C’est l’un des dossiers qui illustre le mieux les dérives du système antiterroriste français. Mais le parquet de Paris ne se dédira pas. Près de sept après l'interpellation, au petit matin du 11 novembre 2008, de 15 membres du groupe de Tarnac (Corrèze), il a rendu le 6 mai son réquisitoire définitif et demande le renvoi devant le tribunal correctionnel de trois militants pour terrorisme.
En novembre 2008, dix militants, qui avaient racheté une ferme près de Tarnac (Corrèze) et repris l’épicerie du village, sont accusés d’avoir saboté plusieurs lignes TGV. Ils sont mis en examen après 96 heures de garde à vue à Levallois-Perret pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Julien Coupat, désigné comme le chef de ce petit groupe « anarcho-autonome », est également accusé de « direction d'une structure à vocation terroriste », ce qui peut lui valoir jusqu'à 20 ans de réclusion et un renvoi aux assises.
Comme l’a révélé hier Le Monde, le parquet n’a pas totalement renoncé à ces qualifications terroristes. Mais Véronique Degermann, la procureure adjointe, ne requiert le renvoi devant le tribunal correctionnel pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et « dégradations en réunion » que de trois des militants : Julien Coupat, 40 ans, son épouse, Yildune Lévy, 31 ans, et son ex-compagne, Gabrielle Hallez, 36 ans. Elle juge cependant le costume de « direction d’une structure à vocation terroriste » taillé à ce fils de bonne famille un peu large. Et demande la requalification, Julien Coupat étant « davantage un animateur qu’un dirigeant ou organisateur ».
L’« idéologue du groupuscule » se voit reprocher la pose de deux fers à crochet sur des lignes TGV : la première fois à Vigny la nuit du 25 au 26 octobre 2008 avec Gabrielle Hallez, la seconde à Dhuisy avec Yildune Lévy dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008. Cette nuit-là, quatre autres fers à béton paralyseront pendant quelques heures les trains sur les lignes TGV en direction de Lille, Strasbourg et Lyon. Mais « l’information judiciaire n’ayant pas permis d’identifier leurs auteurs », le parquet demande un non-lieu pour ces quatre sabotages.
Pour les sept autres mis en examen de ce « groupuscule », malgré leur « probable proximité idéologique avec les théories développées par Julien Coupat », le parquet reconnaît qu’il n’a pas assez d’éléments pour leur imputer des dégradations ou retenir une quelconque « association de malfaiteurs ». « Il ne ressort pas de la procédure qu’ils aient embrassé le projet terroriste mis en œuvre par leurs trois condisciples », écrit la procureure qui requiert donc l’abandon de la circonstance aggravante d’« entreprise terroriste ».
Pour deux d’entre eux, le parquet demande un non-lieu complet, pour les autres il se raccroche à des infractions mineures. Après sept ans d’enquête, quatre personnes pourraient ainsi être renvoyées… pour avoir refusé le prélèvement ADN lors de leur garde à vue. La procureure demande également le renvoi pour « recel, détention et tentative de fabrication de faux documents administratifs » d’un couple, chez qui avaient été découvertes lors d'une perquisition trois fausses attestations Assedic et quatre cartes d’identité volées.
Il faut rappeler l’intrusion massive dans leur vie privée et militante qui mène à ce résultat : des dizaines de perquisitions à leurs domiciles et ceux de leurs proches, des filatures, le balisage d’au moins une voiture, des mois d’écoutes téléphoniques, d’interceptions de leurs flux Internet, d’analyse de leurs disques durs, le placement sous vidéosurveillance de la ferme du Goutailloux en Corrèze et la sonorisation des parloirs de Julien Coupat, détenu jusqu’en mai 2009 à la Maison de la santé.
Dans son livre Tarnac magasin général, le journaliste David Dufresne décrit très bien comment un service policier en sursis, celui des RG, croit trouver sa planche de salut dans la lutte contre la menace anarcho-autonome (un mot forgé maison pour les différencier des autonomistes bretons ou corses). Et comment cette nouvelle expertise rencontre l'obsession d'une ministre de l'intérieur, Michèle Alliot-Marie, persuadée de la résurgence de la violence d'ultragauche (encore un mot maison visant à la différencier de l'extrême gauche). Mais de ce contexte politique et policier, le parquet fait totalement abstraction.
Tout au long des 135 pages de son réquisitoire, le parquet endosse, sans aucune prise de distance, les thèses policières. L’enquête préliminaire est ouverte mi-avril 2008, six mois avant les sabotages. Pendant plusieurs mois, le dossier semblera ensuite sommeiller, avant qu’il ne s’accélère juste après les sabotages de la nuit du 7 au 8 novembre 2008.
Méthodiquement et un peu scolairement, le parquet s'attache à décrire le « basculement vers le terrorisme » de ce qui est au départ décrit par des ex-RG (à l’époque obsédés par l'« ultragauche ») comme « une structure à finalité subversive clandestine anarcho-autonome d’un vingtaine de personnes ». La procureure adjointe perçoit une montée en puissance chez Julien Coupat, passant d’« actions de basse intensité » – une série de dégradations d’agences ANPE en 2005 – à la « recherche de l’affrontement contre les forces de l’ordre afin de tenter de créer une sorte de synergie de la violence » lors de plusieurs manifestations en 2008, pour arriver à une « tentative de déstabilisation de l’État par la destruction des infrastructures ferroviaires ».
Le pilier de l’accusation reste un livre, L’Insurrection qui vient, publié en 2007 par le Comité invisible et dont Julien Coupat est aux yeux du parquet, malgré ses dénégations, l’« auteur anonyme ou au moins la principale plume ». La procureure adjointe en fait une lecture littérale, voyant dans cet « opuscule présenté de façon faussement béate par plusieurs témoins comme un simple livre de philosophie » un programme d’action suivi à la lettre par le groupe de Tarnac.
« Ce pamphlet expose les nécessités de provoquer une insurrection, laquelle serait conduite par des groupes isolés ayant adopté un mode de vie communautaire qui auront assuré leur clandestinité, résume son réquisitoire définitif. Le premier mode d’action sera de détruire les réseaux dits de flux, c’est-à-dire ceux permettant de vivre dans une société organisée, au premier rang desquels le chemin de fer. Il est singulier que le ciblage des chemins de fer avait été établi dès les années 1990 en Allemagne par les anarchistes. »
Elle voit ainsi dans l’installation du groupe à Tarnac la création d’« une de ces premières communes vantées dans ce pamphlet, première étape nécessaire à l’insurrection ». « S’en est suivie la prise de contact, là encore présentée comme nécessaire, avec les "coreligionnaires" issus des mouvances anarchistes italienne, allemande, écossaise, et grecque parallèle », poursuit le parquet. Qui souligne que « le fait que cette mécanique de préparation des phases du passage à l’acte soit, à l’analyse totalement illusoire, ne peut occulter le projet fomenté très sérieusement par le groupuscule installé à Tarnac ».
Le réquisitoire date la « radicalisation » de Coupat de 2005 en s’appuyant sur un unique – et quel ! – témoin : un chevrier voisin, Jean-Hugues Bourgeois, qui a accusé le groupe de Tarnac de faire « peu de cas de la vie humaine » et Coupat, présenté comme un « gourou », d’avoir mené des actions contre des agences ANPE. Entendu sous X par la sous-direction antiterroriste (Sdat) de la PJ le 14 novembre 2008 alors qu’il était lui-même embringué dans une enquête judiciaire pouvant le mettre en cause, l’agriculteur assurera ensuite lors d’une deuxième audition par la Sdat, cette fois sous son vrai nom, qu’il n’a « jamais » été informé par les résidents de Tarnac de « projets violents visant l’État ».
Interviewé en caméra cachée un an plus tard par un journaliste de TF1, l'agriculteur admettra avoir fait l'objet de pressions des policiers de la Sdat lors de la première audition qui aurait duré neuf heures. Les policiers lui auraient expliqué qu'ils avaient juste « besoin d'une signature » pour pouvoir exploiter « tout un tas d'infos, d'interceptions de mails » qui n'étaient « pas exploitables dans une procédure judiciaire ».
Malgré cela, le parquet blanchit ce témoignage sous X, estimant – et pour cause – qu'il reprend « les grands axes de ce que les investigations ont mis à jour ». « Si cette date de radicalisation n’est pas confirmée par d’autres témoignages recueillis, les enquêteurs ont cependant relevé la commission en 2005 de plusieurs actions contre l’ANPE, ce qui tendrait à illustrer la progressivité d’une violence cherchant à prendre appui sur les problèmes sociaux », élude la procureure. Qu’importe que les auteurs de ces actions n’aient, de l’aveu du parquet lui-même, jamais été identifiés, et que toute confrontation des mis en examen avec ce témoin à charge ait été refusée.
Le parquet prend également pour argent comptant les renseignements des officiers de liaison étrangers, notamment britanniques. C’est en effet sur la base d'informations fournies au FBI par les services de police du Royaume-Uni, qu’est reproché à Julien Coupat sa présence à une réunion d'«anarcho-autonomes» à New York en janvier 2008, ainsi qu'à une autre rencontre à Nancy en février 2008 au cours de laquelle « la confection d'engins explosifs improvisés (IED) » aurait « fait l'objet de discussions et de travaux pratiques ». Malgré les révélations des Inrocks et du Monde sur le rôle trouble du policier anglais Mark Kennedy, qui avait infiltré la mouvance altermondialiste de 2003 à 2010, ses informations ne sont à aucun moment questionnées par le parquet de Paris. L’agent double britannique, qui a approvisionné les services occidentaux, et notamment les RG sur l’affaire de Tarnac, s’est pourtant ensuite révélé être un mythomane.
L’étape suivante dans le raisonnement du parquet est « le grand soir de l’anarchie franco-allemande » soit « les passages à l’acte coordonnés de la nuit du 7-8 novembre 2008 ». Le fait qu’une lettre d’un groupe allemand ait été envoyée de Hanovre au Berliner Zeitung le 13 novembre 2008, pour revendiquer ces sabotages ainsi que diverses explosions ayant eu lieu cette nuit-là en Allemagne sur le passage du train de déchets nucléaires Castor, n’émeut pas plus que cela la procureure. « Loin d’innocenter les personnes mises en examen dans cette procédure, (…) cette revendication ne fait qu’appuyer l’existence d’un projet plus vaste, tranche-t-elle. Il ne peut être que craint que cette étape (…) aurait été suivie d’une phase plus violente ainsi que l’illustre l’intérêt porté par Yildune Lévy pour les techniques de fabrication d’engins explosifs improvisés. »
La SNCF et Réseaux ferrés de France se sont portés partie civile. Mais de leur propre aveu, les sabotages n’ont causé que des retards et dégâts matériels, et ne pouvaient en aucun cas faire dérailler de train. S’agit-il de simples dégradations ou d’actes terroristes ? En mars 2009, Me William Bourdon l’un des avocats de la défense, avait contesté leur caractère terroriste soulignant que, selon plusieurs textes internationaux, « l’acte de terrorisme suppose la volonté d’attenter à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui ». Dans son réquisitoire, la procureure adjointe répond que selon le code pénal français les atteintes aux biens (« vols, extorsions, destructions et dégradations ») peuvent constituer des actes de terrorisme si elles visent à « troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ».
« La finalité terroriste du groupuscule ainsi constitué ne saurait être nuancée par l’absence de victimes humaines, ni même l’absence de réel risque de voir des vies atteintes », estime le parquet. Qui pousse la fiction à imaginer que seules les interpellations des intéressés les ont empêchés d’aller plus loin : « Le passage à l’action violente s’il pouvait apparaître dans un premier temps de relativement faible intensité, s’inscrivait dans un processus de recherche de causer un trouble majeur à l’ordre public en créant dans la population un climat de terreur. La mise hors service de plusieurs lignes ferroviaires plusieurs week-ends nuisant à des centaines de milliers de personnes (…) aurait nécessairement créé un tel climat. » Avant de se féliciter : « Le fait que le sentiment de peur et d’intimidation n’ait pu être distillé ne doit ainsi qu’à l’identification et l’interpellation immédiate des mis en cause. »
Après avoir dans un premier temps contesté la qualification terroriste des faits reprochés, les mis en examen avaient ensuite concentré leur combat sur les méthodes des services antiterroristes. Les avocats de la défense avaient déposé trois plaintes visant les incohérences du PV de filature de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, le témoignage sous X de Jean-Hugues Bourgeois, et les écoutes menées à l’épicerie de Tarnac. Cette « lutte médiatico-procédurale » a manifestement fortement déplu au parquet qui dénonce – sans rire – «la recherche de la déstabilisation de l’instruction par tous les moyens disponibles », une « grande malhonnêteté intellectuelle » et une « instrumentalisation des médias auxquels des informations parcellaires voire faussées à dessein étaient régulièrement communiquées ».
Les trois enquêtes ouvertes se sont toutes heurtées au mur du secret défense. Elles se sont conclues par des non-lieux ou un classement sans suite. Ce qui permet au parquet de coller au PV de filature de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, pièce-maîtresse qui confirme à ses yeux « le basculement de Julien Coupat et Yildune Lévy dans le terrorisme ». « Ils arrivent [vers la voie de chemin de fer - ndlr] vers 4 heures, décrit le parquet. Ils préparent le dispositif de perche isolante, déposent le crochet sur la caténaire puis quittent les lieux à 4h20.(...) À 4h45, le couple s’arrête le long de la Marne à Meaux pour y jeter les tubes en PVC. » On s'y croirait.
Le problème est que le couple, s'il a reconnu s’être arrêté cette nuit-là à proximité de la ligne TGV Est, a toujours nié le sabotage et que la vingtaine de policiers de la DCRI et de la Sdat qui les suivaient écrivent eux-mêmes ne les avoir pas vus le commettre. Les mis en examen contestent la présence même des policiers, qui ont reconnu auprès de plusieurs journalistes (dont Mediapart) avoir utilisé illégalement cette nuit-là une balise GPS qui n’apparaît pas en procédure. Qu’importe. « Malgré tous les efforts déployés pour la discréditer sans crainte de remettre en cause la probité des fonctionnaires de police l’ayant effectuée, la surveillance correspond à l’observation sans ambiguïté possible de deux personnes en train de commettre une infraction », tranche le parquet.
D’ailleurs même si « ni le fabricant du crochet, ni son lieu de fabrication n’auront été identifiés, le modus operandi correspond aux inscriptions manuscrites découvertes par les autorités canadiennes dans le sac à dos du couple Coupat-Lévy en janvier 2008, mais également à celui employé par les membres de la mouvance anarchiste allemande fréquentés par Julien Coupat ». Quant aux explications de Julien Coupat et Gabrielle Hallez sur leurs promenades la nuit du premier sabotage (25 au 26 octobre), alors qu’ils s’étaient rendus au domicile des parents de Gabrielle Hallez à 70 kilomètres de la ligne TGV, elles sont jugées « peu réalistes ».
C’est désormais à la juge d’instruction Jeanne Duyé, qui a hérité du dossier au printemps 2012 après la mise en cause de l’impartialité de son prédécesseur, de décider de renvoyer ou non devant le tribunal les mis en examen. Et si oui, de conserver ou non la qualification terroriste. Aux yeux de Me William Bourdon, l’un des avocats de la défense, « la preuve est en tout cas rapportée que plus la justice est instrumentalisée par le politique plus on fabrique de graves dysfonctionnements de procédure ». L’avocat s’inquiète du « risque d’extension de ces qualifications terroristes à des faits qui pourraient conduire à criminaliser les mouvements sociaux ». « Dans le contexte d’exaspération sociale actuel, on potentialise un outil judiciaire qui demain pourrait être utilisé à d’autres fins », souligne-t-il.
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