire satirique le 7 janvier, et passé le choc des attentats, un immense mouvement de solidarité s’est déclenché, sans précédent par son ampleur. Pendant plusieurs semaines, dons et demandes d’abonnement ont afflué par milliers au journal, au point que certains courriers n’avaient pas encore pu être dépouillés trois mois plus tard.

À mesure que la France « devenait » Charlie, et que des membres de la direction annonçaient la création d’une « fondation » pour aider les dessinateurs menacés ou garantir la liberté de la presse, des malentendus et des tensions ont commencé à s’accumuler au sein de l'hebdo. « Risquer sa vie pour un journal, enterrer ses collègues et amis, passer son temps chez le psy pour tenir le coup, et ne même pas être consulté sur ce qu’on allait faire de cette masse d’argent et sur l’avenir du journal, ça ne passe pas », confie un membre de l’équipe qui veut rester anonyme.

La rumeur insistante d’un magot de 30 millions d’euros accumulés en trésorerie a échauffé les esprits. « Au bout de quatre mois, des familles de victimes et des blessés hospitalisés n’ont pas encore reçu un centime d’aide du journal », accuse un membre de l’équipe, très remonté. Selon des sources internes, seules quatre familles de disparus ont, à ce jour, reçu une aide financière de Charlie Hebdo, de 20 000 euros à chaque fois.

L’équipe n’a pas non plus apprécié de voir arriver la communicante Anne Hommel, qui a notamment œuvré pour DSK et Jérôme Cahuzac, venir travailler pour Charlie Hebdo après les attentats. « C’est moi qui lui ai demandé de l’aide, parce que mon téléphone sonnait jour et nuit et que je n’y arrivais plus, mon métier n’est pas de communiquer, et c’est une professionnelle reconnue », explique Richard Malka. Avocat de Charlie, ami proche de Charb et de Riss, Richard Malka a également quelques clients riches et célèbres, comme DSK et Carla Bruni, et une bonne partie de la base n’a pas apprécié de le voir d’abord devenir le porte-parole de Charlie, avant d’appeler Hommel à la rescousse.

L’avocat balaie ces reproches du revers de la main, et dit ne plus s’occuper que des affaires de presse et d’édition pour Charlie Hebdo. « Il y a d’autres avocats que moi pour les finances et pour le droit du travail. » Reste qu’Anne Hommel travaille toujours pour l'hebdomadaire satirique, et que l’équipe le vit mal.

L’argent est un autre motif de discorde. Le collectif demande notamment que les dividendes soient gelés pendant dix ou vingt ans (et non pas versés aux actionnaires), cela pour pérenniser l'avenir du journal. « Il y a beaucoup de fantasmes et de rumeurs autour du magot de Charlie. Ce n’est pas aussi simple, on n’a pas 30 millions en caisse », nuance un proche de la direction. « Grosso modo, les dons représentent 4,5 millions d’euros. Quant à l’argent des ventes au numéro, il n’arrive des messageries que trois mois après. Une fois les recettes des ventes et des abonnements encaissées, et une fois les impôts payés, il devrait rester 15 millions d’euros. »

Mais ensuite, poursuit cette source, « il y aura encore des charges exceptionnelles à régler, comme la sécurisation des locaux (1,5 million), les sociétés prestataires (comme celle qui gère les abonnements), et les avocats. Une refonte de la grille salariale est aussi en cours. Il n’y aura aucune distribution de dividendes aux actionnaires pendant trois ans. Les comptes sont examinés par un commissaire aux comptes, rien n’est caché. Pour ce qui est des aides à redistribuer aux victimes, c’est long parce que ça pose plein de problèmes fiscaux. On s’est rapprochés du ministère de la justice pour créer une commission ad hoc, comme celle du DC-10 d’UTA. Quant à l’idée de fondation, elle a été flinguée, mais du coup on va payer un impôt sur les sociétés monstrueux »...

Le capital de Charlie est actuellement détenu par Riss (40 %) et le directeur financier Éric Portheault (20 %), les 40 % qui appartenaient à Charb étant provisoirement gelés dans sa succession. Cette répartition n’est plus du goût de l’équipe. 

« Il n’est pas normal que le capital de Charlie soit aux mains de deux personnes qui disposent de tout le pouvoir, dirigent d’une main de fer et ne veulent rien entendre », explique à Mediapart le chroniqueur Patrick Pelloux. L’urgentiste, qui est membre du collectif du journal, plaide avec d’autres pour la mise en place d’un actionnariat coopératif où chacun aurait sa part, « en s’inspirant des modèles du Canard enchaîné ou de Mediapart ». Le collectif de Charlie a consulté des avocats, dont Antoine Comte, et a pris langue avec le ministère de la culture. Inquiet pour l’avenir de son journal, un membre de l’équipe a même alerté l’Élysée.

Paris, le 11 janvier 2015.Paris, le 11 janvier 2015. © Thomas Haley

Ces aspirations égalitaires ne sont pas du goût de tout le monde. « Quand le journal perdait de l’argent, personne ne demandait à entrer au capital, ni à changer de statuts », grince un proche de la direction, très amer - bien qu'une demande d'actionnariat partagé ait déjà été lancée en 2010. « L’envie de prendre le pouvoir et l’appât du gain leur montent à la tête. Le fait de faire partie de l’équipe le 7 janvier, et depuis peu de temps pour certains, ne signifie pas avoir le droit de devenir actionnaire », ajoute-t-il. « Pour être actionnaire, selon nos statuts, il faut déjà être salarié, ce qui n'est pas le cas de tout le monde », rappelle un autre. Fermez le ban.

Après le choc des attentats du 7 janvier, les ventes de Charlie Hebdo ont atteint un sommet impensable. Le numéro de la reparution (le 1 178, dit « numéro des survivants », paru le 25 février) a atteint les 7 millions d’exemplaires. Les ventes sont passées à 1,1 million la semaine suivante, puis 500 000, et 400 00, avant de baisser doucement et de se stabiliser actuellement autour de 200 000 exemplaires, selon la rédaction en chef. Surtout, le journal bénéficie d’une véritable rente, avec un nombre d’abonnés impressionnant de 270 000.

À rapprocher des 24 000 exemplaires qui étaient vendus péniblement chaque semaine avant les attentats, et des 8 000 abonnés. Des chiffres qui n’assuraient pas la viabilité d’un titre alors en perte de vitesse. Mais voilà, depuis le 7 janvier, Charlie est passé du statut de fanzine un brin désuet à celui de monument, à la fois riche et mondialement célèbre.

Le décalage entre cette image publique glorifiée et un quotidien difficile, voire douloureux, n’en est que plus énorme en interne. Le management est, en effet, cause de tensions. L’équipe décimée, la direction décapitée, c’est l’ancien codirecteur, Riss, qui a dû reprendre le travail et diriger le journal avant d’être entièrement rétabli. « Il a dû devenir directeur et dessiner tout en faisant plusieurs heures de rééducation par jour. On ne lui a même pas laissé le temps de revenir qu’il fallait déjà faire campagne », plaide un proche, selon qui « la nature a horreur du vide ».

Cela étant, le dessinateur-directeur est décrit comme assez autoritaire, et un peu rugueux. « Charb avait plus de rondeur, et un vrai sens de l’écoute, leur tandem était très complémentaire », explique un membre de l’équipe. « Aujourd’hui, c’est plus compliqué. »

Dire que l’ambiance à Charlie n’est plus ce qu’elle était serait un euphémisme. Chacun ou presque est encore placé sous étroite protection policière, des blessés sont encore hospitalisés, et toute l’équipe est profondément meurtrie. « Ce n’est pas évident de continuer à rigoler et de faire un journal satirique quand tout porte à pleurer. Mais c’est notre identité, et c’est ce qui nous fait tenir », confie Gérard Biard, le rédacteur en chef, qui ne fait pas partie du collectif, et dit s’attacher surtout à « faire le journal ». « Notre problème le plus urgent, et le plus difficile, c’est qu’il faut arriver à faire vivre le journal. »

Mais l’équipe est aujourd’hui constituée de personnes en souffrance, la situation interne est explosive, et la relève des disparus n’est pas encore là. « On est un journal de dessinateurs, et ce sont majoritairement des dessinateurs qui ont été assassinés, et qui nous manquent », explique Gérard Biard. « On reçoit régulièrement des dessins, des jeunes pointent le bout de leur nez, mais c’est long pour devenir un dessinateur de presse comme Cabu, Wolinski, Charb ou Tignous. »

Selon des sources internes à la rédaction, le dessinateur Luz, un historique de Charlie, a confié récemment qu’il n’en pouvait plus, et a annoncé son départ pour septembre. D’ici là, l’hebdomadaire aura quitté Libération (qui l’hébergeait depuis les attentats), et emménagé, grâce à la mairie de Paris, dans de nouveaux locaux ultrasécurisés, qui seraient « vastes et lumineux », et dont l'adresse est gardée secrète.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : JACK avec Pulseaudio


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