C’est un mail qui ne peut qu’attirer l’attention du procureur de la République à Paris, surtout quand il instruit en même temps sur l’affaire Cahuzac. À l’été 2013, François Molins a eu la surprise de découvrir une curieuse correspondance dans le cadre de l’enquête préliminaire engagée sur le rachat du Printemps, suite à un signalement de l’intersyndicale (l’UGIT-CGT, la CFDT et la SaPP) de la chaîne de grands magasins : le 30 novembre 2012, le PDG du Printemps, Paolo de Cesare, écrivait un petit message en anglais censé être adressé à Jérôme Cahuzac, alors ministre du budget.
Le ton de l’échange entre les deux hommes est des plus chaleureux : « Voici quelques éléments sur mon déménagement en Suisse. Quand nous en parlerons la semaine prochaine, je pourrai apporter quelques éléments supplémentaires relatifs à ce mouvement. Merci, passe un bon week-end. Paolo » [traduit de l’anglais – ndlr]. Il joignait à ce courrier une étude de six pages du cabinet Schellenberg Wittmer étudiant les conditions de son exil fiscal en Suisse, les répercussions sur sa situation fiscale et son patrimoine.
Quelles relations entretenaient Jérôme Cahuzac et Paolo de Cesare ? Même s’ils étaient proches, est-il normal que le PDG du Printemps soumette au ministre du budget d’alors – qui a la haute main sur toutes les situations fiscales – son projet d’exil en Suisse, en vue manifestement d’obtenir des facilités de l’administration fiscale française ? Jérôme Cahuzac savait-il alors que Paolo de Cesare avait lui aussi mis en place un schéma de fraude fiscale en créant une holding à Singapour, nommée Maxpa Invest Pte, pour recevoir les 22 millions d’euros de bonus promis en cas de vente du Printemps et échapper ainsi à toute imposition ? Le ministre du budget d’alors surveillait-il la vente du Printemps au Qatar ? Et si oui, pourquoi ?
Toutes ces questions, et bien d’autres, restent aujourd’hui sans réponse. Depuis que le parquet de Paris a annoncé en août 2013 l’ouverture d’une enquête préliminaire sur les conditions de vente du Printemps, à la suite du signalement des syndicats, un épais silence s’est abattu sur le dossier. Des perquisitions ont bien été menées, en décembre 2013, dans les locaux de la direction des grands magasins. Depuis, plus rien. À plusieurs reprises, les membres de l’intersyndicale du Printemps, qui attendent d’avoir l’avis du parquet avant de déposer d’éventuelles plaintes, ont cherché à savoir où en était l’enquête préliminaire. Ils n’ont obtenu aucune réponse.
Deux ans après le premier signalement, le dossier du rachat du Printemps semble ainsi perdu dans les couloirs de la justice. Il n’a pas été transféré au pôle national financier, comme cela aurait pu se justifier, et reste dans les mains du parquet de Paris. Mais celui-ci n’a pris, semble-t-il, aucune décision. Il ne l’a pas classé mais n’a pas non plus désigné un juge d’instruction. Il erre dans l’état nébuleux d’enquête préliminaire.
Le rachat du Printemps ne manque pourtant pas de poser de nombreuses questions. Rarement, un dossier financier aura même été aussi fourni. Il plane sur cette opération – que Mediapart a révélée, preuves et documents à l’appui – des soupçons d’évasion et de fraude fiscale, de blanchiment, de commissions occultes, de corruption, le tout au travers de multiples sociétés écrans et de montages complexes passant tous, à un moment ou à un autre, par le Luxembourg.
Mme Chadia Clot, gérante du bras armé de la famille royale qatarie en France, French Properties – que l’on retrouve dans le dossier du rachat pipé de l’hôtel Vista, près de Menton –, a accepté de racheter 1,7 milliard d’euros la chaîne de grands magasins, ce qui représente une plus-value de 600 millions d’euros en cinq ans, totalement exonérés puisque payés au Luxembourg (voir notre enquête : Au bonheur du grand capital).
Bénéficiant d’une rémunération dépassant toutes les normes du CAC 40 en qualité de conseiller du groupe (plus de 11 millions d’euros par an), Maurice Borletti, ancien actionnaire du Printemps, s’est également vu promettre du Printemps, au bout de cinq ans, un management fee de 500 millions d’euros (lire notre article : L’inexplicable impunité du Qatar). Un intermédiaire, dont on ne connaît pas le rôle exact si ce n’est qu’il est proche de Mme Chadia Clot, s’est vu quant à lui promettre une commission de 45 millions d’euros au moment du rachat (lire notre article : Les millions de commissions promis par le Qatar). Pour sa part, le PDG du Printemps, Paolo de Cesare, a reçu l’engagement de toucher un bonus de 22 millions d’euros au moment de la vente et la société Borletti l’a aidé à constituer sa holding à Singapour pour éviter le fisc (lire notre article : Le PDG du Printemps loge son bonus à Singapour).
Depuis le début de l’enquête préliminaire, le parquet a en main tous les contrats, tous les montages, tous les noms des sociétés écrans. Alors, pourquoi le dossier reste-t-il au point mort ? Interrogé à plusieurs reprises, le parquet n’a pas répondu à nos questions. Est-ce parce que rien ne permet d’engager des poursuites judiciaires ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas le classer plus rapidement ? Est-ce parce que l’administration fiscale s’est emparée du dossier et a négocié, via sa cellule de dégrisement, quelques réparations pour oublier l’évasion fiscale ? Est-ce parce qu’il concerne de près les pratiques du Qatar, jugé intouchable ?
Le Qatar, il est vrai, est un ami. Depuis des années, des responsables politiques, de droite comme de gauche, multiplient les hommages et les services auprès de la famille royale. Certains n’hésitent pas à sacrifier quelques jours pour se rendre à Doha, sans doute pour admirer les courses de chameaux dans le désert.
Un mois après son élection en 2007, Nicolas Sarkozy s’est empressé de faire adopter une convention fiscale qui exonère les investissements qataris de toute fiscalité sur les droits de mutation, les plus-values, les dividendes et impôts fonciers. Le gouvernement socialiste s’est bien gardé de la remettre en cause. Il est vrai que les finances publiques françaises sont si abondantes que l’État peut bien se monter généreux. À l'automne dernier, un amendement porté par Valérie Rabault, rapporteur du budget, sommait Bercy de fournir un point de situation, rappelle un article de Sud-Ouest. « Le Parlement doit savoir ce que cela nous coûte », expliquait-elle. Bercy n’a toujours pas répondu à la demande de la parlementaire.
Entre-temps, le Qatar a acquis un patrimoine de luxe, allant du palace parisien Royal Monceau au Martinez à Cannes, en passant par un aller-retour sur le centre de conférence de l’avenue Kléber, évalué à 6 milliards d’euros, selon Reuters. Il est aussi devenu le soutien de l’équipe du PSG, le bienfaiteur de France Galop et du monde hippique (voir sur Mediapart le blog de Guy de la Brosse sur le malaise dans le monde des courses). Il est aussi, on l’oublie souvent, un des premiers actionnaires de Vinci, le premier groupe de BTP pour les partenariats public-privé, les concessions d’autoroutes et de parkings en France.
Toujours soucieux de ne pas déplaire à ce grand ami de la France, le gouvernement a envisagé, semble-t-il, de faire entrer quelques fonds du Qatar dans les sociétés de projet, prévues dans le cadre de la loi Macron. Ces sociétés doivent permettre à l’avenir à des investisseurs privés de prendre des participations dans des structures qui loueraient des équipements militaires à l’armée. Des PPP militaires en quelque sorte. L'idée a été repoussée dans le cadre de la révision de la loi de programmation militaire. Mais peut-être n'est-ce que momentané.
Toujours grâce à la loi Macron, le Qatar va aussi être parmi les premiers bénéficiaires de la loi sur l’ouverture le dimanche. Une loi spéciale boulevard Haussmann, comme l’ont dénoncé les syndicats. Car le premier ministre Manuel Valls a bien l’intention, contre l’avis de la maire de Paris, de classer en zone touristique ce boulevard où sont installés les Galeries Lafayette et le Printemps. Ce qui leur permettrait d’ouvrir non pas douze dimanches par an mais tous les dimanches de l’année ainsi que le soir jusqu’à minuit.
La députée PS Sandrine Mazetier avait demandé lors de la discussion si les responsables du Printemps allaient au moins, en contrepartie de cette faveur, payer leurs impôts en France. Emmanuel Macron a invoqué le secret fiscal pour ne pas lui répondre. La même parlementaire avait également posé une question écrite à Pierre Moscovici, alors ministre des finances, en juillet 2013, lui demandant « s’il disposait d’éclaircissements sur les conditions de la cession et sur les risques de fraude fiscale impliquant certains des acteurs de la transaction du Printemps ». Il ne lui a jamais été répondu non plus, contrairement à ce que prévoit le règlement de l’Assemblée.
Lundi 4 mai, François Hollande s'est rendu au Qatar pour signer la commande de 24 avions Rafale, d'un montant de 6,3 milliards d’euros – une commande évoquée depuis 2009. En contrepartie, le gouvernement français a accepté d'accorder à la Qatar Airways de nouveaux trafics aériens sur les aéroports de Lyon et de Nice, au détriment d’Air France. Dans ce contexte, le silence autour de la vente du Printemps va vraisemblablement être encore plus de mise. Il ne faut pas heurter ce si riche ami. On comprend en tout cas que la justice prenne son temps pour enquêter. Jusqu’à ce que le dossier soit totalement oublié ? Après tout, des centaines de millions de commissions, des soupçons de fraude fiscale, c'est tout de même bien moins grave que de voler une mobylette.
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