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Attentat de Karachi: les juges fomentent une révolution contre le secret défense

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Les deux juges antiterroristes en charge de l’affaire de l’attentat de Karachi viennent de lancer une procédure judiciaire inédite pour tenter de contourner le secret défense qui fait obstacle à leurs investigations dans ce dossier politiquement et diplomatiquement sensible, a appris Mediapart.

Il y a treize ans jour pour jour, le 8 mai 2002, quinze personnes dont onze employés français de la Direction des constructions navales (DCN) étaient tuées dans l’explosion d’un bus à Karachi, au Pakistan. Douze autres étaient grièvement blessées. Une forgerie policière de l’État pakistanais, sur laquelle la France a longtemps fermé les yeux, a fait accroire pendant des années que la mouvance Al-Qaïda était commanditaire de l’attentat. À tort.

Mais depuis 2008 et la perspective d’une nouvelle piste d’enquête mettant en cause cette fois l’appareil sécuritaire pakistanais, sur fond de corruption et de ventes d’armes, le juge Marc Trévidic semble connaître la malédiction de La Flûte d’Alfred de Vigny : « Tout homme a vu le mur qui borne son esprit ». Le mur des juges s’appelle ici « secret défense », ce bouclier juridique de l’État censé protéger les intérêts supérieurs de la nation mais parfois dévoyé pour empêcher la justice dans ses recherches.

Cela fait en effet plusieurs années que le juge, rejoint depuis peu dans le dossier par sa consœur Laurence Le Vert, cherche à obtenir des informations sur un dénommé Ali Ben Moussalem. Au fil des ans et de la procédure, Ben Moussalem (mort en 2004 à Genève) est apparu comme un possible protagoniste clé du dossier du fait de ses ramifications protéiformes, entre ventes d’armes étatiques et terrorisme international.

Né en 1940 à Najran, en Arabie Saoudite, Ben Moussalem a ainsi la particularité d’être cité dans les deux volets de l’affaire Karachi : financier – le procès de proches de MM. Balladur et Sarkozy devrait avoir lieu dans quelques mois – et terroriste. D’un côté, il est celui qui, main dans la main avec le gouvernement d’Édouard Balladur, a supervisé au milieu des années 1990 les détournements massifs d’argent sur trois ventes d’armes de l’État impliquant la DCN avec l’Arabie Saoudite (Mouette, Sawari 2 et Shola/Slbs). De l'autre, il fut soupçonné après le 11-Septembre par plusieurs centrales de renseignements, à commencer par la CIA, d’être lié au financement du terrorisme.

Marc Trévidic, l'un des deux juges en charge de l'affaire. Marc Trévidic, l'un des deux juges en charge de l'affaire. © Reuters

Surtout, il est celui qui a probablement perdu le plus d’argent, au-delà de 100 millions d’euros d’aujourd’hui en dépit de quelques compensations, après la décision de Jacques Chirac de mettre un terme, une fois président en 1995, aux versements des commissions occultes dues aux intermédiaires balladuriens dans les marchés saoudiens et pakistanais.

Ces derniers mois, les juges Trévidic et Le Vert ont multiplié les recherches sur Ben Moussalem. Mais ils ont buté soit sur la surprenante absence de documentation le concernant au sein des services secrets intérieurs, alors que l’un de leurs correspondants avait affirmé sur procès-verbal avoir transmis des informations sur l’attentat liées à Ben Moussalem, soit sur les témoignages d’anciens agents du contre-espionnage qui ont tous invoqué le secret défense pour ne rien dire, comme Mediapart l’a déjà raconté.

Le 4 décembre 2014, les deux juges ont saisi par écrit le ministre de l’intérieur, autorité de tutelle du contre-espionnage. « L’invocation du secret défense, en l’absence de tout document écrit formellement classifié, pose une question de principe. Un témoin pourrait ainsi décider de lui-même ce qui, à son avis, constitue une information classifiée qu’il ne pourrait pas transmettre au juge », se sont-ils d’abord plaints auprès de Bernard Cazeneuve. Avant de lui demander qu’il saisisse à son tour la Commission du secret défense (CCSDN) afin que, faute de documents, elle procède elle-même à l’audition des témoins taiseux en vue de la possible déclassification de leur déposition.

Le ministre de l'intérieur Bernard CazeneuveLe ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve © Reuters

Les juges, soutenus dans leur démarche par plusieurs parties civiles défendues par l’avocate parisienne Me Marie Dosé, s’appuient sur un article du Code de la défense pour justifier leur démarche. Celui-ci stipule en effet que « le président de la Commission peut mener toutes investigations utiles » et que « les membres de la commission sont autorisés à connaître de toute information classifiée dans le cadre de leur mission ». 

Mais en dépit du soutien du ministre de l’intérieur, les juges ont contre toute attente essuyé un refus catégorique de la présidente de la Commission du secret défense, Évelyne Ratte. « J’ai l’honneur de vous faire connaître que cette proposition qui aurait pour effet de contourner l’impossibilité de délier de leurs obligations des personnes astreintes au respect du secret de la défense nationale n’est ni prévue ni permise par les textes en vigueur et, à ce titre, n’est pas compatible en l’état du droit, avec les exigences de la procédure pénale », a-t-elle fait savoir sèchement dans un courrier daté du 9 février dernier.

Cette fin de non-recevoir a provoqué la colère de Me Dosé. Dans un courrier adressé à Évelyne Ratte, l’avocate dénonce l’« atteinte considérable à la manifestation de la vérité dans un dossier qui se heurte depuis plus d’une décennie au secret de la défense nationale ». « Les victimes que je représente sont particulièrement choquées (…) La Commission que vous présidez avait l’occasion de prouver, dans un dossier particulièrement sensible, qu’elle pouvait enfin faire usage d’un pouvoir d’investigation prévu par les textes dont elle n’use jamais », écrivait-elle.

Un mois plus tard, le 13 mars, les juges Trévidic et Le Vert étaient condamnés quant à eux à constater l’« impasse » dans laquelle ils se trouvaient, selon le terme d’un nouveau courrier adressé au ministre de l’intérieur. Mais aussi épais soient-ils, les murs qui ne se détruisent pas peuvent se contourner. C’est ainsi que les magistrats ont décidé de mettre en place une nouvelle stratégie procédurale. Du jamais vu dans les annales judiciaires.

En accord avec la place Beauvau, les juges ont rédigé un questionnaire spécifique destiné à chacun des témoins qui ont revendiqué le secret défense face à eux. Les réponses des intéressés seront transmises directement au ministre de l’intérieur, sans que les juges aient pu en prendre connaissance. « Ainsi les personnes concernées n’auront aucun motif d’arguer du secret de la défense nationale pour ne pas répondre aux questions posées », affirment Marc Trévidic et Laurence Le Vert dans leur courrier du 13 mars.

Selon le protocole mis en place dont Mediapart a pu prendre connaissance, le ministère de l’intérieur aura ensuite la charge de classifier les auditions secrètes. Lesquelles seront soumises à la Commission du secret défense, dont l’avis sur la déclassification (ou non) de documents n’est que consultatif. Comme la loi l’impose, il reviendra en dernier ressort au ministre de l’intérieur de lever le secret défense. Car on ne peut déclassifier que ce qui a été préalablement classifié... Et la boucle est bouclée.

D’après nos informations, les premiers questionnaires ont été envoyés cette semaine. Une demi-douzaine de personnes passées par la DST sont concernées : l’ancien directeur Jean-Jacques Pascal, l’ancien directeur-adjoint Raymond Nart, deux anciens gradés, Éric Bellemin-Comte (désormais en poste à l’Élysée) et Jean-Jacques Martini, ou un mystérieux officier traitant connu sous le pseudonyme de “Verger”.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Data Gueule : trous de balles et poudre aux yeux


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